Origine des plantes cultivées/Préface

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Alphonse de Candolle
Préface
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PRÉFACE

La question de l’origine des plantes cultivées intéresse les agriculteurs, les botanistes et même les historiens ou les philosophes qui s’occupent des commencements de la civilisation.

Je l’ai traitée jadis dans un chapitre de ma Géographie botanique raisonnée ; mais cet ouvrage est devenu rare, et d’ailleurs des faits importants ont été découverts, depuis 1855, par les voyageurs, les botanistes et les archéologues. Au lieu de faire une seconde édition de mon travail, j’en ai rédigé un autre, complètement nouveau et plus étendu. Il traite de l’origine d’un nombre presque double d’espèces des pays tropicaux ou des régions tempérées. C’est à peu près la totalité des plantes que l’on cultive, soit en grand, pour des emplois économiques, soit fréquemment, dans les jardins fruitiers ou potagers.

Mon but a été surtout de chercher l’état et l’habitation de chaque espèce avant sa mise en culture. Il a fallu pour cela distinguer, parmi les innombrables variétés, celle qu’on peut estimer la plus ancienne, et voir de quelle région du globe elle est sortie. Le problème est plus difficile qu’on ne pourrait le croire. Dans le siècle dernier, et jusqu’au milieu de celui-ci, les auteurs s’en occupaient bien peu, et les plus habiles ont contribué à répandre des idées fausses. Je crois vraiment que les trois quarts des indications de Linné sur la patrie des plantes cultivées sont ou incomplètes ou erronées. On a répété ensuite ses assertions, et, malgré ce que les modernes ont constaté pour plusieurs espèces, on les répète encore dans des journaux et des ouvrages populaires. Il est temps de corriger des erreurs qui remontent quelquefois jusqu’aux Grecs et aux Romains. L’état actuel de la science le permet, à condition de s’appuyer sur des documents variés, dont plusieurs tout à fait récents ou même inédits, et de les discuter, comme cela se pratique dans les recherches historiques. C’est un de ces cas, assez rares, dans lesquels les sciences d’observation doivent se servir de preuves testimoniales. On verra qu’elles conduisent à de bons résultats, puisque j’ai pu déterminer l’origine de presque toutes les espèces, tantôt d’une manière certaine et tantôt avec un degré de probabilité satisfaisant.

Je me suis efforcé en outre de constater depuis combien de siècles ou de milliers d’années chaque espèce a été cultivée et comment la culture s’en est répandue dans différentes directions, à des époques successives.

Pour quelques plantes cultivées depuis plus de deux mille ans, et même pour d’autres, il arrive qu’on ne connaît pas aujourd’hui l’état spontané, c’est-à-dire sauvage, ou bien que cette condition n’est pas assez démontrée. Les questions de ce genre sont délicates. Elles exigent — comme la distinction des espèces — beaucoup de recherches dans les livres et les herbiers. J’ai même été obligé de recourir à l’obligeance de quelques voyageurs ou botanistes dispersés dans toutes les parties du monde, pour obtenir des renseignements nouveaux. Je les donnerai à l’occasion de chaque espèce, avec l’expression de ma sincère reconnaissance.

Malgré ces documents et en dépit de toutes mes recherches, il existe encore plusieurs espèces qu’on ne connaît pas à l’état spontané. Lorsqu’elles sont sorties de régions peu ou point explorées par les botanistes, ou quand elles appartiennent à des catégories de plantes mal étudiées jusqu’à présent, on peut espérer qu’un jour l’état indigène sera découvert et suffisamment constaté. Mais cette espérance n’est pas fondée quand il s’agit d’espèces et de pays bien connus. On est conduit alors à deux hypothèses : ou ces plantes ont changé de forme dans la nature comme dans la culture, depuis l’époque historique, de telle manière qu’on ne les reconnaît plus pour appartenir à la même espèce ; — ou ce sont des espèces éteintes. La lentille, le Pois chiche n’existent probablement plus dans la nature, et d’autres espèces, comme le Froment, le Maïs, la Fève, le Carthame, trouvées sauvages très rarement, paraissent en voie d’extinction. Le nombre des plantes cultivées dont je me suis occupé étant de 249, le chiffre de trois, quatre ou cinq espèces éteintes ou près de s’éteindre serait une proportion considérable, répondant à un millier d’espèces pour l’ensemble des végétaux phanérogames. Cette déperdition de formes aurait eu lieu pendant la courte période de quelques centaines de siècles, sur des continents où elles pouvaient cependant se répandre et au milieu de circonstances qu’on a l’habitude de considérer comme stables. On voit ici de quelle manière l’histoire des plantes cultivées se rattache aux questions les plus importantes de l’histoire générale des êtres organisés.

Genève, 1er  septembre 1882.