Origines des espèces animales et végétales/02

La bibliothèque libre.

HISTOIRE NATURELLE


GÉNÉRALE




ORIGINES DES ESPÈCES ANIMALES ET VÉGÉTALES.


II.


THÉORIE DE DARWIN[1].


I. De l’Origine des espèces, par C. Darwin, traduction de Mlle Royer. — II. De la Variation des animaux et des plantes sous l’action de la domestication, par C. Darwin, traduction de M. Moulinié. — III. L’Homme avant l’histoire, par sir John Lubbock, traduction de M. Barbier. — IV. De la Place de l’homme dans la nature, par Th. H. Huxley, traduction de M. Dally. — V. Mémoire sur les microcéphales ou hommes-singes, par C. Vogt. — VI. Animaux fossiles et géologie de l’Attique, par M. A. Gaudry.

I.


Darwin nous apprend lui-même comment il a été amené à s’occuper du problème des espèces, combien il a mis de temps à en chercher la solution. C’est en Amérique, et lorsqu’il faisait partie de l’expédition scientifique du Beagle[2], que son attention fut pour la première fois éveillée sur ce point par quelques observations de géographie zoologique et de paléontologie[3]. Dès 1837, il commença de recueillir les faits en rapport avec le sujet de ses méditations ; en 1844, il esquissa les conclusions qui lui apparaissaient comme les plus probables. C’est en 1858 seulement et à propos d’une communication de M. Wallace que, sur la demande d’amis communs, il fit imprimer pour la première fois quelques passages de ses manuscrits[4], Lorsque parut, l’année suivante, la première édition de son livre, Darwin ne la présenta au public que comme un extrait fort abrégé de ses immenses recherches ; il s’engageait à compléter les preuves plus tard. Il a commencé à remplir cette promesse par la publication de deux volumes sur la Variation des animaux et des plantes sous l’influence de la domestication. Si j’insiste sur ces détails, ce n’est pas précisément pour rappeler un historique connu de tous les lecteurs de Darwin, c’est surtout pour montrer la consciencieuse persévérance apportée par l’auteur dans l’édification de son œuvre, pour faire ressortir l’esprit qui a présidé à ce vaste travail. Ce sont des faits que le savant anglais, déjà si riche de son propre fonds, a demandés à tous ses confrères, à toutes les branches de la science. Ces faits se pressent dans le livre où Darwin a exposé l’ensemble de ses idées ; ils sont bien plus multipliés encore dans ses publications récentes, dans ses mémoires. C’est dire combien l’analyse de cet ensemble de travaux serait difficile, si je cherchais en ce moment à faire autre chose que de préciser la doctrine générale et d’en indiquer quelques-unes des principales applications.

Constatons d’abord les limites entre lesquelles Darwin a très formellement circonscrit le champ de ses recherches ; il se distingue par là de quelques-uns des écrivains dont on l’a souvent rapproché. Robinet et de Maillet rattachaient leurs spéculations à tout un système de philosophie ou de cosmogonie. Lamarck omettait, il est vrai, ce dernier point de vue ; mais il cherchait à expliquer la nature même de la vie, admettait des générations spontanées, continuelles, et trouvait dans les êtres simples journellement engendrés le point de départ des organismes animaux et végétaux actuels et futurs. En outre il s’efforçait de montrer que tous les penchans, les instincts, les facultés, observés chez les animaux et chez l’homme lui-même ne sont que des phénomènes dus à l’organisation. En d’autres termes, l’auteur de la Philosophie zoologique prétendait remonter aux origines et aux causes premières. Telle n’est pas l’ambition de Darwin. « Je dois déclarer, dit-il, que je ne prétends point rechercher les origines premières des facultés mentales des êtres vivans, pas plus que l’origine de la vie elle-même. » Quant à la génération spontanée, voici comment il s’exprime en opposant sa doctrine à celle de Lamarck : « J’ai à peine besoin de dire ici que la science dans son état actuel n’admet pas en général que des êtres vivans s’élaborent encore de nos jours au sein de la matière inorganique. » Il se sépare ici de son illustre prédécesseur. En revanche, il s’en rapproche par ses doctrines physiologiques générales. Bien qu’ayant émis récemment des idées toutes personnelles sur le mode de formation des êtres, Darwin est en réalité épigéniste, comme l’était Lamarck, comme le sont tous les physiologistes modernes[5]. Par là, il se sépare radicalement de de Maillet, de Robinet, dont toutes les hypothèses reposent sur celle de la préexistence des germes, et il est vraiment difficile de comprendre comment on a pu comparer ses conceptions aux leurs.

Comme Lamarck aussi, dès le début de son livre, Darwin signale la variabilité de l’espèce chez les animaux et les végétaux domestiques ou sauvages, et les faits généraux sur lesquels il appelle l’attention sont ceux-là mêmes qu’invoquait le naturaliste français, c’est-à-dire l’existence de nombreuses espèces douteuses, la difficulté qu’on rencontre souvent à distinguer l’espèce de la variété, la présence de nombreuses variétés héréditaires dans nos fermes, dans nos basses-cours, dans nos jardins, dans nos vergers. Toutefois Lamarck, préoccupé avant tout des problèmes de la méthode naturelle et des rapports des êtres vivans entre eux, mêle à ses études sur la variabilité des considérations étrangères à cette question, et les espèces sauvages l’entraînent d’abord. Darwin, tout entier à son sujet, étudie en premier lieu les espèces domestiques, c’est-à-dire celles où le fait qu’il s’agit de mettre hors de doute est le plus évident, le plus incontestable. Par cela même, il s’est montré à la fois plus logique et plus précis que son prédécesseur. Là est en effet le point de départ obligé de toutes les recherches analogues à celles dont il s’agit ici. Darwin l’a si bien compris que c’est encore par l’histoire des êtres soumis à l’empire de l’homme qu’il a commencé la publication de ses preuves détaillées. Le premier chapitre du livre sur l’origine des espèces est devenu un ouvrage en deux volumes où l’auteur étudie les phénomènes de la variation chez les animaux et les plantes sous l’influence de la domestication. L’analyser ici serait impossible ; il suffira d’ailleurs d’un exemple pour montrer la nature des questions générales et le nombre immense de questions spéciales soulevées par cet ordre de recherches.

Le pigeon est un des animaux les plus anciennement domestiqués, et il a en outre attiré de tout temps l’attention des amateurs. D’après M. Birch, cité par Darwin, on reconnaît les pigeons parmi les mets d’un repas servi sous la quatrième dynastie égyptienne, c’est-à-dire il y a cinq ou six mille ans environ. Au temps de Pline, de riches amateurs recherchaient les plus belles races avec un soin extrême, et la généalogie des pigeons était alors aussi régulièrement tenue à Rome que celle des chevaux l’est de nos jours en Angleterre. Plus tard, Akber-Kan, au milieu de ses triomphes, se livrait avec passion à l’élevage de ces oiseaux, se faisait suivre partout de volières portatives, et surveillait lui-même le croisement des diverses races. Ce goût se retrouve chez les Persans et chez les autres Orientaux, à Ceylan, en Chine, au Japon. En Europe, on constate des faits de même nature. Avant de se passionner pour les tulipes, les Hollandais s’étaient occupés des pigeons, et on compte aujourd’hui en Angleterre de nombreux clubs d’éleveurs de ces mêmes oiseaux. Londres seul en a trois.

Quelle que soit l’idée qu’on se fasse des causes qui altèrent les formes animales, on ne sera pas surpris qu’une espèce adoptée ainsi par les hommes de loisir, de caprice et de mode présente de nombreuses variations. Aussi les races sont-elles fort nombreuses chez les pigeons. Darwin en compte cent cinquante, et déclare ne pas les connaître toutes. Nul pourtant mieux que lui n’est au courant de la question. Il l’a étudiée sous toutes ses faces. Non content de s’être affilié à deux des clubs de Londres, il a profité du retentissement de ses premiers écrits pour obtenir des colonies anglaises les plus éloignées des spécimens de races très diverses, et a formé ainsi une collection certainement unique dans le monde. Ces recherches, poursuivies pendant plusieurs années, ont permis à Darwin de préciser la nature et l’étendue des différences qui distinguent les races colombines. Elles montrent que ces différences ne s’arrêtent pas à la surface du corps et aux formes extérieures, mais qu’elles atteignent jusqu’au squelette. Je me borne à signaler les plus saillantes en laissant de côté les diverses nuances de coloration. La disposition des grandes plumes des ailes et de la queue change ; sur ce dernier point, le nombre varie de 12 à 42 ; le bec s’allonge, se courbe et se rétrécit, ou bien s’élargit et se raccourcit presque du simple au triple ; il est nu ou recouvert d’une énorme membrane comme boursouflée ; les pieds sont grands et grossiers ou petits et délicats ; le crâne entier présente d’une race à l’autre dans ses contours généraux, dans les proportions et les rapports réciproques des os, des variations qui frappent au premier coup d’œil ; ces mêmes rapports se modifient si bien pour l’ensemble du squelette, que dans la station et la marche le corps est tantôt presque horizontal, tantôt à peu près exactement vertical ; les côtes sont deux et trois fois plus larges dans certaines races que dans d’autres, qui semblent en revanche perdre un de ces arcs osseux ; le nombre des vertèbres varie dans les deux régions postérieures du corps. En résumé, l’importance de ces différences est telle que, si l’on eût trouvé à l’état sauvage et vivant en liberté la plupart des races de pigeons, les ornithologistes n’auraient certainement pas hésité à les considérer comme autant d’espèces séparées devant prendre place dans plusieurs genres distincts.

En présence de faits aussi nets, le grand problème que soulèvent toutes nos espèces domestiques avec leur cortège de races et de sous-races se pose tout entier. Faut-il voir dans nos pigeons les représentans de plusieurs espèces sauvages restées distinctes dans la nature, mais dont les descendans domestiques sont aujourd’hui confondus sous une dénomination commune parce que le souvenir de leur origine multiple est tombé dans l’oubli ? ou bien faut-il les accepter comme étant issus d’une seule espèce et comme différant au point que nous avons vu parce que les caractères primitifs de cette espèce se sont profondément altérés sous la pression des circonstances ? Buffon, Cuvier, s’étaient posé ces questions, et les avaient résolues dans le même sens. Tous deux avaient regardé le biset (columba livia) comme la souche principale de nos races colombines ; mais tous deux avaient cru ne pouvoir expliquer la multiplicité, la diversité de ces races que par l’intervention d’une ou de plusieurs autres espèces. Darwin n’a pourtant pas hésité à se prononcer en sens contraire, à affirmer que tous nos pigeons descendent du biset seul, et, pour quiconque aura suivi attentivement les raisonnemens et les faits apportés à l’appui de cette conclusion, il sera évident qu’elle est incontestable. C’est là un résultat des plus considérables. En mettant hors de doute que plus de cent formes animales transmissibles par voie de reproduction normale peuvent dériver d’une forme spécifique unique, Darwin a rendu à la science un service signalé, et que tous les naturalistes devront reconnaître pour tel, quelles que soient leurs opinions ou leurs théories.

Comment l’homme a-t-il transformé le biset en pigeon-paon, en grosse-gorge, en messager ? Éleveurs et naturalistes sont depuis longtemps d’accord sur ce point. La sélection, c’est-à-dire le choix des reproducteurs, a été le procédé universellement mis en usage. C’est elle qui depuis les temps les plus reculés a enfanté, on peut le dire, presque toutes nos races domestiques, et produit des résultats qu’il eût été impossible de prévoir au début. Bien longtemps avant notre ère, en Chine et en Palestine comme aujourd’hui au Groenland ou en Cafrerie aussi bien qu’en France et en Angleterre, l’éleveur a marié ensemble les individus de même espèce qui se distinguaient quelque peu de leurs frères et répondaient le mieux à ses besoins ou à ses caprices. À vrai dire, le sauvage, comme nos agriculteurs illettrés, agit sans but bien défini. Tout au plus les uns et les autres cherchent-ils à retrouver dans les fils les qualités des parens ; mais, guidés par les mêmes motifs, ils continuent à agir de même. De là il résulte qu’en vertu de la loi développée par Lamarck, et sur laquelle Darwin insiste avec juste raison, ils ajoutent sans s’en douter différences à différences. Les produits vont s’écartant de plus en plus du type primitif, et après un certain nombre de générations l’éleveur se trouve avoir créé une race parfaitement distincte de la souche originelle. Cette sélection inconsciente, comme la nomme Darwin, joue encore aujourd’hui, mais a surtout joué jadis un rôle des plus actifs dans la multiplication des types dérivés. Bien tard seulement et presque de nos jours, au moins en Europe, des savans, des éleveurs, ont mis à profit les enseignemens ressortant d’une expérience séculaire. Les Daubenton, les Bakewell, les Collins, les sir John Sebright, se sont proposé des buts bien définis et ont établi pour les atteindre des règles dont une expérience journalière atteste l’exactitude. Nos expositions agricoles témoignent chaque année des prodiges réalisés par cette sélection consciente, raisonnée, et nous pouvons dire avec Yonatt que, grâce à elle, « l’homme appelle à la vie quelque forme qu’il lui plaise. »

La réalisation artificielle de ces formes dans nos races domestiques nous éclaire-t-elle sur l’origine des espèces, c’est-à-dire sur les causes qui ont donné aux animaux, aux végétaux sauvages, les caractères qui les distinguent ? Oui, répond Darwin. Si l’espèce varie entre nos mains, c’est uniquement parce qu’elle est fondamentalement variable. Or les forces naturelles peuvent et doivent, dans des circonstances données, remplacer l’action de l’homme et produire des résultats analogues. Le temps aidant, ces résultats doivent devenir même plus marqués. Voilà comment ont pris naissance les espèces présentes. Les animaux, les végétaux que nous connaissons, ne sont que les dérivés d’êtres qui les ont précédés et qui ne leur ressemblaient pas. Des phénomènes de transformation s’accomplissent journellement sous nos yeux ; nous en trouvons la preuve dans ces variétés, dans ces espèces douteuses, causes de tant d’incertitudes pour les naturalistes. « Toute variété bien tranchée doit être considérée comme une espèce naissante, » et, pour l’ébaucher et la parachever, la nature emploie le même procédé que l’homme, — la sélection. — Ici nous touchons au vif de la doctrine de Darwin, à ce qui lui appartient le plus exclusivement en propre. Dans les faits invoqués par l’auteur anglais, dans la manière dont il est conduit à considérer les variétés et les races naturelles, nous retrouvons, il est vrai, le langage de Lamarck et de bien d’autres. Dans le rôle attribué à la sélection naturelle reparaît une pensée très nettement formulée par M. Naudin ; mais celui-ci, nous l’avons vu, s’était borné à une indication générale. Darwin au contraire a envisagé la question sous toutes ses faces ; il a montré les causes et les résultats de cette sélection, il a étayé sa solution de preuves nombreuses empruntées à des faits précis. Les droits de M. Wallace mis à part, — et Darwin est le premier à faire cette réserve, — c’est à juste titre que la théorie de la sélection naturelle doit être considérée comme lui appartenant en entier.

Cette théorie repose sur un fait très général, très frappant, mais dont la signification et les conséquences avaient été méconnues, l’extrême disproportion qui existe chez les animaux et les végétaux entre le chiffre des naissances et celui des individus vivans. Toute espèce tend à se multiplier en suivant une progression géométrique dont la raison est exprimée par le nombre des enfans qu’une mère peut engendrer dans le cours de sa vie. C’est, a-t-on dit avec raison, la loi de Malthus appliquée non plus seulement à l’homme, mais à tous les êtres vivans. Si une seule espèce obéissait librement à cette loi, elle aurait rapidement envahi la terre. Darwin cite l’éléphant, qui n’a qu’un petit à la fois, et suppose en outre que chaque femelle ne produit que trois couples de jeunes en quatre-vingt-dix ans. Au bout de cinq siècles, 15 millions d’individus n’en seraient pas moins descendus de la paire primitive. Peut-être cette argumentation eût-elle frappé davantage, si l’auteur avait pris pour exemple un animal de très petite taille, par exemple le puceron. Des données recueillies par Bonnet et d’autres naturalistes, il résulte que, si pendant un été les fils et petits-fils d’un seul puceron arrivaient tous à bien et se trouvaient placés à côté les uns des autres, à la fin de la saison ils couvriraient environ quatre hectares de terrain. Évidemment, si le globe entier n’est pas envahi par les pucerons, c’est que le chiffre des morts dépasse infiniment celui des vivans. Enfin il est clair que, si la multiplication des morues, des esturgeons, dont les œufs se comptent par centaines de mille, n’était arrêtée d’une manière quelconque, tous les océans seraient comblés en moins d’une vie d’homme.

L’équilibre général ne s’entretient, on le voit, qu’au prix d’innombrables hécatombes, et la cause de celles-ci se trouve dans ce que Darwin a appelé la « lutte pour l’existence. » Sous l’impulsion des seules lois du développement, tout être, animal ou plante, tend à prendre et à conserver sa place au soleil, et, comme il n’y en a pas pour tout le monde, chacun tend à étouffer, à détruire ses concurrens. De là naît la guerre civile entre animaux, entre végétaux de même espèce, la guerre étrangère d’espèce à espèce, de groupe à groupe. À peu près constamment d’ailleurs, la plante, l’animal, ont à se défendre contre quelques-unes des conditions d’existence que leur fait le monde inorganique lui-même, à lutter contre lui et contre les forces physico-chimiques. En définitive, tout être vivant est en guerre avec la nature entière.

La lutte pour l’existence entraîne des luttes directes sur lesquelles il est inutile d’insister ; elle occasionne aussi ce qu’on peut appeler des luttes indirectes, et produit des alliances et des hostilités involontaires résultant des rapports nombreux et complexes qui relient parfois et rendent solidaires les êtres les plus différens. Darwin cite à ce sujet un exemple aussi curieux que frappant lorsqu’il montre comment la fécondité des champs de trèfle et des plates-bandes de pensées dépend du nombre des chats vivant dans le voisinage. Il faut ici se rappeler que la fécondation des végétaux se fait souvent par l’entremise des insectes, qui, tout en butinant pour eux-mêmes, vont porter d’une fleur à l’autre le pollen dont leurs poils se sont couverts. Il faut savoir encore que certaines fleurs sont visitées seulement par certaines espèces d’insectes. Or Darwin s’est assuré que les trèfles et les pensées ne reçoivent la visite que des bourdons. Par conséquent, plus ceux-ci seront nombreux, plus sûrement s’accomplira la fécondation de ces deux plantes ; mais le nombre des bourdons dépend en grande partie de celui des mulots, qui font une guerre incessante à leurs nids. À leur tour, ceux-ci sont chassés par les chats. À chaque mulot mangé par ces derniers, un certain nombre de nids de bourdons échappe à la destruction, et leurs larves, devenues insectes parfaits, iront féconder trèfles et pensées. Ces végétaux se trouvent donc avoir par le fait les chats pour alliés et pour ennemis les mulots dans la grande bataille de la vie.

La lutte pour l’existence est évidente, et, comme on le sait, bien souvent sanglante chez les animaux ; elle n’est ni moins réelle ni moins meurtrière chez les plantes. Nos chardons ont envahi les plaines de la Plata, jadis occupées uniquement par des herbes américaines ; ils y couvrent aujourd’hui à peu près seuls des étendues immenses et qui se mesurent par lieues carrées. En revanche, Darwin a appris de la bouche du regrettable Dr Falconner que certaines plantes américaines importées dans l’Inde s’étendent aujourd’hui du cap Comorin jusqu’à l’Himalaya. Dans les deux cas, les espèces indigènes ont évidemment succombé devant une véritable invasion étrangère. Sans sortir de chez nous et de nos champs ou de nos jardins, il serait facile d’observer des faits entièrement semblables, bien que se passant sur une moindre échelle ; mais voici une expérience de Darwin qui montre clairement combien est rude la lutte entre végétaux d’ailleurs fort voisins les uns des autres. Sur un espace de trois pieds sur quatre où avaient été réunies, grâce à des soins spéciaux, vingt espèces différentes de plantes à gazon, neuf disparurent entièrement étouffées par leurs compagnes peu après qu’on eut discontinué ces soins.

La lutte pour l’existence est donc un fait général, incessant. Sous le calme apparent de la plus riante campagne, du bosquet le plus frais, de la mare la plus immobile, elle se cache ; mais elle existe, toujours la même, toujours impitoyable. Il y a vraiment quelque chose d’étrange à arrêter sa pensée sur cette guerre sans paix, sans trêve, sans merci, qui ne s’arrête ni jour ni nuit, et arme sans cesse animal contre animal, plante contre plante. Il y a quelque chose de plus étrange encore et de vraiment merveilleux à voir naître de ce désordre même les harmonies du monde organisé, tant de fois chantées par les poètes, si justement admirées par les penseurs.

Il est aisé de comprendre que le plus grand nombre des combattans succombe dans une pareille mêlée, et les chiffres cités plus haut attestent qu’il en est bien ainsi. Or il est impossible d’attribuer la victoire des survivans à une suite de hasards heureux qui les auraient protégés durant toute leur vie. Évidemment ils doivent leur salut à quelques avantages spéciaux dont manquaient ceux qui sont restés sur le champ de bataille. La lutte pour l’existence a donc pour résultat de tuer tous les individus inférieurs à n’importe quel titre, de conserver ceux qui doivent à une particularité quelconque une supériorité relative. C’est là ce que Darwin a appelé la « sélection naturelle. » On voit que celle-ci n’est pas une théorie. C’est un fait, et un fait dont la généralité est confirmée chaque jour, à toute heure. Bien loin de répugner à l’esprit, il se présente avec un caractère de nécessité et comme la conséquence inévitable de tous ceux que je viens de citer. Cela même donne à l’action qu’il peut exercer quelque chose de fatal et d’inflexible qui rappelle les forces du monde inorganique.

L’action exercée à la longue par la sélection naturelle est facile à prévoir. Elle résulte de la loi d’accumulation des petites différences par voie d’hérédité, loi proclamée par Darwin avec la même insistance que par Lamarck, et dont la pratique journalière des éleveurs, des cultivateurs, atteste la vérité, la généralité. Dans chacune des générations qui se succèdent sous l’empire des mêmes conditions d’existence, les mêmes qualités, les mêmes particularités d’organisation, sont nécessaires à chaque individu pour se défendre contre tous les autres et contre le monde extérieur. Ceux-là seulement résistent qui possèdent ces qualités, ces particularités au plus haut degré. À chaque fois par conséquent, l’organisme fait un pas de plus dans une voie qui lui est tracée d’avance, et dont il ne peut s’écarter ; il obéit à ce que Darwin nomme la loi de divergence des caractères. Il s’éloigne donc de plus en plus du point de départ, et en vient à différer d’abord légèrement, puis d’une façon plus tranchée, de l’organisme primitif. Ainsi prennent naissance, selon Darwin, non-seulement les variétés et les races, mais encore les espèces elles-mêmes, qui ne sont pour lui que des variétés ou des races perfectionnées. J’accepte entièrement la première partie de ces conclusions ; mais j’espère démontrer que dans la dernière l’éminent naturaliste force la signification des faits précédens, et ne tient pas un compte suffisant d’autres faits non moins généraux, non moins précis. Toutefois je n’hésite pas à reconnaître dès à présent combien la doctrine que j’aurai à combattre est séduisante pour les esprits les plus positifs, grâce à la solidité des bases sur lesquelles elle semble reposer.

La sélection naturelle ou artificielle développe les caractères, elle ne les fait pas naître. Quelle est donc la cause de ces traits individuels, parfois d’abord très peu marqués, mais qui, s’accusant davantage de génération en génération, finissent par distinguer nettement le petit-fils de l’ancêtre ? D’où proviennent surtout ces brusques écarts que Darwin me semble avoir un peu négligés, qui tout à coup, sans cause appréciable, donnent à des parens des fils qui ne leur ressemblent pas, et qui transmettent à leur descendance leurs caractères exceptionnels ? En d’autres termes, quelle est la cause immédiate des déviations premières dans un type spécifique donné ? Comme les naturalistes et les penseurs de tous les temps, Darwin s’est posé cette question ; avec ses devanciers les plus célèbres, il n’a pas hésité à reconnaître combien elle est encore obscure pour nous. Néanmoins il a cru pouvoir attribuer une influence sérieuse et dans la plupart des cas prépondérante à une altération plus ou moins profonde des fonctions dans les appareils reproducteurs eux-mêmes. À ce point de vue, la modification subie par le descendant ne ferait qu’accuser et traduire le trouble anatomique et fonctionnel préexistant chez ses père et mère. J’aurai plus tard à discuter cette opinion, comme aussi à montrer que Darwin a fait une trop faible part à l’influence des agens physiques, aux réactions de l’organisme. Il n’indique pas même ces dernières, et semble parfois refuser aux premières toute puissance d’adaptation. Or il sera facile de montrer au contraire que, dans certains cas où nous pouvons suivre la filiation et les effets des causes immédiates, ces actions et réactions exercent une influence évidente, et ont précisément pour résultat de mettre l’être transformé en harmonie avec le milieu qui lui a imposé des conditions d’existence nouvelles.

Comme Lamarck, Darwin voit dans l’usage habituel et dans le défaut d’exercice des organes deux puissantes causes de variation. Il insiste principalement sur la dernière, et explique par le concours de l’inertie fonctionnelle et de la sélection la disparition plus ou moins complète des ailes chez certains insectes, celle des yeux chez quelques animaux de diverses classes. Il ne va pas ici au-delà du savant français, et emploie même ordinairement comme lui le mot « d’habitude ; » mais il redevient lui-même lorsqu’il appelle l’attention du lecteur sur les « corrélations de croissance. » Par cette expression, il désigne ce fait fort curieux, que certaines modifications réalisées dans un appareil ou un organe entraînent à peu près constamment des changemens plus ou moins sensibles dans d’autres appareils, dans d’autres organes sans relation apparente avec les premiers. Il a vérifié expérimentalement un certain nombre de faits de cette nature chez les pigeons ; il en rappelle quelques autres signalés déjà par des naturalistes antérieurs, mais qui étaient restés isolés. En groupant ces divers résultats, il en tire une conclusion générale qui a dans sa théorie de très fréquentes applications. Les corrélations de croissance, telles que les entend Darwin, ne sont pas du reste un phénomène isolé. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire avait déjà reconnu que quelque chose d’analogue se passe chez les monstres ; Cuvier avait insisté sur les harmonies organiques ; de tout temps, les physiologistes se sont occupés des sympathies qui se manifestent entre les organes fort éloignés et en apparence entièrement étrangers l’un à l’autre, la membrane du nez et le diaphragme par exemple. Ce sont là autant de faits du même ordre, et qui tous proclament les rapports intimes qu’ont entre elles toutes les parties du même être vivant.

La compensation et l’économie de croissance de notre auteur se rattachent à la même donnée générale. « Afin de dépenser d’un côté, dit-il avec Goethe, la nature est forcée d’économiser de l’autre, » et il cite plusieurs exemples d’animaux ou de plantes qui montrent, à côté de l’exagération d’un organe, l’amoindrissement ou tout au moins l’état stationnaire d’un autre. Que la sélection intervienne, la loi d’accumulation accroîtra ces différences, et il se formera des races distinctes. Il est évident que les types nouveaux s’écarteront des types originels à la fois par l’amoindrissement des organes progressivement réduits et par le développement des appareils graduellement développés. C’est une application particulière du principe que Geoffroy Saint-Hilaire appelait la loi du balancement des organes, loi que tout montre être aussi vraie en physiologie qu’en anatomie et en tératologie.

Ainsi, selon Darwin, une influence primitive exercée par le père ou la mère sur le germe naissant et l’habitude quelque peu aidée par les actions de milieu engendrent d’abord des variations plus ou moins locales que la corrélation et la compensation de croissance multiplient encore. Parmi les caractères nouveaux résultant de ces diverses causes, les uns sont propres à aider l’individu dans la lutte pour l’existence, d’autres lui sont nuisibles, un certain nombre peuvent être indifférens. Ces derniers n’ont évidemment aucune influence sur la destinée de l’être ; mais on comprend qu’il ne saurait en être de même des autres. Les premiers lui assurent la victoire dans la bataille de la vie, les seconds entraînent inévitablement sa perte. Nous en revenons ainsi à la sélection, puis à l’hérédité, qui confirment et développent de génération en génération ces caractères différentiels. On voit que le résultat général doit être un perfectionnement progressif analogue à celui qu’admettait Lamarck, mais bien plus logiquement motivé. « On peut dire par métaphore que l’élection naturelle scrute journellement, à toute heure et à travers le monde entier, chaque variation, même la plus imperceptible, pour rejeter ce qui est mauvais, conserver et ajouter tout ce qui est bon, et qu’elle travaille ainsi partout et toujours, dès que l’opportunité s’en présente, au perfectionnement de chaque être organisé par rapport à ses conditions d’existence organiques et inorganiques. »

La dernière phrase de ce passage me semble avoir été oubliée par quelques-uns des plus dévoués disciples de Darwin. Elle est pourtant essentielle, en ce qu’elle implique une réserve importante que l’auteur du reste a formulée un peu plus loin. Le darwinisme, a-t-on dit, est la doctrine du progrès, et on lui en a fait un titre de gloire ; il prouve, a-t-on ajouté, que la nature perfectionne sans cesse son œuvre en ne confiant la reproduction des êtres qu’aux plus forts, aux mieux doués. Cette conséquence est au moins exagérée. En tout cas, la supériorité dont il s’agit ici est toute relative, elle est subordonnée aux conditions d’existence, en d’autres termes, au milieu. Or un caractère qui, considéré en lui-même et à notre point de vue, constitue une véritable supériorité, peut devenir inutile et même nuisible dans certaines circonstances. La réciproque est également vraie. À parler d’une manière générale, l’animal dont tous les sens sont bien développés est supérieur à celui qui est privé de la vue. Pourtant à quoi serviraient les yeux les plus perçans à ces reptiles, à ces poissons, à ces insectes, vivant au fond des cavernes de la Carniole ou de l’Amérique à l’abri de toute lumière ? N’est-il pas préférable pour eux que la part d’activité physiologique nécessaire au développement de ces organes soit reportée sur les sens de l’ouïe ou du toucher en vertu de la loi de compensation et d’économie ? La souris, la seule espèce de son genre qu’aient connue les anciens, a dû à sa petitesse même de survivre à l’invasion du rat noir apporté d’Orient par les navires des croisés. Plus tard, quand le surmulot est venu à son tour, vers le milieu du dernier siècle, attaquer ses deux congénères, il a promptement exterminé le rat noir, presque son égal en taille et en force, tandis qu’il n’a pu atteindre la faible et petite souris, abritée par les retraites étroites où ne pouvait pénétrer son grand et robuste ennemi. Il est aisé de comprendre que des faits analogues doivent être extrêmement multipliés dans la nature, plus même que ne semble l’admettre Darwin. Qu’on en déduise les conséquences en leur appliquant la loi d’accumulation des différences par l’hérédité, et on reconnaîtra combien est logique cette déclaration expresse du savant anglais : « Il est très possible que l’élection naturelle adapte graduellement un être à une situation telle que plusieurs de ses organes lui soient inutiles. En ce cas, il y aura pour lui rétrogradation dans l’échelle des organismes. »

Darwin revient ailleurs sur cette pensée, et invoque en particulier à l’appui de ses dires les espèces animales aveugles que je rappelais tout à l’heure. Il se rencontre ici avec Lamarck et dans l’idée et dans les exemples. Nous voilà ramenés aux transformations régressives du naturaliste français. Ce n’est pas à mes yeux un des moindres mérites de la théorie que j’expose. Le mot de progrès séduit aisément les esprits qui, se plaçant exclusivement au point de vue de l’homme et le prenant pour norme, ne comprennent la marche en avant que dans un sens unique. Or il n’en est pas ainsi dans la nature, pas plus dans le monde organisé que dans le monde inorganique. Il n’y a ni haut ni bas dans l’ensemble des corps célestes, nos antipodes marchent sur leurs pieds aussi bien que nous. Chez les animaux et les plantes, les espèces dites supérieures ne sauraient exister dans les conditions où prospèrent par myriades des êtres regardés comme inférieurs. Ceux-ci sont donc plus parfaits que les premiers relativement à ces conditions. Or la lutte pour l’existence et la sélection naturelle ont avant tout pour résultat forcé de satisfaire le mieux possible aux conditions d’existence, quelles qu’elles soient. Sans doute, si l’on accepte toutes les idées de Darwin, il a du se manifester dans l’ensemble une complication croissante des organismes, une spécialisation progressive des fonctions et des facultés ; mais le contraire a dû inévitablement se passer aussi bien des fois. À tout prendre, le darwinisme est bien moins la doctrine de ce que nous appelons le progrès que celle de l’adaptation.

Là même se trouve un des argumens les plus plausibles proposés par Darwin pour mettre d’accord avec sa théorie l’existence du nombre infini des espèces inférieures et la persistance de certaines formes. De là aussi l’on déduit aisément l’explication d’un fait important reconnu d’abord par les botanistes, dont la zoologie fournirait de nombreux exemples, et qui sert à son tour à en expliquer plusieurs autres : c’est qu’une espèce présente d’autant plus de variétés ou de races qu’elle occupe une aire géographique plus considérable et qu’elle compte un plus grand nombre de formes dérivées de son type. On comprend en effet que, pour lutter avec avantage contre les conditions variées résultant d’une grande extension comme pour prendre le dessus dans une région donnée, les représentans d’une espèce doivent posséder à un degré supérieur la plasticité organique et physiologique que Darwin admet comme Lamarck et M. Naudin. Il résulte encore de la loi d’adaptation que la lutte pour l’existence est inévitablement plus violente entre les êtres les plus rapprochés par leur organisation, et que les chances seront en faveur de ceux qui pourront se plier à quelques conditions de vie moins rudement disputées. Ce qui est vrai pour les espèces l’est également pour les groupes, qu’il s’agisse de genres ou de familles. On comprend combien ces faits généraux auront d’influence sur la distribution et la succession des êtres. On comprend en particulier que la diversité des caractères chez les habitans d’une même région est une des conditions les plus favorables à la multiplicité des espèces, la lutte pour l’existence diminuant de violence par cela seul que chacune d’elles, adaptée à ses conditions particulières de vie, n’a pas de raisons pour empiéter sur ses voisines. Enfin il ressort de ce qui précède une conséquence sur laquelle Darwin insiste plusieurs fois. L’espèce, le genre possédant un maximum de plasticité organique accusé par le grand nombre des formes qui les représentent, devront inévitablement avoir l’avantage dans la grande bataille de la vie. À eux donc seront réservées ces grandes conquêtes dont le règne végétal lui-même a fourni des exemples frappans.

Pour Darwin, ce travail de simple adaptation ou de perfectionnement se fait « insensiblement et en silence. Nous ne voyons rien de ces lentes et progressives transformations, ajoute-t-il, jusqu’à ce que la main du temps les marque de son empreinte en mesurant le cours des âges, et même alors nos aperçus à travers les incommensurables périodes géologiques sont si incomplets que vous voyons seulement une chose, c’est que les formes vivantes sont différentes aujourd’hui de ce qu’elles étaient autrefois. » À bien des reprises, Darwin revient comme Lamarck sur l’extrême lenteur de l’action élective, et parfois dans des termes qui rappellent presque ceux de la Philosophie zoologique. Il admet en outre que la sélection naturelle n’agit souvent qu’à de longs intervalles, qu’elle n’atteint à la fois qu’un très petit nombre des habitans d’une même région. Ici l’auteur est-il bien d’accord avec ses prémisses ? C’est ce que nous examinerons plus tard ; mais du moins il rend ainsi compte plus aisément d’un certain nombre de faits paléontologiques, et dans l’appréciation des rapports généraux il n’a pas besoin d’aller aussi loin que Lamarck, qui ne voyait en somme dans les êtres vivans que des individus plus ou moins isolés.

Les principes précédens entraînent un certain nombre de conséquences secondaires qui complètent la doctrine, et permettent d’interpréter un grand nombre de faits de détail. La plupart se rattachent aux lois de l’hérédité, dont le rôle dans les phénomènes dont il s’agit ici est en effet prépondérant. Par exemple, Darwin admet que les caractères d’une utilité transitoire accumulés chez les parens non-seulement se transmettent comme les autres, mais encore apparaissent à la même époque de la vie et au moment précis où ils peuvent servir. C’est ce que l’on pourrait appeler la loi d’hérédité à terme fixe. Il distingue encore de la sélection naturelle générale ce qu’il nomme la sélection sexuelle. On sait que dans presque toutes les espèces il s’élève chaque année entre les mâles des luttes excitées par la rivalité. Ces luttes sont souvent de vrais combats, comme chez le cerf, chez certains poissons. Elles peuvent être aussi des plus paisibles et revêtir le singulier caractère d’un concours dont les femelles sont juges. Ainsi, à l’époque des amours, certains oiseaux, le merle de la Guyane, les oiseaux de paradis, s’assemblent en grandes troupes. Alors chaque mâle fait parade de tous ses avantages, étale ses plumes et prend les poses les plus étranges, jusqu’à ce que les femelles aient fait leur choix. Or, violentes ou pacifiques, ces luttes ont le même résultat. Quoique survivant d’ordinaire à leur défaite, les vaincus ne contribuent que rarement à la propagation de l’espèce, et les vainqueurs transmettent à leurs descendans leurs caractères de supériorité. L’élection sexuelle vient, on le voit, en aide à la sélection proprement dite, et c’est elle surtout qu’on peut regarder comme étant essentiellement un élément de progrès. Les plus forts, les mieux armés, les plus beaux, ont seuls ici l’avantage, et, sans rien changer au type, leur influence tend sans cesse à le fortifier, à l’embellir.

Acceptons pour le moment toutes les idées de notre auteur, et voyons comment plusieurs espèces bien distinctes sortent, comme d’une souche commune, d’une espèce primitive unique. Nous supposons que celle-ci compte un nombre considérable de représentans occupant une aire géographique très étendue, par conséquent plus ou moins accidentée et nourrissant un grand nombre d’autres espèces. Les effets du grand nombre et de l’extension pourront ainsi se manifester. Chaque individu devra soutenir la lutte pour l’existence non-seulement contre le monde physique et contre les espèces étrangères, mais encore contre ses propres frères, doués des mêmes aptitudes et ayant à satisfaire aux mêmes besoins. Quelque semblables au début qu’on suppose tous ces êtres de même espèce, des nuances surgiront bientôt parmi eux. L’habitant des plaines contractera d’autres habitudes que celui des montagnes ; celui que le hasard aura fait naître dans un marécage subira des influences de climat opposées à celles qu’imposent des sables arides. Chez tous, d’inévitables altérations physiologiques survenant dans des organes reproducteurs modifieront quelque peu les caractères premiers. Dès lors la sélection naturelle, peut-être quelque peu indécise d’abord, s’accentuera davantage. Or il est clair que les conditions de supériorité varieront dans des circonstances physiques diverses aussi bien qu’au milieu d’espèces faibles et inoffensives ou agressives et robustes. Par conséquent les « caractères élus, » comme les appelle Darwin, différeront. De là autant de têtes de séries divergentes distinctes, dans chacune desquelles l’hérédité accumulera les petites différences produites par les mêmes causes. Ces séries iront donc s’écartant de plus en plus, s’adaptant de mieux en mieux aux conditions d’existence individuelles. L’élection sexuelle différenciera les sexes, et par la supériorité des pères assoira et perfectionnera les caractères des fils. Ce travail sera lent ; des milliers de générations seront nécessaires pour caractériser les simples variétés, les races. Dans certaines séries, les changemens s’arrêteront à ce point, les modifications réalisées suffiront pour établir l’harmonie nécessaire entre les représentans de ces variétés ou de ces races et le milieu où elles vivent. D’autres séries pousseront plus loin leurs transformations, toujours pour atteindre le même but, pour adapter les organismes aux conditions d’existences ambiantes, et, à force de s’écarter du point de départ, elles s’isoleront à l’état d’espèces distinctes. Telle est, selon Darwin, la marche ordinaire des choses ; mais, si par exception une espèce, une variété, se trouvent dès leur apparition en harmonie avec le milieu qui les entoure, elles ne changent pas ou ne changent que très peu aussi longtemps que ce milieu reste le même. Darwin rend sensible ce mouvement de transformation et la succession des variétés (races) aboutissant à des espèces par une figure très simple composée de lignes qui s’élèvent en divergeant, et se ramifient à partir du point de départ représentant l’espèce primitive. Une de ces lignes s’élevant verticalement et sans ramifications figure les espèces qui n’ont pas varié parce qu’elles se sont trouvées d’emblée adaptées à leurs conditions d’existence.

Les descendans d’une espèce variable emportent toujours et nécessairement l’empreinte du type spécifique premier. Lorsqu’ils en sont arrivés à former un nombre quelconque d’espèces distinctes, ce cachet qui leur est commun établit entre elles d’évidentes affinités. Elles formeront donc un genre très naturel. Or chacune d’elles à son tour peut reproduire des phénomènes analogues et donner naissance par voie de descendance modifiée à de nouveaux groupes d’espèces formant de même autant de genres. Il est évident que ceux-ci, tout en élargissant leurs rapports, n’en conserveront pas moins de nombreux traits communs. De l’ensemble résultera donc une famille. Les espèces et les genres composant celle-ci reproduiront ce qui s’est passé ; la famille grandira et en enfantera de nouvelles. Un ordre sera constitué. Nous arriverions ainsi à la classe, à l’embranchement, au règne lui-même. Alors pourquoi s’arrêter ? En présence des rapports étroits et nombreux que montrent les derniers représentans du règne animal et du règne végétal, en présence des êtres ambigus que la science n’a su encore placer avec certitude ni dans l’un ni dans l’autre, comment séparer d’une manière radicale les deux grandes divisions de l’empire organique ? Aussi, quoique paraissant hésiter à admettre la conclusion dernière de sa doctrine, Darwin a été irrésistiblement entraîné à la formuler. Il lui était impossible en effet, à moins d’ébranler dans ses fondemens tout l’édifice si habilement élevé, de ne pas accepter ce qu’il appelle un prototype primitif, ancêtre commun des animaux et des plantes. Que pouvait être ce premier père de tout ce qui vit ? L’auteur se borne à l’indiquer comme ayant pu être une forme inférieure intermédiaire entre les deux règnes ; mais quiconque aura suivi attentivement sa pensée fera un pas de plus, et dira que cette forme devait être la plus simple, la plus élémentaire possible. La cellule, le globule de sarcode ou de cambium, isolés, mais organisés, vivans, doués du pouvoir de se multiplier, soumis par conséquent à la lutte pour l’existence et à la sélection, voilà d’où le darwinisme fait descendre de transmutations en transmutations les mousses comme les zoophytes, le chêne comme l’éléphant.


II.


Telle est en résumé la doctrine de Darwin. Je n’hésite pas à le répéter, pour qui accepte certaines hypothèses que je discuterai plus tard et un mode d’argumentation qu’il me faudra combattre, pour qui oublie certains faits que j’aurai à rappeler, cette doctrine est des plus séduisantes. Dans ses prémisses, elle présente à un haut degré le cachet de la science moderne ; elle ne marche qu’appuyée sur les faits. Si plus tard elle s’égare, c’est qu’il était impossible de ne pas le faire en cherchant à traiter un pareil sujet. L’auteur marche d’ailleurs logiquement de déductions en déductions, accumulant ce qu’il regarde comme des preuves directes, en cherchant de nouvelles dans les applications faites à l’histoire du passé et du présent des deux règnes organiques comme à celle des individus. Souvent on est surpris de l’accord curieux qui existe entre la théorie et la réalité ; souvent des phénomènes jusqu’ici inexpliqués viennent se placer comme d’eux-mêmes dans le cadre tracé d’avance. Cette théorie est bien éloignée des conceptions un peu vagues de Geoffroy Saint-Hilaire, qui admettait seulement les transformations brusques accomplies pendant la période embryonnaire ; elle s’écarte presque autant de celles de Bory de Saint-Vincent, qui rattachait toutes les modifications des êtres organisés aux actions du milieu physico-chimique, sans rien dire du mécanisme de ces actions. Elle présente au contraire de sérieux et nombreux rapports avec celle de Lamarck, dont elle se distingue pourtant par plusieurs points essentiels. Darwin et Lamarck partent tous deux des phénomènes de variation observés dans les espèces domestiques ou sauvages, et les attribuent aux mêmes causes physiologiques ; tous deux constatent la dégradation progressive que présentent dans leur ensemble les êtres organisés ; tous deux concluent que le point de départ de ces êtres doit se trouver soit dans un petit nombre de formes, soit dans une forme unique, extrêmement simple, ayant engendré toutes les autres par des transformations successives s’accomplissant avec une lenteur à peu près infinie. Les protoorganismes de l’un ressemblent beaucoup au prototype de l’autre ; mais Darwin prend l’existence de cet ancêtre primitif comme un fait primordial remontant à l’origine des choses, qui ne s’est pas reproduit et qu’il ne cherche pas à expliquer. Lamarck, lui, admet la génération spontanée actuelle, incessante, et par suite voit naître de nos jours encore ces corpuscules gélatineux ou mucilagineux capables d’engendrer des animaux et des plantes. Pour expliquer leur transformation organique et la succession des espèces, il a recours à la nature, aux fluides subtils, à l’influence exercée par l’animal sur lui-même sous l’empire du désir ou du besoin, en un mot à ces assertions à la fois hypothétiques et vagues qu’on lui a justement reprochées. Au contraire, rien de plus net que les faits invoqués par Darwin et auxquels il demande la solution du grand problème des espèces. Il en exagère sans doute la signification, et se trouve par là même entraîné à une foule d’hypothèses inadmissibles ; mais, l’exagération admise et le mode d’argumentation accepté, il faut reconnaître que le savant anglais fait preuve d’une étendue, d’une sûreté de savoir vraiment remarquables, et que ses réponses à certaines objections sont parfaitement justes.

Je ne puis m’expliquer, par exemple, comment on a pu nier la lutte pour l’existence et la sélection naturelle. La première se traduit par des chiffres, et il dépend pour ainsi dire de nous de savoir ce qu’elle coûte annuellement à une espèce donnée. Bien loin d’être en contradiction avec ce que nous savons du monde organique, elle se présente à l’esprit comme un fait inévitable, fatal, qui a dû se produire dès l’origine des choses, partout et toujours. C’est là ce qu’oublient parfois quelques naturalistes parmi ceux mêmes qui, à des degrés divers, se déclarent partisans des doctrines de Darwin. Ainsi M. Gaudry, disciple, il est vrai, assez indépendant de son maître, dans le remarquable ouvrage où il a ressuscité pour nous la faune fossile de Pikermi, trace un tableau charmant de ce que devaient être pendant la période tertiaire ces terres de nos jours à demi désertes. Avec ce sentiment de poésie grave qu’inspire presque toujours une science élevée, il nous fait sentir vivement les harmonies de cette antique nature. Cinq espèces de grands chats, deux petits carnassiers jouant le rôle de nos fouines et de nos putois, étaient chargés de « tempérer ce que la fécondité des herbivores avait d’excessif. » Ceux-ci formaient la très grande majorité de la faune. Les pachydermes, les ruminans, y étaient richement représentés. D’innombrables antilopes appartenant à diverses espèces distinctes paissaient à côté des hipparions, de deux espèces de mastodontes, de deux espèces de girafes, que dominait de toute sa masse le gigantesque dinothérium, le plus grand des mammifères terrestres qui ait jamais vécu. « Ce géant du vieux monde, à la fois puissant et pacifique, que nul n’avait à craindre, que tous respectaient, était vraiment la personnification de la nature calme et majestueuse des temps géologiques… Ainsi, ajoute M. Gaudry, il n’y avait pas concurrence vitale ; tout était harmonie, et celui qui règle aujourd’hui la distribution des êtres vivans la réglait de même dans les âges passés. »

Pas de concurrence ! pas de lutte pour l’existence ! Hélas ! un pareil âge d’or n’a jamais été possible. Oublions, si l’on veut, ces carnassiers qui tempéraient ce que la fécondité des herbivores a d’excessif par des procédés évidemment semblables à ceux qu’emploient encore les tigres et les lions ; négligeons les conditions diverses imposées au règne végétal tout entier par le climat, par l’atmosphère, par le sol ; ne parlons pas des luttes entre plantes, quelque incessantes qu’elles aient dû être alors comme aujourd’hui ; la paix régnait-elle pour cela ? Ces verdoyantes prairies que se disputaient les représentans de cette ancienne faune n’étaient-elles pas en guerre perpétuelle précisément avec ces pacifiques herbivores dont M. Gaudry a retrouvé les restes ? Ces herbivores eux-mêmes échappaient-ils à la lutte ? Non. La rareté, l’absence même de tout être destructeur par nature n’arrête pas la bataille de la vie. Pour que celle-ci existe, il n’est nullement nécessaire qu’il y ait des mangeurs et des mangés. Elle a certainement régné à Pikermi comme ailleurs. En somme, cette terre ressemblait assez à ces grandes solitudes de l’Afrique australe dont Le Vaillant, Livingstone, Delegorgue, ont tracé de si magnifiques tableaux. Entre l’Orange et le Zambèze, le mastodonte et l’hipparion sont représentés, peut-on dire, par l’éléphant et le couagga. Des troupeaux composés de milliers d’antilopes errent encore dans ces solitudes. Or un voyageur français, Delegorgue, nous apprend ce qui se passe lors des migrations des euchores. Les bandes en sont si nombreuses que les têtes de colonne seules profitent de la végétation luxuriante du pays ; le centre achève de brouter ce qui reste ; les derniers rangs ne trouvent plus qu’une terre nue, et sous les étreintes de la faim jalonnent la route de cadavres. Voilà bien la lutte pour l’existence chez une de ces espèces que nous prendrions pour type de l’animal inoffensif, et la voilà d’autant plus terrible, comme l’a justement dit Darwin, qu’elle s’exerce entre des êtres semblables, ayant par conséquent à satisfaire les mêmes besoins. Voilà aussi la sélection naturelle apparaissant comme la conséquence forcée de cette lutte. Chez les euchores, les plus forts, les plus agiles, gagnent la tête, repoussant en arrière les faibles, les alourdis. Les plus dures conditions d’existence incombent ainsi à ceux-là mêmes qui peuvent le moins résister : leur mort devient inévitable, et l’épuration du troupeau en est le résultat.

Bien que reconnaissant l’exactitude de ces faits, quelques naturalistes ont vivement critiqué le terme de sélection et le rapprochement établi par Darwin entre ce qui se passe dans la nature et les procédés mis en œuvre par les éleveurs. C’est, a-t-on dit, prêter aux forces naturelles une sorte de spontanéité raisonnée qu’on ne saurait admettre. Sans doute ; mais le savant anglais a répondu d’avance en signalant le premier ce que l’expression a de métaphorique. Quant au rapprochement lui-même, il est parfaitement fondé. Entre la lutte qui tue et l’éleveur qui d’une manière quelconque empêche les individus les moins parfaits de concourir à la production, il n’y a pas grande différence ; parfois la similitude est complète. Un cheval hongre, un bœuf, un mouton, un chapon, tout en conservant leur vie individuelle et continuant à rendre des services à leur propriétaire, n’en sont pas moins morts pour l’espèce. À ce point de vue, les seuls individus survivans sont ceux que nous appelons étalon, taureau, bélier, coq. M. Naudin, Darwin, ont eu raison d’assimiler notre sélection intelligente et raisonnée à l’élimination qu’entraîne nécessairement le jeu des forces organiques et inorganiques. Seulement tous deux se sont mépris quant au résultat final, et n’ont pas fait une assez large part à l’intelligence. J’espère montrer qu’une fois engagé dans cette voie l’homme a fait plus que la nature.

On ne saurait donc contester ni la sélection ni les suites qu’elle entraîne lorsqu’il s’agit des formes et des fonctions organiques ; mais peut-on admettre qu’elle existe et agisse de la même manière sur le je ne sais quoi que nous appelons l’instinct ? Darwin s’est posé cette question, et l’a naturellement résolue dans le sens de l’affirmative. Ici encore on ne peut qu’adopter sa manière de voir dans une certaine limite. En fait, les instincts sont variables comme les formes. Nous voyons chaque jour, sous l’empire de la domestication, les instincts naturels s’effacer, se modifier, s’intervertir. Certainement aucun des ancêtres sauvages de nos chiens ne s’amusait à arrêter le gibier ; le sanglier, devenu domestique, a perdu ses habitudes nocturnes. Dans la nature même et sous l’empire de conditions d’existence nouvelles, nous constatons des faits analogues. Troublés dans leurs paisibles travaux, les castors se sont dispersés et ont changé leur genre de vie ; ils ont remplacé leurs anciennes cahutes par de longs boyaux percés dans la berge des fleuves : d’animal sociable et bâtisseur qu’il était, le castor est devenu animal solitaire et terrier. Les instincts sont d’ailleurs héréditaires, et la loi d’accumulation se constate aisément à ce sujet. Le proverbe « bon chien chasse de race » exprime une vérité scientifique qu’eussent au besoin mise hors de doute les expériences de Knight. Il n’est pas d’ailleurs besoin d’insister sur l’utilité de certains instincts. Darwin a donc pu très logiquement leur appliquer toute sa théorie, admettre l’acquisition graduelle de chaque faculté mentale et prévoir l’époque où la psychologie, guidée par ce principe, reposera sur des bases toutes nouvelles. En définitive, pour qui croit que la cellule primitive a pu se transformer au point de devenir anatomiquement et physiologiquement une abeille, un coucou, un castor, il n’est pas plus difficile d’admettre qu’elle ait acquis les instincts qui de tout temps ont attiré sur ces animaux l’attention des naturalistes. Malheureusement c’est ici qu’il me faut abandonner un auteur avec lequel on aimerait à être jusqu’au bout en communauté de croyances. Sans doute l’espèce est variable, sans doute, en présence des faits qui s’accumulent chaque jour, on doit reconnaître que ses limites de variation s’étendent bien au-delà de ce qu’ont admis quelques-uns des plus grands maîtres de la science, Cuvier par exemple ; mais rien n’indique jusqu’ici qu’elle soit transmutable. Partout autour de nous des races naissent, se développent et disparaissent ; nulle part on n’a montré une espèce engendrée par une autre espèce, un type plus élevé sorti d’un type inférieur. C’est ce pouvoir de transmutation sans limites attribué aux types organiques que je ne saurais accepter, qu’il s’agisse de l’organisme matériel, des manifestations physiologiques ou des instincts ; mais je tiens à suivre encore Darwin dans les applications de sa théorie. Ce n’est pas la partie la moins curieuse ni la moins attrayante de son œuvre.

Et d’abord constatons que, malgré les analogies incontestables existant entre les conceptions de Lamarck et de Darwin, le rapprochement des faits et des conséquences logiques des deux théories met tout d’abord en évidence la supériorité du naturaliste anglais. Lorsque avec l’auteur de la Philosophie zoologique on admet une génération spontanée toujours agissante et par conséquent une incessante genèse, il est bien difficile de s’expliquer comment le nombre des types fondamentaux a toujours été si restreint, comment il est resté constant pendant les myriades de siècles que suppose, dans toute théorie admettant la variation lente, la formation des espèces actuelles et des espèces éteintes. L’apparition successive et la filiation des types de classes, telles qu’il les conçoit, s’accordent peu avec certains faits paléontologiques. Il en est tout autrement dans la théorie de Darwin. Celle-ci expliquerait assez bien de quelle façon l’ordre admirable que nous constatons de nos jours s’est établi comme de lui-même dès le début, et maintenu à travers les âges. L’identité des conditions d’existence premières, la simplicité organique originelle, rendent compte d’une manière plausible du petit nombre des types primordiaux, règnes et embranchemens. La complication croissante des organismes ressort comme une conséquence forcée de ces premiers changemens et de la lutte pour l’existence. De la filiation ininterrompue des espèces et des deux lois de divergence et de continuité, il résulte non moins impérieusement que tout type réalisé dans ses traits généraux ne saurait désormais s’effacer d’une manière absolue dans aucun de ses représentans, que ses dérivés les plus éloignés en conservent toujours l’empreinte fondamentale et ne sauraient passer à un autre. C’est là un fait important. Telliamed admet la transformation individuelle des poissons en oiseaux ; Lamarck fait descendre ces derniers des reptiles ; de pareilles déviations sont impossibles dans les idées de Darwin. Eût-il acquis le vol de l’aigle, tout animal qui compterait un poisson ou un reptile bien caractérisé parmi ses ancêtres ne pourrait jamais être l’allié même des canards ou des pingouins ; il resterait attaché à l’une ou à l’autre des classes inférieures des vertébrés. Pour retrouver l’origine des trois types, il faudrait remonter jusqu’à un ancêtre commun dont l’organisme encore indécis ne réalisait ni l’un ni l’autre. Cette conséquence directe des observations sur lesquelles repose toute la doctrine darwinienne pourrait être appelée la loi de caractérisation permanente. Elle a été parfois oubliée par quelques-uns des plus fervens disciples du savant anglais, et pourtant la supprimer, ce serait ôter à sa doctrine un de ses étais les plus puissans, car elle peut seule résoudre une foule de questions que soulève l’étude générale des êtres organisés dans le présent aussi bien que dans le passé ; seule elle peut donner jusqu’à un certain point une explication de l’ordre admirable du monde organique. Ce principe enlevé, toute cause de coordination disparaîtrait, et il faudrait admettre que les transformations, livrées à tant de causes d’écart, n’ont produit que par un pur hasard ce tout harmonieux qu’étudient les naturalistes, qu’admirent les penseurs.

À l’époque où Lamarck écrivait sa Philosophie zoologique, il était à la rigueur excusable de méconnaître les problèmes posés par la paléontologie naissante. Il ne saurait en être de même aujourd’hui que les faunes éteintes nous sont connues au moins dans ce qu’elles ont de général. Toute doctrine de la nature de celles que nous examinons ici doit avant tout nous donner la clé de ce passé. Or, à voir les choses en bloc et au premier coup d’œil, celle de Darwin semble satisfaire à cette condition d’une manière remarquable. Depuis longtemps, les paléontologistes ont admis que la création animée a été en se perfectionnant des anciens temps jusqu’à nos jours. Agassiz, appliquant cette donnée aux représentans d’une même classe, a soutenu que les espèces éteintes rappelaient à certains égards les embryons des espèces actuelles. Il y a certainement de l’exagération et plus d’apparence que de réalité dans cette manière de voir ; mais le fait seul qu’un homme aussi éminent qu’Agassiz ait cru pouvoir la soutenir donne une idée des rapports existant entre les êtres organisés que nous voyons et ceux qui les précédèrent à la surface du globe. Ajoutons que les espèces éteintes viennent toutes se ranger très naturellement à côté ou dans le voisinage des espèces vivantes. Pour les distribuer d’une manière méthodique, il n’a pas été nécessaire d’imaginer des nomenclatures, des classifications nouvelles. Pour trouver une place à tous les animaux fossiles découverts jusqu’ici, on n’a pas eu à créer une seule classe de plus. En revanche, ils ont comblé une foule de lacunes et rempli bon nombre de blancs dans celles qui existaient déjà. Les espèces éteintes et les espèces vivantes apparaissent donc comme les parties intégrantes d’un même système de création, réunissant par des rapports au fond toujours identiques le passé et le présent du monde organisé. Ces faits généraux s’accordent avec la théorie que j’ai exposée.

Un autre fait sur lequel Darwin a appelé l’attention, et qu’ont mis hors de doute les travaux de nos plus célèbres paléontologistes, est l’étroite parenté qui relie parfois dans une même contrée les vivans et les morts. Les faunes fossiles tertiaires de certaines régions présentent en effet avec la faune de nos jours des affinités d’autant plus frappantes que cette dernière est plus exceptionnelle. L’Australie avec ses marsupiaux, l’Amérique méridionale avec ses édentés, la Nouvelle-Zélande avec ses singuliers et gigantesques oiseaux, sont autant d’exemples remarquables de ce que Darwin appelle la loi de succession des types. Il est évident que ce n’est qu’un cas particulier, mais très curieux, de la loi de caractérisation permanente, maintenant à un haut degré le cachet d’un type donné pendant le développement d’espèces nouvelles, de genres nouveaux, et à travers les changemens subis par la croûte du globe.

Il est des faits d’une tout autre nature que la théorie doit également expliquer. Les types secondaires, simples modifications de types d’ordre ou de classe, sont loin de se propager toujours ainsi. On les voit au contraire se succéder et se remplacer, tantôt d’une manière progressive et lente, tantôt presque subitement ; une fois éteints, ils ne reparaissent plus. Il en est de même des espèces, et c’est de là que viennent l’importance et la sûreté des renseignemens que l’étude des fossiles fournit aux géologues. Or la sélection naturelle et la lutte pour l’existence rendent aisément compte de l’extinction soit des espèces isolées, soit des groupes les plus nombreux. Sans même faire intervenir aucun élément étranger, il est clair que, dans une région donnée, l’une et l’autre ont assuré aux individus qui se modifiaient pour mieux s’adapter aux conditions d’existence, à leurs descendans qui s’isolaient et se transformaient en espèces, une supériorité de plus en plus marquée sur les espèces qui ne changeaient pas. Celles-ci, devenues inférieures au point de vue de l’adaptation, ne purent donc que succomber et être remplacées par des formes nouvelles. En pareil cas, la substitution dut s’accomplir progressivement et peu à peu. Elle put au contraire être brusque à la suite d’une invasion analogue à celles dont les animaux et les plantes de nos jours fournissent des exemples ; mais il faut alors supposer que les espèces conquérantes s’étaient formées ailleurs, car toute apparition subite d’un type ou d’une espèce comptant d’emblée de nombreux représentans est en désaccord complet avec les fondemens mêmes de la doctrine darwinienne.

Ces changemens dans les faunes paléontologiques embrassent parfois le monde entier, et semblent s’être accomplis à la même époque. En outre les types de remplacement présentent dans les deux mondes et dans les deux hémisphères la plus frappante analogie. Par exemple, les mollusques de la craie d’Europe ont leurs termes correspondans dans les deux Amériques, à la Terre-de-Feu, au cap de Bonne-Espérance et dans l’Inde. Les espèces ne sont pas identiques ; mais elles appartiennent aux mêmes familles, aux mêmes genres, aux mêmes sous-genres, et parfois les mêmes détails caractéristiques se retrouvent dans les deux mondes. Cette transformation simultanée des formes organiques, ce parallélisme des faunes a vivement excité l’attention des paléontologistes. De pareils phénomènes, disent MM. d’Archiac et de Verneuil, « dépendent des lois générales qui gouvernent le règne animal tout entier ; » ils posent évidemment à la science un problème des plus intéressans. Eh bien ! encore ici la théorie de Darwin peut s’accorder avec les faits. Il suffit d’admettre avec lui que sur un point donné du globe existait aux époques dont il s’agit une famille, un genre même dominant sur une contrée étendue, composé d’espèces à la fois très nombreuses et facilement variables, capables par conséquent de s’adapter aisément aux milieux les plus divers. Un pareil groupe devra inévitablement s’étendre de proche en proche et en tout sens. Ses représentans, rapidement perfectionnés, détruiront et remplaceront les espèces locales, et ne s’arrêteront que devant des barrières infranchissables, telles qu’en présenteraient les terres pour des espèces marines. Dans ces migrations lointaines, et par suite des conditions d’existence qu’elles rencontreront, les espèces du groupe conquérant se modifieront sans doute, la loi d’adaptation tirera de ce fonds commun une foule d’espèces nouvelles ; mais la loi de caractérisation maintiendra des rapports fondamentaux entre les genres et les familles qu’elles engendreront à leur tour, et quand leurs descendans auront repeuplé le globe, ils porteront encore dans leurs traits caractéristiques le cachet de cette origine commune.

Ces modifications de toute sorte, ces migrations en tout sens, s’accomplissaient, selon Darwin, pendant que le globe lui-même subissait les révolutions dont sa croûte solide a conservé les traces et passait par diverses alternatives de climat. Le monde organique recevait évidemment le contre-coup des événemens géologiques, et son évolution régulière en était inévitablement troublée. Un continent effondré laissait isolées l’une de l’autre deux faunes jusque-là en contact ; un confinent soulevé pouvait être peuplé à la fois de différens côtés et recevoir ainsi des représentans de faunes précédemment bien distinctes ; une période glaciaire amenait au cœur de régions naturellement tempérées ou même chaudes des espèces des pays froids qui plus tard pouvaient se séparer, les unes se retirant sur le sommet des montagnes, les autres fuyant vers le pôle quand la température se réchauffait de nouveau. L’état présent n’est que la résultante de tout ce passé si complexe. Cette conséquence de la doctrine darwinienne n’est pas une des moins frappantes. L’imagination est vivement frappée par ce tableau de la continuité et de la corrélation des phénomènes, par cette solidarité des premiers débuts et de ce qui pour nous est la fin des choses, par cette étroite connexion du globe et des êtres vivans qu’il nourrit. Ajoutons que la distribution des faunes et des flores semble encore ici confirmer la théorie par certains faits généraux. Telle est en particulier la différence parfois très grande que présentent les productions de contrées offrant d’ailleurs des conditions d’existence identiques. Les lois de l’hérédité comprises à la façon de Darwin, les grandes migrations accomplies sous la condition de la lutte pour l’existence et de la sélection naturelle, expliquent ce fait très naturellement. Telle est encore l’influence des barrières naturelles arrêtant les migrations ou forçant à d’immenses détours les espèces envahissantes, qui se modifient en route, et s’écartent d’autant plus de la forme originelle que le voyage est plus long.

De cet ensemble de causes et d’effets jouant à leur tour le rôle de causes résulterait très naturellement l’un des traits les plus saillans de la distribution des êtres, je veux parler de ces grandes aires botaniques ou zoologiques nommées par la plupart des naturalistes centres de création. Darwin a désigné par cette expression le lieu d’origine de chaque espèce. Il a montré que sa théorie conduit à regarder chacune d’elles comme ayant été d’abord cantonnée et n’ayant pu s’étendre que par voie de migration. Or, les genres ayant pris naissance comme les espèces, l’aire occupée par chacun d’eux a dû d’abord être continue. La descendance de plus en plus modifiée d’un petit nombre de genres dominans a donc envahi de proche en proche les régions voisines, emportant partout avec elle l’empreinte des types originels. Ainsi s’expliquent les analogies remarquables, la ressemblance générale des êtres qui peuplent les plus grands centres de création, un continent, une mer. Les conditions d’existence variant d’ailleurs de l’un à l’autre dans l’ensemble et entraînant des exigences d’adaptation différentes, on comprend que chaque grand centre devra différer des autres, alors même que les types premiers qui ont peuplé à l’origine chacun d’eux eussent été voisins. La migration de types isolés, les conditions locales, peuvent avoir aisément entraîné l’apparition des types spéciaux. L’Australie, l’Amérique du Sud, l’Afrique australe, présentent à un remarquable degré tous ces caractères.

Ces continens, placés dans le même hémisphère et à peu près sous les mêmes parallèles, possèdent au moins par place des conditions d’existence fort semblables ; les phénomènes d’adaptation devaient donc offrir une certaine analogie et engendrer des êtres présentant des rapports assez étroits. Ici encore les faits concordent avec les inductions théoriques. Darwin cite l’agouti, la viscache, comme représentant dans l’Amérique du Sud nos lièvres et nos lapins, — l’ému, l’autruche, le nandou, comme reproduisant des formes analogues en Australie, en Afrique et en Amérique. Il aurait pu citer encore tous les marsupiaux de l’Australie, dont le type se modifie de manière à répéter pour ainsi dire dans cette série particulière les grandes divisions des autres mammifères, et l’on voit que la doctrine de Darwin justifie aisément ce parallélisme. Elle rend également compte d’un autre fait non moins important. Une contrée, centre de création très distinct quand il s’agit d’un groupe animal, peut fort bien se fondre dans les régions voisines lorsque l’on étudie un groupe différent. À ne considérer que la classe des mammifères, l’Australie est un centre des plus isolés ; il en est de même de la Nouvelle-Zélande, si l’on s’en tient au groupe des oiseaux. Pour qui s’occupe des insectes au contraire, elles doivent être réunies entre elles et à la Nouvelle-Guinée[6]. Le développement successif des types généraux, le peuplement par migrations tel que l’entend le savant anglais, auraient pu le faire prévoir.

Les espèces, les groupes de tout rang distribués à la surface du globe, ont entre eux des rapports multiples et variés dont la connaissance constitue le fond de la méthode naturelle telle que l’entendait Cuvier. C’est ici surtout que la doctrine de Darwin est faite pour entraîner les naturalistes. Certainement elle interprète bien mieux qu’aucune autre ces rapports et en explique l’origine. Ajoutons seulement qu’en substituant l’idée de filiation et de parenté réelle à la notion d’affinité et de simple voisinage, Darwin accroît de beaucoup l’intérêt déjà si grand qui s’attache à cet ordre de recherches. Il se rencontre ici parfaitement avec Lamarck, et il est à regretter qu’il n’ait pas suivi l’exemple de son devancier en dressant le tableau généalogique des groupes principaux du règne animal, ou tout au moins en faisant l’application de ses idées à un certain nombre de types. Mlle Royer, dans quelques-unes des nombreuses notes où elle a fait preuve souvent d’un vrai savoir, l’a complété sur ce point. Partant de la classe des poissons, l’habile interprète de Darwin voit naître au sein des eaux des poissons volans, pères des reptiles volans de l’ancien monde et de nos oiseaux actuels, des poissons rampans, qui se transformèrent en reptiles ordinaires d’où sortirent à leur tour les mammifères. Il est à remarquer que, dans ces développemens très logiques de la pensée de son maître, Mlle Royer se rencontre avec Lamarck à peu près autant que le permettent les progrès de la science. Comme lui, entre autres, elle attribue à une métamorphose régressive l’apparition du type des cétacés.

Évidemment la conception de Darwin comme celle de Lamarck, la sélection naturelle comme le développement par suite des habitudes, conduisent à admettre qu’il ne peut y avoir de distinction tranchée d’espèce à espèce, à plus forte raison de groupe à groupe. Nous savons tous pourtant qu’il n’en est pas ainsi, et nous avons vu le naturaliste français rendre compte de ces irrégularités par des circonstances accidentelles quand il ne trouvait pas d’espèces intermédiaires, comme l’ornithorhynque. Ne tenant pas compte des données paléontologiques, encore bien imparfaites, il est vrai, il ne pouvait guère en effet invoquer d’autres raisons. Venu près d’un demi-siècle après lui, le savant anglais avait de bien autres faits à sa disposition, et c’est précisément la paléontologie qui les lui fournit. Comme l’avaient fait Blainville et bien d’autres depuis, c’est aux faunes, aux flores éteintes, qu’il demande les types intermédiaires destinés à combler les différences trop tranchées qui isolent nos genres, nos ordres, nos classes, et parfois, il faut l’avouer, elles semblent répondre à son appel. « Le cochon et le chameau, le cheval et le tapir, sont des formes parfaitement distinctes pour tous et à première vue ; mais, si nous intercalons entre eux les divers mammifères fossiles qui ont été découverts dans les familles dont ces genres font partie, ces animaux se trouvent rattachés les uns aux autres par des liens de transition assez serrés. » Trop souvent cependant la paléontologie est muette, et ne fournit pas les types de transition désirés. Darwin explique ces lacunes par l’imperfection de notre savoir, par l’insuffisance des documens géologiques. Il ne pense pas que les couches du globe renferment les restes de tout ce qui a vécu ; il admet au contraire qu’un concours de circonstances assez difficile à réaliser a été nécessaire pour qu’il se formât des couches fossilifères. À l’en croire, nous devons donc renoncer à être jamais renseignés même sur des périodes entières, et cependant il se croit autorisé à conclure que l’ensemble des faits témoigne en sa faveur.

Les naturalistes n’ont pas à rechercher seulement les rapports de supériorité ou d’infériorité relative. Il en est d’autres plus obscurs et plus délicats dont on se préoccupe aujourd’hui avec raison, et dont la doctrine de Darwin rend souvent compte d’une manière à la fois simple et plausible. Ces rapports sont ceux que l’on désigne par les expressions de termes correspondans, d’analogues, de types aberrans, de types de transition. On donne le premier nom à des êtres qui, quoique appartenant à des types différens, n’en présentent pas moins des ressemblances secondaires tellement frappantes, qu’elles peuvent parfois masquer momentanément les différences radicales et faire croire à une parenté qui en réalité n’existe pas. Divers groupes de mammifères, par exemple, possèdent des représentans dont les uns sont faits pour mener une vie toute terrestre, dont les autres habitent les eaux. Pour les premiers, la distinction est aisée : personne ne confondra un carnassier et un pachyderme ; mais chez les représentans amphibies de ces deux ordres le type a dû subir des modifications profondes pour s’adapter à un genre de vie spécial, et, les conditions d’adaptation étant les mêmes, il en est résulté des ressemblances qui ont fait longtemps hésiter les naturalistes. Le morse, le dugong, le lamantin, sont des termes correspondans. Chez tous les trois, la forme générale du corps s’est modifiée, les membres sont réduits à de simples palettes jouant le rôle de nageoires. Un pas de plus, et on arrive aux baleines, aux dauphins, que le vulgaire, trompé par les formes extérieures, confond avec les poissons, et qui ne sont en réalité que les analogues de cette dernière classe dans celle des mammifères.

L’épithète d’aberrant peut s’appliquer à tous les êtres qui s’écartent brusquement, par une ou plusieurs particularités frappantes, du type auquel il se rattachent d’ailleurs par les caractères les plus essentiels. Des conditions d’adaptation exceptionnelles suffisent généralement pour justifier l’existence de ces espèces ou de ces groupes hors rang ; mais il est un cas plus difficile à expliquer, et dont la théorie de Darwin rend également compte. Je veux parler des types de transition. J’ai proposé de comprendre sous cette dénomination les groupes ou les espèces chez qui l’écart résulte de la juxtaposition de certains traits caractéristiques empruntés de toutes pièces à des groupes fondamentalement distincts. Tels sont les échiures, dont les appendices antérieurs sont disposés par paires comme chez les annelés, tandis que les postérieurs divergent autour du corps comme chez les rayonnés. Tels sont encore le lépidosyren, qui tient du reptile et du poisson, l’ornithorhynque, qui, véritable mammifère, touche à la fois aux oiseaux et aux reptiles par son organisation. Pour Darwin, ce sont là autant de représentans peu modifiés des anciennes souches-mères ; ils montrent ce qui existait avant que les rayonnés et les annelés, les poissons et les reptiles, les oiseaux et les mammifères, eussent été définitivement séparés grâce à la loi de divergence. Les types de transition seraient donc plus anciens à la surface du globe qu’aucun de ceux qu’ils relient à titre d’intermédiaires. Ici la théorie n’explique pas seulement des faits difficiles à interpréter, elle détermine en outre l’époque relative où ils ont dû apparaître.

La morphologie générale et l’anatomie philosophique présentent souvent avec la doctrine de Darwin un accord non moins saisissant. Chacun sait que les membres antérieurs de l’homme, du lion, du cheval, de la chauve-souris, sont composés d’élémens identiques au fond. Les invertébrés présentent des faits encore plus frappans peut-être. Dans la trompe si longue et si flexible du papillon, on retrouve les pièces qui composent la courte et robuste armature de la bouche chez les coléoptères. Tous ces faits ne sont au reste que des applications particulières d’une loi générale, de la loi d’économie, si bien mise en lumière par M. Edwards. Lorsque, partant des types inférieurs, on étudie comparativement des organismes de plus en plus élevés, on ne les voit jamais se perfectionner brusquement. Surtout, même alors que les fonctions augmentent en nombre, les instrumens anatomiques chargés d’y subvenir ne présentent pas pour cela d’emblée une multiplication correspondante. Il semble que, peu impérieux au début, chaque besoin physiologique nouveau peut être satisfait par la simple adaptation d’un organe déjà existant. Parfois les fonctions les plus générales, les plus nécessaires à l’entretien de la vie, s’accomplissent de cette manière. La respiration se fait longtemps par la peau seule ; elle se localise ensuite sur quelques parties de l’enveloppe générale, sur certains points des organes locomoteurs, jusque dans la partie postérieure du tube digestif, bien avant que n’apparaissent des organes respiratoires proprement dits, branchies, poumons ou trachées. De là vient précisément cette gradation, cette progression des êtres qui conduit par degrés du plus simple au plus composé, et qui a donné naissance à l’aphorisme : natura non facit saltum. Qui ne voit que cette adaptation d’un même organe à l’accomplissement de fonctions diverses, la lenteur avec laquelle apparaissent les organes nouveaux, l’économie qui semble présider sans cesse à la constitution des appareils organiques, le perfectionnement insensible, mais progressif, qui résulte de cet ensemble de causes, pourraient se déduire des lois de la sélection naturelle ?

Il y a plus. Dans tout organe composé de plusieurs élémens, les relations anatomiques entre ceux-ci sont à peu près invariables. Geoffroy Saint-Hilaire, qui le premier a formulé ce principe des connexions, disait avec raison « qu’un os disparaît plutôt que de changer de place. » Il partait des animaux supérieurs, et descendait l’échelle. Procédant en sens inverse, nous dirons : L’intercalation d’un élément nouveau peut seule rompre les rapports des élémens préexistans. De la palette natatoire des tortues marines à l’aile des oiseaux et au bras de l’homme lui-même, cette loi se vérifie aisément ; pourtant les fonctions à accomplir sont aussi différentes que possible, et la forme des élémens osseux varie considérablement. Ici encore les lois d’hérédité et de caractérisation permanente posées par Darwin expliquent logiquement les modifications subies par les élémens de ces membres. La première accumule les petites différences et produit la divergence, la seconde maintient le plan général. L’esprit, en se figurant la succession des phénomènes, ne voit aucune raison qui puisse amener le déplacement d’un seul os, d’un seul élément organique, quelque raccourcissement, quelque élongation, quelque transformation morphologique qu’il ait subie.

De l’ensemble des règnes organiques, nous arrivons ainsi avec Darwin à l’espèce et à ses représentans adultes. Le savant anglais nous conduit plus loin encore, et rattache à sa doctrine le développement individuel lui-même. Adoptant à la fois les idées de Serres et celles d’Agassiz, il voit dans l’ensemble des phénomènes embryogéniques la représentation de la genèse des êtres. L’embryon est pour lui l’animal lui-même, moins modifié qu’il ne le sera plus tard, et reproduisant dans son évolution personnelle les phases qu’a présentées l’espèce dans sa formation graduelle. Il rend compte par là de la ressemblance extrême, de l’identité apparente si souvent constatée aux premiers temps de leur existence entre les animaux qui seront plus tard les plus différens, tels que les mammifères, les oiseaux, les lézards, les serpens. L’identité de leur structure embryonnaire atteste à ses yeux leur communauté d’origine. À cette époque de leur vie, ils reproduisent les traits de quelque ancêtre commun d’où ils descendent tous. Les phases successives qu’ils ont à traverser pour atteindre à leurs formes définitives ne sont qu’une manifestation de la loi d’hérédité à terme fixe faisant reparaître chez l’individu, dans l’ordre où ils ont apparu, les caractères successivement acquis par les variétés et les espèces qui ont précédé les types actuels. La même loi rend compte des différences qui distinguent les jeunes des adultes. Enfin le «  développement récurrent » lui-même, ce phénomène singulier qui nous montre l’animal parfait très inférieur à sa larve au point de vue de l’organisation, trouve encore dans cette manière de voir une interprétation satisfaisante, et révèle les transformations régressives qui ont donné naissance à certains types inférieurs.

Dans les applications de sa doctrine à l’embryogénie, Darwin ne compare guère les uns aux autres que les représentans d’une même classe, et tout aux plus ceux de l’embranchement des vertébrés. Il ne passe pas d’un embranchement à l’autre, et semble s’arrêter devant une généralisation complète. J’aurais aimé à voir le savant anglais aller jusqu’au bout, et il le pouvait certainement sans se montrer beaucoup plus téméraire que nous ne l’avons vu jusqu’ici. Si toute phase embryonnaire semblable ou seulement analogue atteste entre les animaux les plus différens une descendance commune, il doit en être à plus forte raison de même lorsqu’il y a identité au point de départ. Or cette identité, au moins apparente, existe entre tous les êtres vivans, à la condition de remonter assez haut. À leur début premier, tous les animaux se ressemblent et ressemblent aux végétaux : l’œuf, la graine, où se développera l’embryon et qui le contiennent virtuellement, débutent partout de la même manière. L’un et l’autre ne sont d’abord qu’une simple cellule. L’embryogénie nous ramène donc soit au prototype de Darwin, soit à quelque chose de très semblable. Pourquoi ne pas voir dans la cellule ovulaire le représentant de cet ancêtre commun de tout ce qui vit ? La loi d’hérédité à terme, une des plus heureuses inventions de l’auteur, n’est-elle pas là pour expliquer les phases qui séparent cette forme initiale de la forme indécise du vertébré à peine ébauché, comme elle a interprété le passage de celui-ci au type accentué de reptile ou de mammifère ? Tel est évidemment le dernier terme des idées darwiniennes appliquées à l’embryogénie.

La théorie de Darwin ne se borne pas à grouper les phénomènes présens et passés du monde organique, à les interpréter les uns par les autres ; elle permet encore de jeter un coup d’œil sur l’avenir et de prévoir jusqu’à un certain point ce que seront les faunes, les flores qui succéderont aux plantes, aux animaux que nous connaissons. Rappelons-nous les phénomènes généraux du développement et de l’extinction des êtres. En général, les genres qui ne comptent que peu d’espèces, les espèces représentées par un petit nombre d’individus, sont en voie de disparaître ; au contraire toute espèce largement développée et à laquelle se rattachent un grand nombre de variétés, tout genre composé de nombreuses espèces répandues sur de vastes espaces, attestent par cela même leur vitalité, et réunissent les conditions nécessaires pour l’emporter dans la bataille de la vie. En vertu des lois que nous avons exposées, la victoire leur est assurée ; tôt ou tard ils anéantiront leurs rivaux et renouvelleront la face du globe. Ils se modifieront sans doute et enfanteront de nombreux sous-types ; mais la loi de caractérisation permanente arrêtera tout écart trop marqué. Les différences ne sauraient guère s’étendre au-delà de ce que nous montrent les dernières époques géologiques. Dès à présent donc, le botaniste, le zoologiste, peuvent faire une sorte de triage approximatif parmi les types contemporains, prévoir la disparition des uns, l’extension et les évolutions des autres, et se figurer le monde de l’avenir à peu près comme ils reconstruisent le monde du passé.

Telle est la doctrine de Darwin. Il n’est que juste de reconnaître ce qu’il y a de remarquable dans cette ingénieuse conception, dans la manière dont elle a été développée par l’auteur. Certes ce n’est pas un esprit ordinaire, celui qui, partant de la lutte pour l’existence, trouve dans la fatalité de ce fait la cause du développement organique, qui rattache ainsi le perfectionnement graduel des êtres, l’apparition successive de tout ce qui a existé, existe et existera, aux fléaux mêmes de la nature vivante, à la guerre, à la famine, à la mort, qui dans l’évolution embryogénique d’un seul individu retrouve l’histoire de tout un règne, qui, dépassant les appréciations des plus hardis géologues, repousse dans un incalculable passé tous les faits organiques en même temps qu’il nous en dévoile la succession et la marche, qui nous montre un avenir non moins étendu et la nature vivante sans cesse en progrès, élevant peu à peu vers la perfection tout don physique ou intellectuel. Je comprends la fascination exercée par ces magnifiques prévisions, par ces clartés qu’une intelligence pénétrante, appuyée sur un incontestable savoir, semblait porter dans l’obscurité des âges. J’ai eu à m’en défendre moi-même lorsque pour la première fois j’ai lu le livre de Darwin. Pourtant je sentais naître dans mon esprit de nombreuses difficultés, de sérieuses objections. Je trouvais trop souvent l’hypothèse à côté du fait, le possible à la place du réel. Le désaccord entre la théorie et les résultats de l’observation se mêlaient trop souvent aussi aux coïncidences que j’ai signalées. Ce qui m’a toujours écarté de Lamarck me séparait également de Darwin. L’ensemble des résultats acquis à la science m’a conduit depuis longtemps à admettre dans de très larges limites la variation des espèces : la même raison m’a constamment empêché d’en admettre la transmutation. Le premier ouvrage de Darwin, ses publications récentes, celles de ses disciples, n’ont pu changer mes convictions sur cet ensemble de questions, beaucoup moins simples qu’on ne le croit souvent. Il me reste à justifier la manière dont je les envisage.


A. de Quatrefages.
  1. Voyez la Révue du 15 décembre 1868.
  2. Cette expédition quitta les côtes d’Angleterre le 27 décembre 1831 sous les ordres du capitaine Fitz-Roy. Elle dura près de cinq ans.
  3. Il est du reste facile de comprendre que l’esprit de Darwin devait être facilement accessible à tout ordre d’idées mettant en doute la fixité de l’espèce et proclamant la perfectibilité graduelle des êtres organisés. C’était là pour notre auteur une sorte de tradition de famille. Son grand-père, Érasme Darwin, célèbre à la fois comme médecin et comme poète, en même temps qu’il était membre de la Société royale de Londres, ce qui atteste sa valeur scientifique, avait professé sur ces graves questions des doctrines qui rentrent par certains côtés dans celles que j’ai exposées. Elles ont pourtant assez peu de rapport avec celles de son petit-fils. Érasme Darwin admet entre autres la génération spontanée, repoussée par Charles Darwin, et le perfectionnement rapide des espèces, ce qui l’éloigné à la fois de Lamarck et de son descendant. Je ne vois d’ailleurs rien dans son livre qui autorise à penser qu’il ait cru à la dérivation des types provenant les uns des autres, et les exemples qu’il cite (pucerons, tulipes, etc.) rappellent plutôt un perfectionnement exclusivement individuel ou tout au plus borné à la famille physiologique. (Zoonomie, section XXXIX, II.)
  4. Le mémoire de M. Wallace avait été adressé par l’auteur à Darwin lui-même. Or il renfermait sur les conséquences de la sélection naturelle relativement à la variation des êtres organisés une doctrine et des opinions bien semblables à celles qui préoccupaient depuis si longtemps notre auteur. On comprend combien il eût été pénible pour celui-ci de perdre le fruit de tant de veilles ; mais ses recherches étaient connues par quelques-uns des naturalistes les plus éminens de l’Angleterre, et, malgré les modestes réticences de Darwin, il est facile de comprendre que c’est à leur entremise que fut due la publication simultanée qui sauvegardait tous les droits. Les extraits de Darwin et le mémoire de M. Wallace parurent ensemble dans le troisième volume des Mémoires de la Société linnéenne de Londres. Ajoutons que le travail de M. Wallace est des plus remarquables au point de vue des idées qui lui sont communes avec Darwin, et que ce dernier a saisi toutes les occasions de rendre justice au confrère éminent qu’il put regarder un moment comme un concurrent prêt à le devancer, et qui est resté un de ses auxiliaires les plus dévoués.
  5. Dans son dernier ouvrage, Darwin a exposé sous le titre de pangénèse une théorie destinée à expliquer le mécanisme de la reproduction, théorie qui présente un mélange assez singulier des notions généralement reçues aujourd’hui avec les idées de Buffon et celles de Bonnet. Adoptant avec raison les résultats qui ont démontré l’indépendance relative des élémens organiques, il admet entre autres que ces élémens peuvent donner naissance à une infinité de gemmules cellulaires, véritables germes d’une petitesse infinie, qui passent des ascendans aux descendans et circulent dans tous les tissus. Darwin touche ici à la panspermie de Bonnet. Les conséquences qu’il tire de cette première hypothèse relativement aux phénomènes de circulation, de reproduction des parties, rappellent presque exactement celles du philosophe genevois. Ces gemmules cellulaires sont d’ailleurs capables de s’agréger comme les particules organiques de Buffon, et nous voilà tout près de la théorie de l’accolement. Elles peuvent en outre rester à « l’état dormant » pendant un nombre indéterminé de générations, et le développement tardif de ces gemmules expliquerait les faits d’atavisme, la génération alternante. On voit que ces gemmules se comporteraient comme les germes des évolutionistes, comme la matière vivante primitive de Buffon ; mais l’auteur admet qu’elles se produisent épigénétiquement dans les élémens organiques, et par là il rentre dans le courant des idées modernes. Darwin n’a du reste proposé qu’à titre provisoire cette théorie, qui, quoique inspirant de la science actuelle, me semble rappeler à bien des égards celle d’Erasme Darwin. (Zoonomie, section XXXIX.)
  6. Introduction à l’entomologie, par Lacordaire.