Ornithologie du Canada, 1ère partie/Le Cygne au bec rouge

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Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 73-77).

LE CYGNE AU BEC ROUGE.[1]
(American Swan.)


Il y a en Amérique deux espèces de Cygnes[2]. La plus belle espèce est le Cygne au bec rouge, ou Cygne américain ; assez commun sur les grands lacs du Haut-Canada, il se rencontre de temps à autre dans cette partie-ci de la province.[3] Le Cygne est un excellent nageur. Sa nourriture ordinaire consiste en graines, feuilles et racines, et en grenouilles, mollusques, sangsues et insectes aquatiques ; il mange aussi des petits poissons. Il est monogame. Le Cygne américain a le bec rouge bordé de noir ; son plumage est d’un blanc de neige. « Son long col onduleux, type souverain de grâce, s’arrondit en une courbe serpentine plus souple, plus caressante encore que celle de l’encolure de l’étalon arabe. Son bec réunit toutes les conditions de l’élégance, de la dextérité et de la force. » C’est cette espèce que l’on apprivoise pour orner les bassins, les fontaines. Elle vole très haut et très vite, et se sert de ses ailes comme d’une arme offensive puissante. Ses mœurs sont douces et paisibles. Dans les régions tempérées, la ponte a lieu en avril ; la femelle fait un grand nid avec des tiges de joncs et de roseaux ; elle le garnit de plumes et de duvet, et y pond six à huit œufs d’un blanc verdâtre ; elle les couve seule pendant cinq semaines ; mais si le mâle ne partage pas l’incubation, il veille près de sa compagne pour écarter et pour poursuivre tout étranger qui voudrait s’approcher. Il a tant de force dans son aile qu’un coup bien appliqué peut casser la jambe à un homme. Il nous est pénible de faire main basse sur les riantes fictions inventées par les poëtes à propos de la voix mélodieuse du Cygne mourant ; mais comme la vérité est préférable même à la poésie, nous devons à nous-même et aux faits de protester contre ses charmantes créations poétiques.

Buffon a écrit sur le Cygne un magnifique chapitre. Nous en citerons les deux principaux passages qui suffiront au lecteur pour porter un jugement exact sur les qualités et les défauts de ce brillant génie. Écrivain sans égal, dit Le Maout, quand il décrit ce qu’il a observé, il n’est qu’un poëte élégant toutes les fois qu’il prête aux animaux des sentiments et des mœurs imaginaires.[4] « Dans toute société, dit Buffon, soit des animaux, soit des hommes, la violence fait les tyrans, la douce autorité fait les rois. Le Lion et le Tigre sur la terre, l’Aigle et le Vautour dans les airs, ne règnent que par la guerre, ne dominent que par l’abus de la force et par la cruauté ; au lieu que le Cygne règne sur les eaux à tous les titres qui fondent un empire de paix : la grandeur, la majesté, la douceur, avec des puissances, du courage, des forces et la volonté de n’en pas abuser, et de ne les employer que pour la défense. Il sait combattre et vaincre sans jamais attaquer ; roi paisible des Oiseaux d’eau, il brave les tyrans de l’air, il attend l’Aigle, sans le provoquer, sans le craindre ; il repousse ses assauts, en opposant à ses armes la résistance de ses plumes et les coups précipités d’une aile vigoureuse qui lui sert d’égide, et souvent la victoire couronne ses efforts. Au reste, il n’a que ce fier ennemi : tous les Oiseaux de guerre le respectent, et il est en paix avec toute la nature ; il vit en ami plutôt qu’en roi au milieu des nombreuses peuplades des Oiseaux aquatiques, qui toutes semblent se ranger sous sa loi ; il n’est que le chef, le premier habitant d’une république tranquille, les citoyens n’ont rien à craindre d’un maître qui ne demande qu’autant qu’il leur accorde et ne veut que calme et liberté. »

Voilà, certes, s’écrie Le Maout, le portrait d’un roi constitutionnel, dans toute la beauté du mot ; mais on ne peut s’empêcher de penser que Buffon en écrivant cette utopie politique, avait perdu de vue le Cygne, dont il se faisait l’historien. L’Aigle pourrait à la rigueur être nommé le tyran de l’air, puisque tous les oiseaux sont exposés à sa voracité ; mais le Cygne n’est nullement le roi des oiseaux d’eau, puisque le moindre d’entre eux peut le braver impunément. En quoi l’Aigle et le Tigre abusent-ils de leurs forces ? Il leur faut une proie vivante, et ils s’en emparent à l’aide des moyens que la nature leur a donnés. Le Cygne est carnivore autant qu’herbivore, et il obéit à son instinct sans remords comme sans crime. Si même on tient compte de la quantité de victimes, le Cygne est beaucoup plus féroce que le Tigre, car celui-ci dévore beaucoup moins de Gazelles que l’oiseau n’avale de petits animaux. Mais laissons toutes ces flictions, que la raison ne peut supporter un instant, et hâtons-nous d’admirer la poésie appuyée sur la vérité.

« À la noble aisance, à la facilité, à la liberté de ses mouvements sur l’eau, on doit le reconnaître non seulement comme le premier des navigateurs ailés, mais comme le plus beau modèle que la nature nous ait offert pour l’art de la navigation. Son cou élevé et sa poitrine relevée et arrondie semblent, en effet, figurer la proue d’un navire fendant l’onde ; son large estomac représente la carène ; son corps, penché en avant pour cingler, se redresse à l’arrière, et se relève en poupe ; sa queue est un vrai gouvernail, ses pieds sont de larges rames, et ses grandes ailes demi-ouvertes au vent et doucement enflées, sont les voiles qui poussent le vaisseau vivant, navire et pilote à la fois. »

Nous écrivions récemment[5] : « Un bien beau Cygne fut tué à l’Île-aux-Grues vers 1825. Le seigneur de l’Île, D. McPherson, écr., en fit don au Gouverneur de cette province ; le bel étranger avait au delà de six pieds d’envergure[6]. » Aucun individu, que nous sachions, n’a été pris ces années dernières dans les environs de Québec.

Longueur totale, 68 pouces.


  1. No. 561. — Cygnus Americanus. — Baird.
    Cygnus Americanus. — Audubon.
  2. Un naturaliste, jadis employé par Audubon, nous informe que sur le lac Érié il existe beaucoup de Cygnes.
  3. Le vieux Gouverneur Boucher parle des Cygnes canadiens en 1663, comme d’oiseaux que l’on tuait journellement : les temps sont changés ! ! !
    « Il fut un temps, où les eaux de la Seine, au-dessous de Paris, étaient couvertes d’une si grande quantité de Cygnes qu’une île de ces parages en avait pris son nom. Aujourd’hui encore, presque tous les fossés de nos citadelles du Nord sont gardés par des Cygnes ; on y voit aussi des canons et des soldats de la ligne, mais j’aimerais mieux les Cygnes tout seuls, les Cygnes étant les meilleurs gardiens de forteresses et de propriétés que je connaisse. J’ai toujours été tenté de leur attribuer le salut du Capitole.
    « La Grèce a chanté le Cygne comme elle a chanté le Rossignol, la Colombe, l’Hirondelle et toutes les créations gracieuses. Elle peuplait de blancs palmipèdes toutes les eaux de ses fleuves, notamment celles de l’Eurotas, baignoir favori de Léda. Léda fut mère de la blanche Hélène au col de Cygne. » — Toussenel.
  4. Il y a en Australie des Cygnes noirs ; le banquier anglais Gurney, tristement célèbre par ses chagrins domestiques, a réussi l’année dernière à acclimater en Angleterre ces rares oiseaux. — (Note de l’Auteur.)
  5. Canadian Naturalist, & Geologist, — publié à Montréal en décembre 1859. « Land and sea birds observed round Quebec by J. M. LeMoine. »
  6. Ce fut Pierre Chasseur qui lui décerna les honneurs posthumes de l’empaillage.