Orphée-Roi/1
I
LA MONTAGNE
toute seule, singulière, avec de grands ébats sauvages…
(PROLOGUE)
vêtus de peaux de bêtes, têtes et jambes nues, tâtonnent et trébuchent comme las d’une longue route. Ils dressent l’oreille, puis échangent des paroles,
La voix semble venir de plus loin !
De si loin que l’atteindrons-nous jamais ?
C’est vrai ! Elle recule à chaque pas…
Voici toute la nuit et deux nuits que nous marchons vers elle, et par quels chemins égarés !
Il a fait clair tout d’un coup sur la crête.
Puissions-nous y voir enfin !
C’est décevant ! La voix appelle et se dérobe. La voix attire et se moque de nous !
Comprends-tu ce qu’elle chante ?
Allons ! Allons !
Je n’en peux plus dans ce nouveau jour qui n’éclaire pas les pieds et qui ne fait pas d’ombres, et qui pleut tout autour de nous.
Allons ! Regarde là-haut, là ! Voici pour nous un guide !
C’est quelque vagabond joueur de cithare.
Hé ?
Taisez-vous !
Ô Citharède aux beaux récits renommés…
Tais-toi ! Tais-toi ! Écoute !
Dis-nous seulement…
Quel est ce chanteur infatigable ?
Par quel sentier l’atteindrons-nous ?
Non ! Non ! Ne venez pas !
Ha !
Taisez-vous donc ! Il va s’enfuir.
Qui est cet homme chantant ?
Je le sais : celui que l’on cherche : celui vers qui nous marchons.
Moi ! que sais-je de lui ? Il apparut ainsi dans les vallées, voici deux lunaisons. J’écoute. Écoutons encore…
Comme il est grand ! Est-ce le brouillard sans soleil qui le hausse ? On ne peut pas le dompter de la vue.
Il est jeune. Il est étranger. Ses cheveux ont la couleur de l’airain doré. Sa poitrine est large. Il doit mener bien les troupeaux : il mènera bien les hommes.
Toi, conduis-nous. Nous devons saisir et saluer cet homme.
Oh ! l’approcher ! Lui parler ! Je vous dis qu’il va s’enfuir.
Non pas, quand il saura ce que nous portons.
Quoi ? et qui êtes-vous ?
Vois donc.
Tu es paré comme un Prêtre avant l’hommage !
Et toi, armé comme un Guerrier de cortège triomphal…
Que voulez-vous faire de Lui ?
Conduis-nous.
Je n’ose pas. Je ne veux pas. S’il se taisait ! S’il disparaissait !
Vous ignorez s’il est mortel ou non ?
Écoutez-le : écoutez encore : jamais fils de la sourde Terre et du Ciel muet, jamais être conçu d’un être…
S’il se taisait ! Oh ! soyez pitoyables à ma vieillesse qu’il réjouit : je ne peux plus vivre ailleurs que dans l’air vivant de sa voix.
Tu ne peux pas nous résister : conduis-nous !
Si tu refuses, tu le perds quand même : regarde : il s’éloigne…
Mais regarde-le donc, il s’en va dans la lumière insolente qui nous fait tourner la tête.
Venez !
Prends garde… Où nous mènes-tu ?
Par les pierres et les broussailles…
Par les rochers dévalant…
Venez vite !
Par des précipices.
Suivez-moi.
Il est ardu d’atteindre cet homme !
Il n’y a pas de chemin vers lui ?
Non. Il faut faire sa route vers Lui.
se renforce. — Les trois hommes doivent l’entendre à pleines oreilles.
(ACTE I. SCÈNE I)
l’on découvre une conque montagneuse, et debout au centre des échos,
Roi des Thraces et Chef des Cent Guerriers, Salut !
Nous te proclamons Roi des Thraces.
Nous te proclamons…
(Le premier homme qui n’ait pas tressailli d’aise au salut de « Roi ».)
Il n’a pas compris.
Est-il sourd ?
Dis-moi, jeune étranger à la voix retentissante, as-tu bien entendu nos paroles ?
Tu es Roi.
Roi du peuple Thrace.
Et Chef des Cent Guerriers.
Nous implorons le premier signe sur ton visage pour courir avant toi vers les Tribus et la Ville qui te réclament.
Tu dois nous suivre.
Veux-tu que d’autres viennent comme en suppliants, pour te ramener dans un cortège avec des danses et des cris ?
Veux-tu des armes ? Un manteau de bronze ?
Celui-là portera ta cithare et chantera tes musiques devant toi.
Laissez-le… Que vous a-t-il fait ? Il ne s’inquiète pas de vous !
D’où vient-il ?
Quel langage parle-t-il ?
Nous dirais-tu comment il s’appelle ?
Vous l’avez écouté, et vous voulez savoir son nom !
Pourquoi ne répond-il pas ?
Nous lui offrons à régner un noble peuple entre la mer et la montagne !
Il aime mieux chanter pour les ours et pour les chacals !
Il est vrai : sa voix n’est pas commune à tous les hommes.
N’importe. Qu’il réponde ! Qu’il dise une parole parlée !
Il s’en va ! Il s’en va ! Je vous le prédisais ! Laissez-moi… Ne menacez plus… Ne dites plus un mot parlé…
Ô Chanteur à la voix resplendissante,
Ô Chanteur de l’Hymne inconnu, ne fuis pas ainsi dans le silence…
Ha ! Ha ! Je m’essouffle à te rejoindre : secours-moi, qui ne vis que pour t’écouter… et entendre…
Maître ! Accueille ceci ! Mes doigts tremblent… Mais les cordes bien tendues se gonflent d’elles-mêmes aux souffles épars, aux derniers échos de ta voix…
s’arrête, et se retourne sans haine.
poursuivant avec plus de confiance :
Et réponds maintenant. — Non pas à moi : je ne demande rien. Mais ceux-ci,
(d’où viennent-ils, quel langage parlent-ils ?)
Ceux-ci veulent savoir ton nom.
Je te supplie, courbant ma vieillesse vers ta race ignorée ; vers les fils qui naîtront de toi, — je te supplie : jette à ceux-ci que voilà ton nom, en pâture…
Ton nom, et qu’ils s’en aillent à jamais de toi ! — Maître, dis ton nom.
Orphée.
Qu’est-ce qu’il a dit ? Comment s’appelle-t-il ?
Il se nomme : Orphée !
et le Vieillard s’empresse sur les pas du Chanteur.
Orphée ! Ha ! Personne encore ne s’est appelé : Orphée !
Orphée, le « Ténébreux »… Orphée, l’ « Obscur »… Orphée, l’ « Aveugle » peut-être…
Personne n’osa se nommer :
Orphée !
Est-ce un nom heureux ?
C’est un nom heureux ! C’est un signe !
C’est le verbe de l’oracle. Je tiens la révélation. Il nous fallait joindre cet homme. Tout s’éclaire. Tout s’accomplit.
Écoutez l’Oracle. Maintenant on peut le répandre avec des mots. Qu’on en remplisse la vallée ! Il prédisait :
« Celui-là domptera le peuple des montagnes, Celui-là, chanteur-dans-la-nuit, qui voit de toutes ses oreilles et entend la vue de ses yeux. »
N’est-ce pas lui ? C’est bien lui.
Je ne comprends pas. Comment voir avec des oreilles ? Ceci est « obscur » autant que le nom. — Nous sommes trompés. Revenons plutôt en arrière !
« Celui qui voit de toutes ses oreilles !… »
Vous l’avez chassé ! Il est trop loin ! J’entends même mourir la rumeur de son nom…
C’est une angoisse de tombeau que l’on creuse ! La montagne vide son poids à travers ma poitrine…
Ce vieil homme se démène sans raison. On le rejoindra, ton chanteur !
Vous ne pouvez plus… Vous ne pourrez jamais plus… Ha ! Ah ! À moi !
Eurydice ! Ma fille… Eurydice !
Paraît
vive, violente et douce ; obéissante et imprévue ; vêtue comme il sied à la fille d’un chanteur errant.
Ma fille ! Il est parti ! Ils l’ont mis en fuite… Va-t-en courir sur ses pas : Va suivre l’écho de ses pas : tu le rejoindras : tu le ramèneras…
et il jette Eurydice docile sur les échos du Chanteur.
Ah ah ah ! Il dévoue sa fille au plaisir de l’époux au bon gosier !
Que la fille nous le ramène ! L’Oracle ne s’est pas trompé sur lui.
Quelle incertitude ! Il chante, et il ne parle pas ! Il entend, et il feint d’être sourd. On le salue comme Roi et il s’évade.
Il ne vit pas comme un bon compagnon.
Je n’ai vraiment jamais vu aucun pareil à cet homme !
C’est bien lui.
(SCÈNE II)
(Le Rideau s’ouvre)
un repaire profondément reculé.
seul, tapi comme un fauve derrière des feuillages, halète.
Hors des hommes ! Hors du bruit des hommes ! Encor fuir… Fuir… Fuir… J’appelais… J’écoute… J’ai chanté… J’écoute… Ne répondent que les rochers et les bêtes !
Je croyais mon gîte invisible, inaccessible, hors des hommes… Et ils paraissent, crachant leurs mots.
Fuir encore ? Fuir… Fuir… — Je suis las ! J’ai soif d’un cri au cœur d’un autre ! — Entendre un chant qui ne soit pas le mien !
Ho ! bruits d’hommes… Tumulte et insultes ! Ils me traquent jusqu’au fond de mon silence.
Non… C’est plus doux… Mousse froissée… Rosée secouée… C’est plus furtif que le galop d’un chacal. On glisse…
Des pieds nus à peine posés… Ce ne sont pas les hommes… Ce ne sont pas mes bêtes familières… Ni la course du vent dans les taillis…
Il s’en vient vers moi quelque chose d’ignoré, d’inouï…
D’où je viens ? Pourquoi je viens ? Mon père m’a dit…
Il m’a dit… Oh ! voici ta Lyre. Comme elle est grande et courbée ! Elle a des cordes bien tendues…
Elle a des cordes nombreuses : quatre, et huit et douze… Douze cordes, est-ce donc permis ?
Elle avance.
Puis-je la prendre ? La soulever ?
se dressant à demi, fait un geste…
Tu ne veux pas. Est-elle lourde ? — Je sais un peu jouer aussi ; sur le tétracorde… Mon père, quand les doigts lui pèsent, je joue pour lui devant des chefs.
C’est pourquoi il m’a enseignée…
Toi, qui t’enseigna ? Qui fut ton maître ?
On dit que tu charmes les bêtes velues et que tu fais danser les pierres…
On dit parmi les villages… — Est-ce vrai que tu es tombé du ciel ?
Ta voix…
Ah ! Tu chantes avec des mots. Pourrais-tu parler comme les autres ?
Ta voix…
Tu ne dis pas cela comme les autres… comme les hommes. Quand je chante à leurs repas, et s’ils ont bu, ils me prennent dans leurs mains en criant qu’ils m’aiment…
Non ! je ne laisse pas… mais ils sont forts et ils ont les bras rudes…
Toi, ton visage et tes poignets sont blancs. Voudrais-tu vivre parmi les hommes ?
Les deux étrangers, pourquoi te cherchaient-ils ? Ils te suppliaient comme un roi.
embrassant d’un geste impérieux la Montagne et relevant sa LYRE :
Je suis roi.
recule avec respect :
Oh ! Tu habiteras une maison avec des piliers peints de couleurs… Tu vêtiras des vêtements tissés et tu porteras la hache au double fer.
Tu entendras le peuple répétant tes mots, et le Fleuve qui bruit sans discontinuer, et la Mer qui se tait parfois ou bien hurle plus fort que tout…
Tu régneras !
Je suis roi.
Je serai ta servante.
Mais qui donc a donné le chant à ta voix…
Je ne sais. Peut-être toi. Voici deux lunaisons que je n’écoute plus ailleurs…
Mon père se tait, par piété !
Mon père… j’oubliais son message : il se désole : il tremble que tu ne disparaisses…
Ne t’en va point : reviens vers lui qui te révère…
Voici ta route…
J’aime…
Viens…
Ta voix…
Comme les autres ?
Tu ne me prends pas dans tes bras ?
Pourquoi ?
Tu ne me serres pas avec force ?
Voudrais-tu !
Je savais bien. Tu n’es pas comme les hommes…
J’aime…
Oui. Et tu ne m’as pas fait mal encore…