Orphée aux Enfers
ARISTÉE | } | MM. | Léonce. |
PLUTON | |||
JUPITER | Désiré. | ||
ORPHÉE | Tayau. | ||
JOHN STYX | Bache. | ||
MERCURE | J. Paul. | ||
BACCHUS | Antognini. | ||
MARS | Floquet. | ||
EURYDICE | Mmes | Tautin. | |
DIANE | Chabert. | ||
L’OPINION PUBLIQUE | Macé. | ||
JUNON | Enjalbert. | ||
VÉNUS | Garnier. | ||
CUPIDON | Geoffroy. | ||
MINERVE | Cico. | ||
Dieu, Déesses, etc. |
ACTE PREMIER
Qui je suis ? — Du théâtre antique
J’ai perfectionné le chœur,
Je suis l’Opinion publique,
Un personnage symbolique,
Ce qu’on appelle un raisonneur.
Le chœur antique en confidence
Se chargeait d’expliquer aux gens
Ce qu’ils avaient compris d’avance,
Quand ils étaient intelligents.
Moi, je fais mieux. — J’agis moi-même ;
Et prenant part à l’action,
De la palme ou de l’anathème
Je fais la distribution.
Que prenne garde à moi la femme
Qui voudrait tromper son époux,
Et que se garde aussi l’époux
Qui ferait des traits à sa femme !…
— C’est aux personnages du drame
Que je parle. — Rassurez-vous !
Voici venir notre Eurydice ;
Je pars : — mais je suis toujours là,
Prêt à sortir de la coulisse,
Comme un Deus ex machina !
Scène PREMIÈRE
La femme dont le cœur rêve
N’a pas de sommeil ;
Chaque jour elle se lève
Avec le soleil.
Le matin de fleurs plus belles
Les prés sont brodés :
Mais ces fleurs, pour qui sont-elles ?
Vous le demandez ?
Pour qui ?
N’en dites rien à mon mari,
Car c’est pour le berger joli
Qui loge ici.
Chaque jour ainsi j’apporte,
Au berger galant,
De beaux bluets, qu’à sa porte
J’accroche en tremblant,
Et mon pauvre cœur palpite,
A bonds saccadés…
Pour qui donc bat-il si vite ?
Vous le demandez ?
Pour qui ?
N’en dites rien à mon mari,
Car c’est pour le berger joli
Qui loge ici.
Elle entr’ouvre la porte de la cabane et regarde un instant à l’intérieur ; pendant ce temps, Orphée paraît à gauche : il tient à la main son violon.
Scène II
Il est sorti !… Je veux qu’en rentrant il trouve son toit semé de fleurs.
Que vois-je !… n’est-ce pas la nymphe Maquilla, la belle nymphe que j’adore ?… Seule ! Révélons ma présence par ce trait qu’elle aime tant.
Mon mari !…
À quoi, je vous prie ?
À quoi ?… mais à qui donc jetiez-vous ces fleurs, s’il vous plaît ?
Ces fleurs ?… au vent !… et vous, mon tendre ami, à qui jetiez-vous ce chant passionné de votre… crin-crin ?
À la lune…
Fort bien ! Savez-vous ce que je conclus de tout cela, mon bon chéri ?… c’est que si j’ai mon berger, vous avez votre bergère… Eh bien ! Je vous laisse votre bergère, laissez-moi mon berger.
Allons ! madame, cette proposition est de mauvais goût !…
Pourquoi donc, je vous prie ?
Parce que… parce que… Tenez ! vous me faites rougir !
Eurydice !… ma femme ?…
Ah ! mais, c’est qu’il est temps de s’expliquer, à la fin ! Et il faut qu’une bonne fois je vous dise votre fait, maître Orphée, mon chaste époux, qui rougissez ! Apprenez que je vous déteste ! Que j’ai cru épouser un artiste et que je me suis unie à l’homme le plus ennuyeux de la création. Vous vous croyez un aigle, parce que vous avez inventé les vers hexamètres !… mais c’est votre plus grand crime à mes yeux !… Est-ce que vous croyez que je passerai ma jeunesse à vous entendre réciter des songes classiques et racler (Montrant le violon d’Orphée.) l’exécrable instrument que voilà ?…
Mon violon !… Ne touchez pas cette corde, madame !
Il m’ennuie, comme vos vers, votre violon !… Allez charmer de ses sons les bergères de troisième ordre dont vous raffolez. Quant à moi, qui suis fille d’une nymphe et d’un demi-dieu, il me faut la liberté et la fantaisie !… J’aime aujourd’hui ce berger, il m’aime ; rien ne me séparera d’Aristée !
- Ah ! C’est ainsi ?
- Oui, mon ami. Orphée
- Oui, mon ami.
- Tu me trompes, comme mari ?
- Oui, mon ami !…
- Tu me dédaignes, comme artiste !
- Oui, mon ami !
- Le violoniste
- Me paraît triste,
- L’instrumentiste
- Est assommant,
- Et l’instrument
- Me déplaît souverainement.
- Ah ! De ton insolence
- Je vais tirer vengeance.
- Et comment, je vous prie ?
- Je vais, ma tendre amie,
- Vous jouer aussitôt
- Une œuvre de génie :
- Mon dernier concerto.
- Grâce, je t’en supplie… Orphée
- Non, non, pas de retard,
- C’est le comble de l’art :
- Il dure une heure un quart !
- Grâce, je t’en supplie…
- Une heure un quart !
- Au moins.
- Je n’écouterai pas.
- Si, tu m’écouteras.
Il joue du violon : Eurydice se bouche les oreilles avec désespoir.
- C’est adorable,
- C’est délectable,
- C’est ravissant,
- C’est entraînant.
- C’est déplorable,
- C’est effroyable,
- C’est assommant,
- C’est irritant. Orphée
- Écoutez encor ce motif
- Charmant, langoureux, expressif.
- Quel charmant concerto !
- Ah ! C’est horrible,
- Ah ! C’est terrible.
- Quel tremolo ! rinforzando,
- Presto, presto, pianissimo,
- Pizzicato… agitato…
- Ah ! Seigneur, ah ! quel supplice,
- C’est fini, le voilà parti.
- O Vénus, sois-moi propice !
- Délivre-moi de mon mari.
Vénus, ma belle déesse, délivre-moi de mon aimable Orphée, et je t’immolerai dix brebis plus blanches que le lait !
Jupiter, mon maître, délivre-moi de ma tendre Eurydice, et je chanterai tes louanges sur ma lyre à quatre cordes. (À Eurydice.) Madame, je ne me fais aucune illusion sur le sort qui m’attend ! Quand une femme en est arrivée à ce degré d’audace, il est parfaitement inutile d’essayer de la remettre dans la bonne voie…
A la bonne heure ! séparons-nous donc !
Je le ferais de bon cœur, si cela ne devait pas nuire à ma considération et à la position que je me suis faite par mon talent et mon travail. Je suis esclave de l’opinion publique : – c’est ma seule faiblesse, laissez-la-moi. – J’ai besoin du monde, je ne veux pas le heurter. Mais je me suis mis en tête de pourfendre chacun de vos adorateurs…
Avec votre archet ?
Non, madame. Je crois inutile de vous apprendre le moyen que j’ai choisi pour attraper le maraudeur… Qu’il vous suffise de savoir ceci : Je ne lui conseille pas de folâtrer dans les blés que voilà, comme il le fait depuis qu’il est venu, je ne sais d’où, s’établir dans mon voisinage.
Et qui l’en empêchera ?
Qui !… petit nanan que j’ai semé à son intention dans les blonds épis…
Rien de plus ! Je vais donner mes leçons à l’Orphéon… Adieu, bibiche… petit nanan semé pour lui, là… Faites attention… Adieu !
Scène III
Que veut-il dire avec son petit nanan semé dans les blonds épis ?… C’est que ce vilain homme est capable de tout !… Quelque piège peut-être !… quelque piège à loups !… Il l’est tellement, jaloux !… Et Aristée qui vient toujours à travers ces blés pour m’y rencontrer et folâtrer avec moi ! Courons au-devant de lui !… Le malheureux se ferait faire du mal !… Courons !…
Scène IV
- Moi, je suis Aristée, un berger d’Arcadie,
- Un fabricant de miel, ivre de mélodie,
- Sachant se contenter des plaisirs innocents
- Que les dieux ont permis à l’habitant des champs ! I
- Voir voltiger sous les treilles,
- Entre terre et ciel,
- Les essaims de mes abeilles
- Butinant leur miel ;
- Voir le lever de l’aurore,
- Et, chaque matin,
- Se dire : je veux encore
- Le revoir demain.
- Voir voltiger sous les treilles,
- Voilà la fête
- D’une âme honnête,
- Le vrai bonheur
- Du cœur !
Parler très naïf.
Voilà !
- Voir bondir dedans la plaine
- Les petits moutons,
- Accrochant leur blanche laine
- A tous les buissons !
- Voir sommeiller la bergère,
- Tandis qu’à pas lents,
- Le berger qu’elle préfère
- Vient et la surprend !
- Voir bondir dedans la plaine
- Voilà la fête
- D’une âme honnête,
- Le vrai bonheur,
- Du cœur !
Voilà ! (Regardant avec précaution autour de lui.) Voilà ce que je dis aux personnes, ce que je dis devant le monde ! pour inspirer de la confiance !… Mais si vous saviez qui je suis en réalité, et quels projets infernaux je médite !… Si l’idée que j’ai soufflée à Orphée réussit, je crois que c’est aujourd’hui que nous frapperons un grand coup ! Voici la tendre Eurydice, n’ayons pas l’air d’avoir passé dans les blés.
Il remonte.
Impossible de le rencontrer. Ah ! le voici !… J’arrive à temps ! Sois béni, ô Vulcain !… Aristée !… mon beau berger ! prends garde !
À quoi ?
À toi !…
À moi ?… Pourquoi ?
Tais-toi !… Et parle plus bas !…
Entendons-nous !… Je vais…
Il fait mine d’entrer dans les blés.
Comment ! Ne bouge pas !… Mais pourtant si je ne peux pas parler haut et que je ne puisse pas non plus t’approcher, ma bergère, nous n’avons pas de chances de nous entendre… Alors, parlons par gestes !…
Il fait un pas vers les blés.
Aristée !… au nom de mon amour, n’approche pas !… te dis-je !…
Quelle singulière timidité te prend donc aujourd’hui !… Tu es sauvage ordinairement, je ne dis pas… mais, enfin, tu l’es raisonnablement… comme une bergère… mythologique…
Il s’agit bien de ma sauvagerie !… Il s’agit de ta vie !… Si tu fais un pas, tu es mort !
Comment ?
Mon mari sait tout… Il nous a espionnés… et il a semé des piéges dans ces blés, témoins ordinaires de nos innocentes amours !…
Bah !
Est-il bête, l’animal ! Il l’a prévenue !… Ces maris sont tous les mêmes !… Il veut me surprendre !… et il me fait prévenir !… Réparons sa maladresse… (Haut.) Veux-tu que je te dise ?…
Dis !
Eh bien ! C’est des bêtises, des chansons et des balivernes.
Des bêtises !… Mais je te dis qu’il est furieux… qu’il a juré…
Tiens ! regarde comme je m’en moque, de ses piéges, non, mais regarde…
Aristée !… ton amour et ton courage t’emportent !… Aristée !… tu cours à la mort !…
Il n’y a pas de danger, et quand même, que n’affronterait-on pas pour te rejoindre ?
Eh bien ! Alors, je veux mourir avec toi !…
Allons donc !…
Aïe !
Crac !… ça y est !…
Je suis prise !…
Et plus que tu ne crois !…
Mon dieu, qu’est-ce que j’éprouve ?
Pluton, redeviens toi-même ! une ! deux ! trois ! (Son costume de berger disparaît. – Il est vêtu en dieu des enfers.) Et maintenant, désorganisons les éléments. (Il fait un signe de son bident. Tonnerre. La nuit arrive subitement. – Après l’orage.) Chez moi, voilà comme on désorganise les éléments.
Dieu puissant ! est-ce que je vais mourir ?
Entièrement !… Lasciate ogni speranza !…
Je t’expliquerai pourquoi…
Ah ! C’est étrange !…
C’est logique…
- La mort m’apparaît souriante
- Que vient me frapper près de toi…
- Elle m’attire, elle me tente…
- Mort, je t’appelle… emporte-moi !…
- Mort, ton ivresse me pénètre !
- Ton froid ne me fait pas souffrir ;
- Il semble que je vais renaître,
- Oui, renaître, au lieu de mourir !…
Adieu !… adieu !…
Crac !… ça y est !… Une larme !… une larme ! et partons ! Avant de partir, abusons de notre divinité pour jeter un dernier défi au mari… (Il étend son bident sur la tête d’Eurydice, qui se réveille et se dresse comme dominée. Pluton s’arrache une plume, et la lui donne en montrant du geste la cabane d’Orphée.) Voilà une plume… et tout ce qu’il faut pour écrire.
- Je quitte la maison
- Parce que je suis morte,
- Aristée est Pluton,
- Et le diable m’emporte.
La rime n’est pas riche !… mais la richesse ne fait pas le bonheur ! Et maintenant !… aux sombres bords !… Nous arriverons bien plus vite que par la barrière d’Enfer…
Scène V
Ah çà ! que diable y a-t-il donc de dérangé là-haut ? je quitte mes leçons à la troisième heure et j’arrive en pleine nuit chez moi !… je n’ai pas encore dîné, et voici déjà l’heure du souper !… Que veut dire cette perturbation ?… Ah ! bah !… en somme, ça ne me fait qu’un repas au lieu de deux avec ma tendre épouse, c’est autant de gagné… C’est égal, il y a une éclipse, bien sûr !… (Il est arrivé devant sa maison ; l’inscription frappe ses regards.) Par Jupiter !… Que veut dire ceci !… L’écriture de ma femme !…
- Je quitte la maison
- Parce que je suis morte,
- Aristée est Pluton,
- Et le diable m’emporte.
Comment, elle est morte !… ce n’est pas possible ! Mais si !… elle est bien morte !… puisqu’elle le dit elle-même !… Merci !… merci !… Jupin !… (Il regarde avec inquiétude à droite.) Quelqu’un !… Mais non, personne !… je puis me livrer à ma joie !!! Courons apprendre ce bonheur à celle que j’aime !
Scène VI
Arrière !… ça ne se passera pas comme ça !…
Ciel ! L’opinion publique qui me poursuit déjà.
Oui, l’opinion publique qui sait tout et qui vient t’arracher à ta joie inconvenante pour te faire expier ton forfait.
Tu vas me suivre dans l’Olympe, aux pieds de Jupiter, à qui tu redemanderas ton épouse adorée.
Moi ! réclamer Eurydice ! m’en préservent les dieux !
Pour l’édification de la postérité, il nous faut au moins l’exemple d’un mari qui ait voulu ravoir sa femme.
Mais je ne l’aime pas !
L’exemple n’en sera que plus frappant et plus glorieux pour toi !…
Mais je ne veux pas !…
Tu refuses !… tu aimes mieux ma vengeance ! Eh bien ! elle te poursuivra partout !… je te ferai perdre tes leçons !… on saura qui a dressé le piége où s’est prise Eurydice… on saura…
Ah !… grâce !…
- Viens ! C’est l’honneur qui t’appelle !
- Et l’honneur passe avant l’amour !
- Je serai ton guide fidèle
- Pendant l’aller et le retour !
- Viens ! C’est l’honneur qui m’appelle,
- Et l’honneur passe avant l’amour !
- Je maudis le guide fidèle
- Qui me suivra jusqu’au retour.
Scène PREMIÈRE
- Dormons, que notre somme
- Ne vienne jamais à finir.
- Puisque le seul bonheur, en somme,
- Dans notre olympe, est de dormir.
- Ron, ron.
- Ron ! Ron ! Ron ! Ron !
- Je suis Cupidon ! Mon amour
- A fait l’école buissonnière !
- Je reviens au lever du jour
- D’un petit voyage à Cythère !
- Un profond mystère
- Cache mon retour !
- Ils dorment tous !
- Endormons-nous !
- Dormons, que notre somme, etc.
- Je suis Vénus ! Mon amour
- A fait l’école buissonnière !
- Je reviens au lever du jour
- D’un petit voyage à Cythère !
- Un profond mystère
- Cache mon retour !
- Ils dorment tous !
- Endormons-nous !
- Ron ! Ron ! Ron ! Ron !
- Par Saturne ! Quel est ce bruit
- Qui nous réveille au milieu de la nuit ?
- C’est Diane, ma fille chérie,
- Qui nous sonne sa sonnerie !
- Sus ! Qu’on se réveille à l’instant !…
- Han ! Han ! Han ! Han !
- Et surtout pas de bâillement !
- D’un cri de joie et d’allégresse,
- Il faut saluer la déesse ;
- Obéissons au règlement !
- Salut à Diane chasseresse !
- Mais pourquoi cet air de tristesse ?
- Ah ! Rien n’égale mon tourment !
- Quand Diane descend dans la plaine,
- Tontaine, tontaine,
- C’est pour y chercher Actéon,
- Tontaine, tonton !
- C’est près d’une claire fontaine,
- Tontaine, tontaine,
- Que Diane rencontre Actéon,
- Tontaine, tonton !
- Quand Diane descend dans la plaine,
- Or, ce matin, dedans la plaine,
- Tontaine, tontaine,
- Je m’en fus chercher Actéon,
- Tontaine, tonton !
- Mais hélas ! Près de la fontaine,
- Tontaine, tontaine,
- Point n’est venu mon Actéon,
- Tontaine, tonton !
- Or, ce matin, dedans la plaine,
Pauvre Actéon ! Qu’est-il devenu ? Lui qui était là tous les jours, caché sous un buisson, pendant que… Ah ! je le voyais très-bien !
Ce qu’il est devenu ? Je vais te le dire ! Tout ça était immoral dans la forme ! Tu te compromettais avec ce jeune homme ! Je me suis débarrassé de lui !
Et comment ?
Mais non !
Je l’ai dit pour l’honneur de la mythologie ! Corbleu ! mes enfants, les faibles mortels ont l’œil sur nous ! Sauvons les apparences au moins ! Sauvons les apparences ! Tout est là !
Vous les sauvez bien, vous !
Est-ce qu’il a encore fait quelque nouvelle escapade ?
Mais non, ma bonne Junon… mais non… des cancans… de purs cancans… C’est les journalistes qui font courir des bruits sur moi pour me déconsidérer…
Du tout… du tout… Je suis sûr qu’il y a quelque chose… Monstre, va !… (A Diane.) Dis-le-moi, si tu le sais…
Madame, de la réserve !… pas de scène devant le monde !… Il y a temps pour tout !… Laissez-moi m’occuper des affaires intérieures de l’Olympe… Je reçois des plaintes de tous les côtés… Tenez !… (Il prend des papiers qu’il feuillette.) Mars ?
Noble fils de Bellone, ton dossier s’est enrichi d’une plainte de Vulcain qui prétend…
Ce n’est pas vrai !
Elle l’a bien dit ! Que ça soit vrai, que ça ne le soit pas, chaste Vénus !… ça m’est égal en principe… mais je vous en prie, mes enfants, de la tenue !… L’Olympe s’en va ! vous le perdez par vos inconséquences.
Quel tyran !…
Cupidon ?… où est le petit ?…
Voilà !…
Allons, bien ! le voilà qui fait la cour à Hébé, maintenant !… Et puis, l’ambroisie va brûler pendant ce temps-là !… (Il le prend par l’oreille.) Je te déclare, toi, gamin, que si tu continues nous nous fâcherons.
Si je t’ai donné des ailes… c’est pour que tu sois zélé… et tu es toujours en retard… A quelle heure es-tu rentré ?… Recommence et je te mets au pain et à l’eau pendant huit jours et je te consigne… Allons ! que chacun aille à sa besogne, en attendant l’heure de savourer le nectar et l’ambroisie… (Murmures.) Et que personne ne manque au déjeuner… Allez ! j’ai entendu des rumeurs, voilà déjà plusieurs fois que je m’aperçois…
Dis donc, maman, est-ce que tu crois que ça peut durer comme ça ?
Ah ! il nous ennuie trop !…
Moi, d’abord… je dépéris ici… cet Olympe m’étouffe avec son implacable azur…
Si nous nous révoltions !…
J’ai mon idée… nous refuserons de…
Qu’est-ce qu’on marmotte dans ce coin-là !… On ne m’a donc pas entendu ?…
Scène II
Par ma foudre !… on a du mal à mener ces gaillards-là… J’en perds la tête !… Et, si ce n’était que ça… il faut encore que j’aie la jalousie de ma tendre épouse, qui ne cesse de… Bon !… encore elle !… quel crampon !… Je disais tout à l’heure à Vénus de se ranger… celle-là devrait bien se déranger un peu… C’est toi !… ma bonne !… qu’est-ce qu’il y a ?…
Il y a que je ne puis plus vivre ainsi !… et que l’existence que vous me faites…
Qu’est-ce que j’ai encore fait, voyons ?…
Ah !… n’essaye pas de me tromper… Les bruits de la terre montent jusqu’à moi…
Mais encore…
Moi ?…
Et quel autre que vous eût osé…
Vois, mon amie, où t’entraîne ton aveugle passion !… cet enlèvement, je le connais comme toi !…
Je le crois.
Mes soupçons se portent sur quelqu’un, et nous allons bientôt savoir…
Rengaines que tout cela…
J’ai envoyé aux renseignements mon fidèle Mercure… Et si mes soupçons sont fondés… tu verras bientôt qu’un dieu qui punit, comme j’entends le faire, les escapades des autres, doit être le mari le plus fidèle, le plus constant…
Je ne vous crois plus, gros hypocrite !… Vous m’avez tant de fois trompée !…
Scène III
Salut au puissant maître des cieux et de la…
Pas de phrase ! au fait ! Rends-moi compte de ta mission.
Seigneur, j’arrive en droite ligne des enfers !
Et Pluton ? y régnait-il dans toute sa gloire ?
Ce n’était pas Pluton qui y régnait ! C’était une grande gaieté. Ils s’amusaient joliment, là-bas ! et j’ai vraiment passé quelques moments agréables !
Et Pluton ?…
Pluton était sorti !…
Depuis quinze jours !
Ainsi, il avait découché ?…
Probablement !…
Et tu ne l’as pas vu ?
Si fait !… Il est rentré aux enfers, il y a une heure !
Et d’où venait-il ?…
De la terre !…
Seul ?…
Non pas ! mais avec une jolie petite femme qu’il venait d’enlever à son mari !…
Tu sais son nom ?…
Là ! Je ne le lui fais pas dire !
Cela fait plaisir !…
Pas à tout le monde ! (Haut.) Ah ! le coquin de Pluton !… Et il va venir ?…
A l’instant… je lui ai dit que vous l’attendiez !… J’entends le bruit des roues de son char.
Eh bien ! je vais le traiter comme il le mérite !… Laissez-moi le recevoir !…
Tu ne me trompes pas, dis, Ernest ?… il n’y a pas autre chose ?…
Mais non, Bibiche !…
Enfin, ça va mieux ! je vais manger !
Crampon, va !… (A Mercure.) Va-t’en voir s’ils viennent !… (Rêvant.) Cette petite Eurydice est donc bien jolie ?…
Seigneur, le voilà !…
Scène IV
Madame va bien ?…
Elle mange !…
Salut au puissant maître des cieux et de la terre…
Assez !… assez !… je te fais grâce de la formule !…
Comme il me regarde !… Est-ce qu’il se douterait !… Détournons les soupçons !… Flagornons-le !… Ayons l’air de trouver son domicile agréable… J’ai justement une vieille tirade que j’ai lue quelque part… (Haut.) Ah ! Avec quelle volupté je m’enivre des suaves émanations de cette atmosphère douce et vivifiante de l’Olympe ; heureuses divinités qui folâtrez sans cesse sous des cieux toujours bleus, tandis que je suis condamné aux sombres cloaques du royaume infernal !… Ici l’on respire une odeur de déesse et de nymphe, une suave odeur de myrte et de verveine, de nectar et d’ambroisie. On entend le roucoulement des colombes, les chansons d’Apollon et la lyre de Lesbos !… Voici les Nymphes !… voici les Muses !… Les Grâces ne sont pas loin !… Vous les verrez danser, calmes et bondissantes, aux douces clartés de la lune d’avril !… Tous les parfums sont déchaînés, et les parfums de la nuit, et les parfums du jour, et les parfums du ciel, et les parfums des Grâces, et les parfums des Muses, et les parfums des Nymphes !…
As-tu bientôt fini, avec ta parfumerie ?…
Il va me donner un savon, il mousse !…
Eh bien ?…
On n’en dira jamais assez sur votre bonheur !
Notre bonheur !… Tu fais semblant de croire que le bonheur se trouve près des Grâces et des Nymphes, toi !… Ce n’est pas mon avis, à moi !… Il paraît que je ne suis pas d’une nature nymphatique !… Mais laissons cela ! et prête-moi une oreille attentive !… Roi des enfers, c’est moi qui vous appelle !… Il paraît, mon bonhomme, que tu te conduis comme le dernier des drôles !
Seigneur ! Je suis fort !…
Tu mènes une existence de pacha !… D’abord, qu’est-ce que ces gamins que tu traînes avec toi ?…
Du vin de Chypre !… Une hure !… Et nous qui sommes éternellement condamnés au nectar et à l’ambroisie ! — Et c’est là ta nourriture habituelle ?
Oui !… Oh ! je n’aime pas les choses fades !… Il me faut du piment, beaucoup de piment !…
Ah çà ! mais tu es le plus heureux des dieux !
Moi, seigneur !… heureux !
Oui, toi ! Depuis quinze jours, que fais-tu ?
J’habite le sombre cloaque de l’enfer. L’on n’y respire pas comme ici une odeur de…
Pas du tout ! Tu habites une cabane aux environs de Thèbes.
Hein ?
Et tu as abusé de ton pouvoir en enlevant par la mort une épouse à son époux.
Ne nie pas ! Je sais tout !
Ce n’est pas vrai !
Silence !… Quand je parle, on se tait !
Seigneur !…
Je ne suis pas habitué à la discussion !… Devant moi tout tremble !… (On entend des hurlements.) Qu’est-ce que c’est que cela ?
Ça ne m’a pas l’air de cris d’obéissance, ni de cris d’enthousiasme, cela !…
Scène V
- Aux armes ! dieux et demi-dieux !
- Abattons cette tyrannie,
- Ce régime est fastidieux !
- Plus de nectar ! plus d’ambroisie ! Diane.
- Plus de nectar !
- Cette liqueur
- Fait mal au cœur…
- Plus d’ambroisie ! Et plus jamais
- Qu’on ne nous serve de ces mets.
- Une révolte chez les dieux !
- Sur mon âme ! elle arrive au mieux !
Ils ont raison ! Ces aliments sont fades !
- Parlez-moi de ceci, camarades !
- Aux armes ! dieux et demi-dieux !
- Abattons cette tyrannie,
- Ce régime est fastidieux !
- Plus de nectar ! plus d’ambroisie.
Une sédition !… On refuse obéissance !…
On perd le respect à papa Piter !… ah ! Vous ne voulez pas savourer le nectar et l’ambroisie ?
Non !… non !… plus de nectar !… plus de nectar !…
Nous sommes confits !…
Nous avons du sirop d’orgeat dans les veines !…
Ils ont raison !… ils ont raison !…
C’est une révolte, alors ?… Et vous ne rougissez pas de mettre à votre tête un bandit comme celui-là ?…
Un bandit !…
Seigneur !!! Je ne suis pas un bandit !
Si !… un misérable qui abuse de sa position pour enlever des mortelles à leur mari !…
Ce n’est pas vrai !…
Voulez-vous des noms ?
Oui ! Vous avez dit : Citons… citez !…
Nous citerons !… nous citerons !… — Il vient de ravir la femme du violoneux Orphée, la belle Eurydice.
Ce n’est pas vrai !
Eh bien, après !…
Comment, après ? Eh bien ? et la morale ? et l’opinion des mortels ?…
Il faudrait pourtant s’entendre sur ta morale !… Tu en as fait bien d’autres, toi !… mon petit père !…
Là !… Qu’est-ce que je disais ?
Ah ! oui, parlons-en, de tes qualités domestiques… Je ne veux pas jeter la zizanie dans le ménage. Voyons, nous sommes ici en famille, ni hommes, ni femmes, tous dieux de première classe… Expliquons-nous !… Tu me reproches ce que j’ai fait… Si on te rappelait ce que tu as fait, toi ?
Laisse donc… J’en sais sur ton compte !
Et moi !
Et moi donc !…
Et nous donc !…
Mais nous avons fait une chanson là-dessus !…
Hein ?… J’ai un rendez-vous avec mon architecte.
Tu l’entendras !…
Tu l’entendras !
- Pour séduire Alcmène la fière,
- Tu pris les traits de son mari !
- Je sais bien des femmes sur terre
- Pour qui ça n’eût pas réussi !
- Ah ! ah ! ah !
- Ne prends plus l’air patelin :
- On connaît tes farces, Jupin !
- Ah ! ah ! ah !
- Etc., etc., etc.
- Est-ce de la même enveloppe
- Que tu te servis de nouveau,
- Lorsque, pour enlever Europe,
- Tu pris les cornes d’un taureau ?
- Ah ! ah ! ah !
- Etc., etc., etc.
- Ah ! ah ! ah !
- Etc., etc., etc.
- A Danaé, ton adorée,
- En pluie, un jour, tu te montras ;
- Mais cette pluie était dorée :
- Ça lui plut et tu l’adoras.
- Ah ! ah ! ah !
- Etc., etc., etc. Le chœur.
- Ah ! ah ! ah !
- Etc., etc., etc.
- Ce cygne, traqué par un aigle,
- Que Léda sauva dans ses bras,
- C’était encor vous, gros espiègle !
- — J’étais l’aigle ! — Ne le niez pas !…
- Ah ! ah ! ah !
- Etc., etc., etc.
- Ah ! ah ! ah !
- Etc., etc., etc.
- Que prouvent ces métamorphoses ?
- C’est que tu te trouves si laid,
- Que, pour te faire aimer, tu n’oses
- Te montrer tel que l’on t’a fait !
- Ah ! ah ! ah !
- Etc., etc., etc.
- Ah ! ah ! ah !
- Etc., etc., etc.
Je suis à bout de forces !… Ah ! traître ! ah ! volage !… (Jupiter s’approche pour la calmer.) Va-t’en !… je te hais ! Nous nous séparerons !…
L’attaque de nerfs !… je ne pouvais pas l’éviter !…
Prenez-moi donc votre femme !
Je te jure que c’est avant mon mariage !…
Ah !…
Mais prenez donc votre femme !…
Tout ça, c’est des cancans, de purs cancans !… Je n’ai jamais aimé que toi ! (A Pluton.) Tu n’es qu’un diffamateur !… tu n’es qu’un coq…
N’achevez pas !… Mais prenez donc votre femme ! Elle me gêne !
Scène VI
Seigneur !
Seigneur ! deux étrangers sont là, demandant audience.
Leurs noms ?
Orphée !
Orphée ! lui ici !… Mais prenez donc votre femme !… Tiens, je ne l’ai plus !
Orphée ! (A part, regardant Pluton.) Je vais le repincer !
Et un jeune homme qui se dit l’Opinion publique.
L’Opinion publique !… les mortels !… Mes enfants, trêve à nos dissensions intestines !
Ne les recevez pas !…
Recevez-les !…
Moi, seigneur !… je ne tremble jamais !… je suis fort ! (A part.) J’aurai du toupet ! (Haut.) Qu’ils entrent !…
Tu donnes des ordres chez moi !… Qu’ils pénètrent !… Et nous, soignons les groupes !… L’Opinion publique est là !… tenons-nous bien !… Tout pour le décorum et par le décorum ! Où est mon trône ?… où est ma foudre ? Je veux ma foudre des dimanches pour paraître dans toute ma gloire !… (Grand branle-bas. On lui apporte sa foudre et son trône.) Vénus, ici, à ma droite !… Diane, à ma gauche !…
Et moi ?
Toi ! tiens, là-bas, sur le banc des accusés !…
Et moi ?
Toi ! où tu voudras, dans les bras de Mars ! tu feras tableau. Parfait ! le groupe sera bien ainsi !
Qu’ils pénètrent !
Non ! Qu’ils entrent !
Est-il taquin !
Scène VII
- Il approche ! Il s’avance !
- Le voilà ! c’est bien lui.
- Je veux prendre ta défense,
- Trop infortuné mari.
- Il s’approche, il s’avance !
- Le voilà ! c’est bien lui.
- Ah ! sapristi ! je commence
- A bien m’ennuyer ici.
- C’est malgré moi que j’avance,
- Et j’en suis tout ahuri ;
- Cette démarche commence
- A me donner de l’ennui.
- Marche toujours ! avance !
- Allons ! obéis-moi !
- Sinon, crains la vengeance
- Prête à fondre sur toi ! Chœur.
- Attendons !
- Observons !
- Regardons !
- Écoutons !
- Que me veux-tu, faible mortel ?
- Voici le moment solennel !
- Tu vas, d’une voix attendrie,
- Implorer du grand Jupiter
- Le droit de reprendre à l’enfer
- Ton épouse tendre et chérie !
- Mais non ! Mais non ! cela m’ennuie.
- Allons ! Allons ! obéis-moi !
- O roi des cieux et de la terre,
- Vois ma douleur et ma misère,
- Ma tristesse et mon abandon !
- Je viens te demander justice.
- « On lui ravit son Eurydice.
- » Et le ravisseur, c’est Pluton ! »
- Faites silence !
- Je vais prononcer ma sentence !
- O vous qui m’écoutez,
- Dieux et divinités !
- Punissant justement le crime et l’injustice,
- Je condamne Pluton à lui rendre Eurydice !
- O ciel ! il me la rend !
- O ciel ! il me la prend !
- Et pour faire observer ma volonté suprême,
- Aux enfers, aujourd’hui, Pluton, j’irai moi-même !
- Jupin, emmenez-nous avec vous, s’il vous plaît !
- Allons, j’emmènerai l’Olympe au grand complet !
- Gloire ! gloire à Jupiter !
- Gloire à ce dieu clément et doux !
- Qui, pour ce sémillant enfer,
- N’a pas voulu partir sans nous !
- Partons !
- Allons !
- Plus de nectar, plus de ciel bleu !
- Ah ! nous allons donc rire un peu !
- Merci, mon Dieu ! merci, mon Dieu ! Orphée et Pluton.
- C’est désolant ! c’est révoltant !
- Car le bon droit est triomphant !
- Adieu bonheur ! amour, adieu !
- Je suis heureux ! je suis content !
- Car le bon droit est triomphant !
- Merci, mon Dieu ! merci, mon Dieu !
- Prenons nos attributs
- Partons, n’hésitons plus !
ACTE DEUXIÈME
Scène PREMIÈRE
Personne encore !… pas de nouvelles !… ah çà !… mais c’est intolérable !… Je m’ennuie épouvantablement ici !… Voilà deux jours que je suis seule, n’ayant d’autre récréation que la compagnie d’un grand bêta de domestique dont on a fait mon geôlier !… Ah ! Pluton, prends garde !… tu ne sais pas ce que peut l’ennui sur une femme aussi fantaisiste que moi !… Si c’est ainsi qu’il m’aime !… je vais regretter mon mari !… Quelqu’un !… encore lui !…
Scène II
Elle est bien belle !… elle est bien belle !… Ah ! si j’osais !…
C’est encore toi ; que me veux-tu ?…
Madame n’a pas sonné ?…
Moi ? non…
Tant pis !…
Pourquoi ?
Parce que si madame avait sonné, c’est qu’elle aurait eu besoin de quelque chose… (Il soupire bruyamment.) Et comme madame ne sonne pas, c’est que madame n’a besoin de rien… (Il se dirige vers la porte.) Elle est bien belle, mon Dieu !… elle est bien belle !… (Revenant.) Est-ce que madame sonnera bientôt ?
Est-ce que je sais ? pourquoi ?…
Parce que, si madame sonnait, je m’empresserais d’accourir… Ah ! je suis bien malheureux, allez, madame !
Qu’est-ce que cela me fait ?
Puisque madame paraît s’intéresser à moi, je vais tout lui dire. Figurez-vous, madame, que je suis la meilleure nature du monde, j’ai un cœur sensible et une tête faible… La femme qui m’aimerait serait bien heureuse…
C’est un fou !… Comment, il va me raconter ses amours à présent !
Je n’ai qu’un défaut, madame, j’aime mieux vous le dire tout de suite, pour que vous ne me le reprochiez pas plus tard : je m’enivre quelquefois !…
Maintenant, madame, que vous me connaissez… comme si vous m’aviez fait…
Ne m’approche pas, malheureux !… Il est affreux !
Madame me repousse après un tel aveu ? Ah ! c’est parce que je ne suis qu’un domestique, n’est-ce pas ?… C’est bien cela les grandes dames ! Toutes les mêmes ! Mais je n’étais pas mort pour porter cette livrée ! Madame, quand j’étais sur la terre, j’étais le fils d’un grand prince de Béotie !
Eh bien !… il te reste quelque chose de ta patrie !
- Quand j’étais roi de Béotie,
- J’avais des sujets, des soldats,
- Mais, un jour, en perdant la vie,
- J’ai perdu tous ces biens, hélas !
- Et, pourtant, point ne les envie.
- Ce que je regrette en ce jour,
- C’est de ne t’avoir pas choisie
- Pour te donner tout mon amour
- Quand j’étais roi de Béotie !
- Si j’étais roi de Béotie,
- Tu serais reine sur ma foi !
- Je ne puis plus qu’en effigie
- T’offrir ma puissance de roi :
- La plus belle ombre, ma chérie !
- Ne peut donner que ce qu’elle a.
- Accepte donc, je t’en supplie,
- Sous l’enveloppe que voilà,
- Le cœur d’un roi de Béotie !
Va-t’en, te dis-je, tu sens le vin…
Ah ! Voilà bien une idée !… parce que je vous ai dit tout à l’heure que je m’enivrais parfois… Mais vous ne savez donc pas avec quoi je m’enivre… c’est avec de l’eau… de l’eau pure !…
De l’eau !…
Oui, madame… mais une eau délicieuse, l’eau du fleuve Léthé… Oui, c’est pour oublier que je bois, pour oublier la triste condition où je suis tombé !…
C’est une drôle d’idée !…
C’est une idée d’homme libre et fier, madame, qui se souvient de sa splendeur passée… Cette funeste habitude me gêne bien quelquefois dans mon service ;… par exemple, quand mon maître me donne un ordre, naturellement, je bois, par fierté… avant de lui obéir… Naturellement aussi j’oublie l’ordre qu’il m’a donné… Il me le redonne, je rebois, je réoublie, et ça dure quelquefois comme cela des journées entières… mais il s’en accommode très-bien, parce qu’il me trouve intelligent d’ailleurs… (Tombant à genoux.) Mais, voyez-vous, il est une chose que je n’oublierai jamais, quand je boirais tout le Léthé, c’est l’image de la femme adorable dont mon maître m’a donné la garde depuis deux jours…
Insolent !…
Une chose que j’oublierais bien auprès de vous, par contre… ce sont mes devoirs !… Ah !… voyez-vous, madame… (On entend du bruit.) Bigre ! voilà mon maître !
Quel est ce bruit ?
Rien… rien, madame… Il faut rentrer.
Je ne veux pas !…
Ce sont les ordres du maître… Vous me feriez ficher à la porte !…
Mais enfin, jusqu’à quand durera cette plaisanterie ?
Plus tard, je vous dirai !… Rentrez !
Allons ! (Il la fait entrer au fond au moment où arrivent Pluton et Jupiter.) Il était temps !
Scène III
Elle n’est pas là !… il a eu le temps de la cacher dans son appartement !… Ouf ! je respire…
Tu as de singulières façons de faire les honneurs chez toi, toi !…
Moi ?
Oui, toi… Quand on est poli, on fait passer les gens les premiers, et on les suit. (Se frottant l’épaule.) Tu y mets trop d’empressement, vois-tu… il ne faut pas pousser la prévenance jusqu’à la bousculade… Où sommes-nous ici ?
Tu dis ?
Je dis mon buen retiro… comme qui dirait mon boudoir… C’est là que, fatigué du gouvernement de mon royaume infernal, je viens goûter quelques instants de repos et de solitude.
De solitude. (A part.) Je suis sûr qu’elle est ici.
Tu cherches quelque chose, dieu puissant ?
Rien, non, merci… J’étudie la disposition et la construction de ce petit… Comment appelles-tu cela ?
Buen retiro !…
Soit… Oui, je trouve cela très-joli, très-intime… je veux m’en faire disposer un pareil dans l’Olympe. C’est très-favorable (Souriant.) aux amours, n’est-ce pas ?
Vraiment ! Tartufe, va !… (Pendant que Jupiter a le dos tourné, Pluton fait des signes à John, comme pour lui demander si Eurydice est dans l’appartement du fond.) Qu’est-ce que tu fais donc là ? tu me fais des niches par derrière, dieu sérieux !
Moi… du tout… je faisais…
Tu faisais des signes à quelqu’un… Qu’est-ce que cela ?
Quoi ? Qui ?…
Cette perche animée ?… Ce bâton de cire à cacheter ?
John Styx, mon domestyx, mon domestique intime… mon factotum… un brave et honnête garçon, à qui je confie…
Tes secrets ? (A John.) Où est-elle ?
Qui !… elle ?…
Eurydice, par ma foudre !…
Parfaitement… Et je verrai bien… Place, ou je tonne !… Ah ! ah ! ah !…
Cherche là !… dieu puissant, cherche là !… (A part.) Ces murs sont épais.
Rien !… ah !… si… une serrure !… il me semble… Elle est là !… j’en suis sûr !
Eh bien !…
Rien !… tu avais raison ! (A part.) Par mon immortalité, moi qui me suis métamorphosé tant de fois pour plaire à tant de femmes, je ne resterai pas à court d’imagination ; sous une forme ou sous une autre, il faut que je pénètre là !
Allons, retournons auprès des dieux qui nous attendent à la fête que j’ai préparée pour toi ; une rude fête, va !…
C’est dit ; je te rends mon estime et commence à croire que ce vil mortel a voulu me faire poser en me réclamant son épouse.
Quelques ordres et je t’emboîte…
Ah ! ce supplice est affreux, la garder pour les autres : ce n’est que dans l’oubli que je pourrai me consoler…
Ah ! quelle idée !… laissons-lui toujours ma carte, qu’elle sache que je suis là… (Il met la carte dans le trou de la serrure.) Et dans un instant, je reviens par le trou de la serrure, sous la forme la plus fine et la plus séduisante !… Je ne vous dis que cela !…
Ne le perdons pas de vue… il est fin, il pourrait revenir sur ses pas… Prends ma queue, je prends la sienne. (Haut.) Je suis à toi, dieu puissant.
Scène IV
Scène V
Est-ce assez fin ?… Sous ce costume on passe partout… C’est elle !… Qu’elle est belle !… Soyons séduisant !
- Il m’a semblé sur mon épaule
- Sentir un doux frémissement !
- Il s’agit de jouer mon rôle.
- Plus un mot ! Car, dès ce moment,
- Je n’ai droit qu’au bourdonnement !
- Ah ! La belle mouche !
- Le joli fredon ! Jupiter, à part.
- Ma chanson la touche,
- Chantons ma chanson !
- Le joli fredon !
- Le joli fredon !
- Bel insecte, à l’aile dorée,
- Veux-tu rester mon compagnon ?
- Ces lieux dont tu forças l’entrée,
- Hélas ! Me servent de prison.
- Ne me quitte pas, je t’en prie,
- Reste, on prendra bien soin de toi :
- Je t’aimerai, mouche jolie,
- Reste avec moi !
- Quand on veut se faire adorer,
- Il faut se laisser désirer.
- Je la tiens par son aile d’or !
- Pas encor !
- Fi ! la méchante ! la méchante !
- Elle ne cherche qu’à me fuir !
- Ah ! par ton aile si brillante,
- Malgré toi, je veux te saisir.
- J’ai pris des ailes, ma charmante,
- J’ai bien le droit de m’en servir.
- Je veux prolonger ton attente
- Avant de me laisser saisir.
- En vain, à ma poursuite
- Tu voudrais échapper.
- Moi, je me sauve, quitte
- A me faire attraper.
- Je te trouverai bien, cruelle…
- J’y compte bien.
- Où donc est-elle ?
- — sur ce fauteuil ! — Attention !…
- De cette gaze légère,
- Sans l’étouffer, je puis faire
- Un filet à papillon.
Elle s’est approchée sur la pointe du pied.
- Attention ! attention !
- La voilà prise ! — Plus de résistance !
- La plus prise des deux n’est pas celle qu’on pense.
- Je te tiens, petite méchante,
- Toi qui ne cherchais qu’à me fuir.
- Je savais bien, mouche charmante,
- Qu’on finirait par te saisir.
- J’ai voulu prolonger l’attente,
- Avant de me laisser saisir.
- Ne crains plus rien, ô ma charmante,
- Je ne cherche plus à m’enfuir.
Ah ! je savais bien que je t’attraperais, mon bijou ailé !… tu as beau te défendre ! tu es à moi ! et pour toujours ; tu seras la consolation de la pauvre prisonnière !… Mais voyez donc ! qu’elle est gracieuse ! quelles belles couleurs ! et quelle taille fine ! (Jupiter fait des grâces.) Et ces ailes d’or !… tiens !
Eh bien !… tout cela est à toi si tu le veux, mortelle adorée !…
Ah ! grands dieux !… elle parle ! au secours !…
Tais-toi !… En réalité, je ne suis pas une mouche, j’ai pris ce costume pour tromper les regards jaloux d’un tyran qui ne veut que te torturer…
Est-il possible !… Qui donc es-tu ?
Moi ?… Je déclare ici, la vérité m’y pousse ! que je suis ton amant, Jupiter Barberousse.
C’est donc toi qui tout à l’heure m’as glissé…
Ah !
Et si je t’avais connue, Pluton, plus tôt ne t’aurait pas enlevée… Je t’aurais emmenée dans l’Olympe.
L’Olympe !… tu m’aurais fait voir l’Olympe et quitter cet affreux séjour… Oh ! fuyons, emmène-moi.
Nous n’avons qu’un moyen pour ne pas éveiller les soupçons !… il faut que je retourne à la fête que donne cet idiot de Pluton ! — rejoins-m’y.
Hein ?
Rejoins-m’y sous un déguisement, et à la faveur de la sortie générale de mes collègues, je t’emmène — dans le tas.
Ce que le Dieu veut, la femme le veut ! A toi ! Jupiter !… for ever !
Dans une heure !… Oh ! je suis un insecte bien heureux !
Scène VI
Mouche ! mouche !…
- Si j’étais roi de Béotie !
Où est-elle ?… la mouche ?… où est la mouche ? Ah ! John ! as-tu vu la mouche ?…
La mouche ?… quelle mouche ?…
Jupiter !… que ce petit futé de Cupidon a reconnu sous la forme d’une mouche !…
Jupiter !…
- Quand j’étais roi de Béotie… Pluton.
- Quand j’étais roi de Béotie…
Qu’as-tu fait d’Eurydice ?
Eurydice ?…
- J’avais des sujets, des soldats…
Regarde-moi donc un peu, toi !… Ah ! le malheureux ! il s’est livré à sa funeste passion !… il a encore bu du Léthé !… et pendant ce temps il aura laissé pénétrer !… Voyons ! John ! mon fidèle John ! c’est moi, Pluton ! ton bon maître !… Canaille, va ! souviens-toi, au nom de tes cendres !… la clef de la grille du parc au moins, la clef !…
- Mais un jour en perdant la vie…
Voyons, si je lui parlais une autre langue que celle qu’il a oubliée… peut-être se la rappellerait-il. Ricordati !… memento !… remember !
Remember !
Rien !… rien !… C’est à se prendre la tête et à se la fouler aux pieds ! (On entend la voix d’Eurydice qui chante le motif : Bel insecte à l’aile dorée, etc, etc.) Ah ! cette voix ! c’est celle d’Eurydice, elle n’est pas encore partie !… Courons !… Cerbère ! Caron ! qu’on redouble de surveillance !… qu’on cerne toutes les issues !… Et toi, viens, John, John.
- Quand j’étais roi de Béotie…
Encore ! mais ce n’est pas un homme, c’est un orgue !… — Va-t’en ! que je ne te voie plus !…
Il frappe du pied avec impatience ; John s’engloutit et disparaît lentement en chantant toujours son couplet. Pluton le pousse avec rage, et en faisant auprès de lui le geste d’un homme qui joue de l’orgue.
Au fond, le Styx.
Scène PREMIÈRE
- Vive le vin ! vive Pluton !
- Et nargue du qu’en dira-t-on.
- La divine cohorte
- Que ce vieux vin transporte,
- Chante le Dieu qui porte
- La couronne de fer.
- Sa demeure chérie
- Sera notre patrie ;
- Si l’on comprend la vie,
- Amis, c’est en enfer !
- Vive le vin ! Vive Pluton !
- Et nargue du qu’en dira-t-on !
- Allons ! Ma belle bacchante,
- Mortelle émule de Vénus,
- Chante-nous de ta voix charmante,
- Chante-nous l’hymne de Bacchus !
- Allons ! Ma belle bacchante,
- Chante ! chante !
- Belle bacchante !
- J’ai vu le dieu Bacchus, sur sa roche fertile,
- Donnant à ses sujets ses joyeuses leçons :
- Le faune au pied de chèvre et la nymphe docile
- Répétaient ses chansons.
- Évohé ! Bacchus m’inspire,
- Je sens en moi
- Son saint délire,
- Évohé ! Bacchus est roi !
- Évohé ! Bacchus m’inspire.
- Etc, etc. Eurydice.
- Etc, etc.
- Évohé ! Bacchus m’inspire.
- Laissez, leur disait-il, les tristesses moroses,
- Laissez les noirs soucis aux profanes humains.
- Et vous, couronnez-vous des pampres et des roses
- Qui tombent de mes mains !
- Évohé ! Bacchus m’inspire,
- Je sens en moi
- Son saint délire !
- Évohé ! Bacchus est roi !
- Évohé ! Bacchus m’inspire, etc.
- Maintenant, je veux, moi
- Qui suis mince et fluet,
- Comme au temps du grand roi,
- Danser un menuet !…
Ce niais de Pluton ne t’a pas reconnue ; après la danse, nous lèverons le pied !…
Et maintenant, fuyons…
Fuyons… oui, profitons de ce qui nous reste de souffle… fuyons…
Où donc ?
Aïe…
Que veut cet audacieux ?…
Que tu n’avais pas enlevée, disais-tu ?…
Eh bien ! Oui, je l’avais enlevée… mais, sarpejeu, je m’en repens bien !…
Que dit-il ?…
Je dis que tu t’es conduite avec moi comme… avec ton mari !… que tu m’as flanqué mon envers à l’enfer, mon enfer à l’envers, et que…
Il sait tout !…
Riez, allez !… rira bien qui rira le dernier… La farce est bonne… mais vous ne la porterez pas ensemble en paradis !…
Et qui donc m’empêcherait si je voulais ?…
Qui ?… Mais toi-même !
Et le mari qui va venir !… le petit mari !…
Mon mari !… je l’avais oublié !… oui… ça t’arrive quelquefois !…
Moi aussi !
Et la promesse que tu lui as faite ! L’as-tu oubliée aussi ?… je vais être vengé… ce n’est pas à moi que tu rendras Eurydice, c’est à lui !… au petit trovatore…
Maladroit !… qu’ai-je promis !…
La position se tend ! Je vais élever le dialogue avec la situation !… Je ne parle plus qu’en vers !… méfiez-vous…
- Femme, reconnais-tu ce chant de violon ?
- Ce chant qu’il trouve large et que je trouve long,
- C’est celui de l’époux que j’ai… Pluton.
- Tu l’as dit, femme !
- C’est ton époux qui vient pour racheter ton âme !…
- Cette âme que j’aimais et que je n’aime plus !…
- Tu connais de Jupin les ordres absolus !
- Ton époux te réclame, on te rend à la terre !
- C’est un joli cadeau que nous allons lui faire !
- Jupin !
- Rassure-toi, pauvre ange ! j’ai mon plan !
- Et tu n’es pas encore au bras de ton tyran !…
- Que tout rentre dans l’ordre ! — Enfants, de la tenue !
- Voici qu’au sombre bord leur barque est parvenue…
- Que des divins plaisirs ils ne soupçonnent rien…
- Et prenons pour mot d’ordre : Hexamètre et maintien !
Scène II
- Oui, je suis convaincu ! — Malgré ses injustices,
- — C’est ma femme, et je veux ignorer ses caprices…
- Puissant roi des…
- Assez !… Grâce du boniment !
- Je connais ta demande : — Allons-y vivement !…
- Fidèle à ma promesse, à tes désirs propice,
- D’accord avec Pluton, je te rends Eurydice.
- Va !…
- Jupiter me comble et Pluton est trop bon !…
- Mais j’y mets cependant une condition…
- Condition expresse autant qu’inexplicable.
- Que tu n’as pas besoin de comprendre, que diable !
- — Vers le Styx, gravement, tu vas t’acheminer,
- En précédant ta femme, et sans te retourner !…
- — Si, trop pressé de voir ton aimable Eurydice,
- Tu désobéissais à ce petit caprice,
- Elle t’échapperait, pour toujours, cette fois !…
- Mais ce n’est pas du jeu !…
- L’on élève la voix !…
- Allons ! — Derrière toi va marcher Eurydice…
- Ne te retourne pas ! — J’ai dit ! — Qu’on obéisse ! –
- Ne regarde pas en arrière !
- A quinze pas fixe les yeux.
- Ami, pense à la terre !
- Elle nous attend tous les deux !
Les dieux.
- Pour un époux quel embarras !
- Il se retournera,
- Se retournera pas !
- Tournera,
- Tourn’ra pas !
- Pour un époux quel embarras !
- Sur sa curiosité
- Aurais-je donc en vain compté !…
- Nous triomphons ! Ah ! quelle joie ! Jupiter.
- Nous triomphons ! Ah ! quelle joie !
- Il ne se tourne pas ! Tant pis ! Je le foudroie !
Jupin prend sa foudre de la main droite, la brandit, et au lieu de s’en servir, il administre dans le vide et dans la direction d’Orphée un vigoureux coup de pied électrique qui traverse la scène sous la forme d’une étincelle. Coup de tam-tam. Orphée se retourne brusquement, comme si le coup l’avait atteint. Eurydice disparaît à ses yeux.
- Malheureux ! Que viens-tu de faire ?
- Un mouvement involontaire !
- Tu l’as perdue et pour jamais !
- Hélas !
- Ce dénoûment m’enchante !
- Elle me reste donc !
- Une bacchante !
Pas plus qu’à moi ! — J’en fais
- Mais ça n’est pas dans la mythologie !
- Eh bien ! On la refera, la mythologie ! Eurydice.
- Bacchus !
- Mon âme légère
- Qui n’a pu se faire
- Au bonheur sur terre,
- Aspire à toi, divin Bacchus !
- Reçois la prêtresse
- Dont la voix sans cesse
- Veut chanter l’ivresse
- A tes élus !…
- Eh bien ! On la refera, la mythologie !
Bacchus paraît au fond sur un trône orné de pampres, porté par quatre faunes. — Eurydice monte jusqu’à lui sur les bras des dieux qui s’empressent à sa rencontre. — Le théâtre s’embrase.
- Bacchus !
- Reçois la prêtresse
- Dont la voix sans cesse
- Veut chanter l’ivresse
- A tes élus !…