Orpha

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ORPHA[1]


. . . . . . . .

Et Noëmi ayant perdu ses deux fils. Mahalon et Chélion, qui avaient épousé deux filles Moabites, se leva avec ses brus pour sortir du pays de Moab… Et comme elles étaient en chemin pour retourner au pays de Juda, elle leur dit : « Allez et retournez, mes filles… » Orpha embrassa en pleurant sa belle-mère et s’en retourna ; Ruth s’attacha à sa belle-mère…

Et Ruth eut de Booz un fils qui fut nommé Obed.

. . . . . . . .

Le Livre de Ruth.




I


Tandis qu’à Bethléem tout un peuple s’agite,
Fêtant le nouveau-né de Ruth, la Moabite,
Que Noëmi le berce, et que Booz, enfin,
Sûr d’un lien fécond, s’endort en son déclin,
Au pays de Moab, celle que l’on a vue
Du chemin de l’exil se détourner vaincue,
Orpha, la sœur de Ruth, s’asseyait en pleurant
Sur le seuil de Joël le chasseur, son parent.

Veuve de Chélion, réputée étrangère,
La loi lui ravissait jusqu’au champ de sa mère ;
Chaque parent, d’ailleurs, indigent ou cruel,
Repoussait l’orpheline ; un seul restait : Joël.

C’était un homme dur, grand chasseur, âme sombre,
De ceux qui dans l’assaut comptent peu sur le nombre,

Et qui, forts et vaillants devant leur nation,
Vont dans son antre même assaillir le lion.
Noire de peau, mais belle, et docile à toute heure,
Une esclave stérile habitait sa demeure.
Elle accueillit la veuve au seuil de la maison.
Et du doigt, sans parler, lui montra l’horizon.
Un homme alors parut ; la négresse ; inquiète,
Sans l’oser regarder, triste, baissa la tête ;
Car Joël le chasseur, après un jour entier,
Pour la première fois revenait sans gibier.

— Deux femmes au logis, dit une voix amère,
Le renom du chasseur attire l’étrangère ;
Sans doute elle a compté sur un joyeux repas ?

Les chiens flairaient Orpha, qui ne répondit pas.
L’esclave alors dit tout.

 — Puisqu’elle est ma parente,
Dit Joël, elle a droit de dormir sous ma tente ;
Je lui dois la moitié de ma soif, de ma faim.
Sous mon toit d’ouragan qu’elle repose enfin !
Près de moi, quoique veuve, elle aura trouvé grâce
S’il me naît d’elle, un jour, un fils qui me surpasse,
Et pourvoie à son tour, chasseur jeune et hardi,
De fourrure et de chair mon vieux corps engourdi.
Toi, donc, sois libre ! pars, et fais place à l’épouse :
Une femme est assez. Point d’esclave jalouse !
Je me dois à mon sang, ainsi le veut la loi ;
Retourne en tes déserts stériles comme toi.

L’esclave s’apprêtait au départ, mais, tremblante,
Plus sa tâche avançait, plus sa main était lente,
D’autres yeux cependant ne cherchaient pas les siens,
Et Joël, sans la voir, jouait avec ses chiens.

Quand elle eut à la source empli sa calebasse,
Elle alla vers le maître, et, parlant à voix basse :
— J’emporte en un sachet les dieux de mon pays,
Et, grâce à vous encor, pour cinq jours de maïs.
On m’a prise au désert enfant, esclave et nue,
On me rend au désert femme libre et vêtue.
De plus, car j’ai grandi, vivant seule en votre air,
J’ai cet anneau d’argent qui m’entre dans la chair ;
Sous la terre avec lui j’aurais voulu descendre,
Mais je n’en suis plus digne, et je veux vous le rendre ;
Quelqu’un peut m’envier un si riche cadeau,
Brisez donc, pour le prendre, ou le bras ou l’anneau.

Joël, sous ses palmiers, resta muet et sombre ;
La nuit l’enveloppait. Les chiens, frappés dans l’ombre,
Poussèrent un seul cri que la peur étouffa,
Et l’on n’entendit plus que les sanglots d’Orpha.

La noire alors reprit : — Quand vous m’aurez chassée,
Par qui, dans ce logis, serai-je remplacée ?
La veuve est jeune encor, l’enfant qui lui naîtra,
Si la mère vous sert, qui donc le bercera ?
Qui guidera ses pas ? qui tressera ses nattes ?
Qui troquera des peaux pour du fer ou des dattes ?
Quelle autre, répondez, fournira la maison
De maïs, si déjà manque la venaison,
Et si le vent du sud, qui porte les gazelles,
Fait vos nerfs sans vigueur et vos flèches sans ailes.

Le chasseur éclata : — Qui t’a dit de partir ?
Reste, langue d’aspic, et bientôt, sans mentir,
Tu diras du chasseur dont on parle en nos villes,
Qu’il nourrit de son arc deux bouches inutiles.

Et suivi de ses chiens, dociles au sifflet,
Il poussa dans la case Orpha qui chancelait.

II



Joël, le lendemain, convoqua l’assemblée
Des anciens, et, par eux, l’union fut scellée.
Dieu la rendit féconde, et la veuve conçut
Dès le troisième mois. Joël, dès qu’il le sut,
Dit : le grain est tombé dans une bonne terre.
Mon fils aura pour nom Joël, comme son père.
Enfant, dans les forêts, mes bras l’emporteront,
Tranquille sous mon arc les tigres le verront.
La peau du léopard, sur la terre étendue,
Assurera ses pas, réjouira sa vue,
Jusqu’à l’âge où, grandi, lui-même il lancera
Le lacet qu’en fuyant l’onagre secoûra.
Gloire aux dieux de Moab, ils sont grands, nul mensonge
N’émane d’eux ; hier j’ai connu, par un songe,
Qu’à la neuvième lune un fils naîtrait de moi.

Ainsi parlait Joël, aveugle dans sa foi ;
Mais, dans l’année, Orpha mit au jour une fille.
Rien d’abord ne parut changé dans la famille ;
L’enfant eut nom Jaïd ; l’esclave, dans son sein,

La cachait à Joël, parfois, comme un larcin.
Les deux femmes s’aimaient ; rivales, étrangères,
Même soin, même peine en avaient fait deux mères.
Diverses de visage et pareilles de cœur,
On eût dit, par instants, une sœur et sa sœur.

Longtemps, d’un nouveau fruit, l’annonce mensongère
Protégea faiblement l’enfant avec sa mère ;
Mais tout changea d’abord quand tout espoir eut fui ;
Joël ne parlait plus que d’un fils né de lui,
Qui, d’avides intrus purgeant son héritage,
Sous le toit paternel régnerait sans partage,
Il grandissait dans l’ombre ; on connaîtrait un jour
À ses traits, à son nom, ce fruit d’un autre amour !
Ainsi parlait Joël au retour de la chasse,
Quand ses limiers rompus avaient perdu la trace.
Il disait, et parfois Jaïd et sa douceur
Semblaient avoir fléchi le courroux du chasseur.

Mais, la septième année ayant été stérile,
Les femmes et l’enfant, revenant de la ville,
Virent une étrangère assise sur le seuil
En atours insensés, au col gonflé d’orgueil.
Orpha pâlit, Jaïd se tint près de sa mère,
La noire s’arrêta ; puis d’une voix amère :
— Où je rêve, dit-elle, ou j’ai vu quelque part
Ces cheveux encore roux, ce front brûlé de fard.
Réponds-moi, n’es-tu pas cette Madianite
Qu’à toute heure du jour chaque passant visite ;
Nos marchands n’ont-ils plus d’aumône à te jeter,
Qu’un chasseur aujourd’hui te puisse contenter ?
Défends-toi, si je mens, et fais qu’on te connaisse.
Montre, à défaut de droits, ta beauté, ta jeunesse.

— Ma beauté, ma jeunesse et mes droits, les voici,
Dit l’autre, et se tournant : — À moi, Joël, ici !

Du logis aussitôt sortit une voix douce,
Puis un enfant parut, à chevelure rousse,
Mais portant du chasseur l’air sombre et menaçant,
Et les sourcils épais réunis en croissant.

— Oui, je te répondrai, dit la Madianite,
Oui, je suis Liliah, la rousse, la maudite,
Celle à qui les marchands en revenant d’Ophyr,
De Memphis ou d’Ormuzd jetaient, pour la servir,
Vingt noires comme toi ; qui plus tard, oubliée,
Vécut de dons furtifs, aigrie, humiliée,

Mauvaise, et, pour que tout diffère entre elle et toi,
Mère, mère d’un fils. À ton tour, réponds-moi ?

Mais la noire se tut devant la ressemblance
Orpha se détournait et pleurait en silence ;
Puis, chacune ayant pris Jaïd par une main,
Toutes trois lentement se mirent en chemin.

Errantes au hasard dans la plaine déserte,
Orpha de ses aïeux vit la maison ouverte,
Résonnante, fumant des apprêts d’un festin,
Rouge et suant l’odeur des viandes et du vin.
Et comme elle hâtait les pas de l’orpheline,
Au détour d’un sentier, une case en ruine
Arrêta son regard : sous un maigre olivier,
Le toit crevé pendait encombrant le foyer.
Et c’était la maison où vierge, épouse et veuve,
Elle avait de l’hymen subi la triple épreuve.
L’enfant lui dit alors : — Quand arriverons-nous ?
Et la mère gémit, faible sous tant de coups.
Deux routes près de là se croisaient inégales :
L’une, aride et sonnant sous le cri des cigales,
L’autre, d’arbres épars ombragée à demi.

— C’est ici, dit Orpha, que Ruth et Noëmi,
Me laissant toute en pleurs, gravirent la montée
De cette route ardue et la moins abritée ;
N’hésitons pas, suivons leurs traces, je les vois,
J’entends, après dix ans, leurs sanglots et leurs voix.

L’esclave sur son dos prit l’enfant déjà lasse ;
Orpha marchait devant, et Jaïd, à voix basse,
Murmurait s’endormant : — Ce pays, quel est-il ?
— Le nôtre, dit la mère, et son nom, c’est l’Exil.

III



Les trois femmes enfin, après dix jours de route,
Après autant de nuits de terreur et de doute,
Le gué de l’Asphaltite et maint torrent passé,
Et le désert de Ziph à grand soif traversé,
Aux sources d’Ephrata redressant leur courage,
Arrivèrent un soir aux portes du village.
Des vieillards assemblés y discouraient ainsi :

— Regardez au levant : d’où viennent celles-ci ?

De Kariath-Sépher ou de plus loin peut-être,
Leurs vêtements usés le font assez paraître.

— Nous venons, dit Orpha, d’Arad au mont Seïr,
Pour toute la moisson prêtes à vous servir.

— Beau service, dit l’un, passe pour la négresse ;
Mais que feront aux champs l’enfant et la maîtresse ?

— Je servirai pour trois et vous les nourrirez,
Dit l’esclave, au travail, demain, vous me verrez.

— L’amour du serviteur est l’éloge du maître,
Répartit le vieillard, donc, sans mieux vous connaître,
À la mère, à l’enfant, mon toit s’ouvre aujourd’hui ;
Tout un mois je serai leur maître et leur appui.
On l’applaudit, il part, il traverse la plaine,
Montrant les toits fumants de son riche domaine,
L’humble troupe le suit, et, par l’étroit sentier,
Voit l’orge et le froment sous ses pas ondoyer.

Orpha savait déjà l’histoire merveilleuse
De sa sœur, tout Juda connaissait la glaneuse,
Et du riche Booz au sépulcre étendu,
Dans sa veuve et son fils honorait la vertu.
Mais quoi ! sans nul repos, après un long voyage,
Venir du jeune Obed partager l’héritage ?
S’exposer au mépris, aux refus d’une sœur,
Si Ruth, changeant d’état, avait changé de cœur ?…
Mieux valait déposer la fatigue et ses traces,
À l’enfant épuisé rendre toutes ses grâces,
Et par un faux récit, détournant le soupçon,
Attendre pour agir le temps de la moisson.

Cependant elle s’ouvre : Ephrata hors d’haleine,
Dès le soleil levant fourmille dans sa plaine,
Et Bethléhem déjà, serviteurs et voisins,
Dans les champs de Booz bourdonne par essaims.
Le maître, il est partout ; jeune tête encor blonde,
C’est Obed, on le voit qui harangue son monde,
Et sous l’ardent soleil, rose comme une fleur,
S’agite en secouant des gouttes de sueur.
— Assez, la bonne mère, asseyez-vous à l’ombre ;
Le bon vouloir suffit, et nous sommes en nombre.
— Encore ici, voisin, et le premier de tous !
— Voisine, à votre tour, vous me verrez chez vous.
— Oh ! le bon moissonneur que la chaleur accable !

Patience ! ce soir nous nous verrons à table ;
Il y fera plus frais.

Mais de longues rumeurs
Montent depuis un temps du côté des glaneurs.
Le jeune maître y court, et Noëmi, plus lente,
Le suit d’un pas tardif et la tête branlante.
Là, mendiants, boiteux, vieilles aux cheveux gris
Assaillaient la négresse et Jaïd de leurs cris.
Obed presse le pas, Jaïd le voit, s’élance,
Et les mains sur le front se prosterne en silence.
Le jeune homme s’arrête, et l’enfant, à genoux,
S’écrie enfin : Seigneur ! parlez, défendez-nous.
Du pays de Moab, venue avec ma mère,
J’ai cru pouvoir ici glaner, quoique étrangère ;
Mais dès-lors que Juda vit seul de vos rebuts,
Seigneur, pardonnez-moi : vous ne me verrez plus.

— Quoi ! c’est vous, dit Obed, qu’une foule maudite
Ose écarter du champ de Ruth la Moabite !
Où donc est votre mère ? Il faut que, dès ce soir,
Ma mère et moi puissions lui parler et la voir.
Amenez-la chez nous, et la noire avec elle ;
Mais, avant de partir, prenez cette javelle.

Il dit ; l’enfant reçoit les épis dans ses bras
Et s’enfuit, rougissant de joie et d’embarras ;
La négresse la suit, mais sa part est plus large ;
Elle rit cependant de ployer sous la charge,
Tandis que des glaneurs courroucés ou surpris
Le vent lui porte encor la menace et les cris.

IV



Noëmi, cependant, pensive et tout émue,
Retourne à la maison ; Ruth s’étonne à sa vue :
— Qu’est-il donc arrivé, dit-elle, à la moisson ;
Ne surveillez-vous plus notre jeune garçon ?

— Le fils, dit Noëmi, sera digne du père ;
Mais, ou mon cœur me trompe, ou la sœur de sa mère,
Parmi les moissonneurs que nous fêtons ce soir,
Ne sera pas, ici, la dernière à s’asseoir.

— Ma sœur ici ! dit Ruth, que fera la jeunesse,
Si le déclin de l’âge a si peu de sagesse ?
Vous-même, hier encor, vous m’aidiez à bannir

Cet espoir insensé qui vit de souvenir.
Ou les trois messagers que j’envoyai près d’elle
Ne m’ont donné d’Orpha qu’une fausse nouvelle,
Ou, comme ils nous l’ont dit en revenant, ma sœur
Vit pauvre dans Moab, épouse d’un chasseur ;
Voilà pourquoi souvent, riche, heureuse, honorée,
Mon sommeil, dans Juda, rêve une autre contrée.
Que ne puis-je la voir ! que n’ai-je pu, du moins,
De ma sœur plus souvent alléger les besoins !
Mais je dois à mon fils garder son héritage ;
Lui-même, un jour, peut-être il fera davantage.

— Il le fera sans doute, et peut-être aujourd’hui.
Ainsi que de son père attendons tout de lui.
Noëmi parle ainsi ; Ruth, secouant la tête,
S’éloigne et va pourvoir aux apprêts de la fête,
Car le soleil décline, et des lourds chariots,
Du côté de la plaine, on entend les cahots.
Déjà le bœuf mugit, et la voix de l’ânesse
Se mêle aux cris joyeux de toute une jeunesse
Qui des fleurs dans les mains, cortège gracieux,
Des chariots penchants fait crier les essieux.
Obed paraît enfin, et la foule empressée
Entre dans le courtil, où la table dressée
Se reploie en croissant, éblouissante à l’œil,
Car Ruth à la dresser a mis tout son orgueil.
Au centre sont placés les joueurs de cinnore,
De qui l’ivresse même en rhythmes s’évapore,
Tandis qu’à chaque bout les serviteurs nombreux
Pourront s’asseoir à l’aise et s’égayer entre eux.
Ruth fait honneur à tous, Noëmi la seconde,
Et bientôt le signal est transmis à la ronde.
Seul, un groupe timide aux portes arrêté,
Hésite, car les chiens, flairant sa pauvreté,
L’assaillent à grands cris ; mais Obed, à voix basse
Et le visage en feu, parle à Ruth, qui l’embrasse ;
— Va, dit-elle, et commande ici jusqu’à demain.

Il s’élance, et bientôt ramène par la main
Jaïd. Orpha les suit, dérobant son visage
Sous le lin dont Moab garde l’antique usage.
Ses yeux creux, dans leur ombre aperçus à demi,
Erraient avidement de Ruth à Noëmi.

Ruth accueille Jaïd et bientôt l’interroge,
Emmiellant son discours de caresse ou d’éloge.

La foule les entoure, et déjà rassuré,
L’enfant, dans un récit avec art préparé,
Guidé par sa prudence, aidé par sa mémoire,
D’Orpha, sans se trahir, recompose l’histoire,
La peint d’une étrangère esclave en sa maison,
Et sans dire sa fuite en montre la raison.
Mais en vain sa réserve entretient le mystère,
Déjà Ruth dans la fille a reconnu la mère.
Elle se tait, pourtant, quand Obed, à son tour,
Dit qu’il veut pour Moab partir avant le jour,
Se rendre auprès d’Orpha, l’engager à la fuite,
L’affranchir, la venger de la Madianite.

— Lorsqu’amis et parents, dit-il, autour de moi,
Honorés et bénis me fêtent comme un roi,
La sœur, la propre sœur de ma mère adorée
Souffre et meurt sans appui dans une autre contrée.
Ah ! que n’est-elle ici ! que ne puis-je entre nous
L’asseoir et la servir.

 — Où la placeriez-vous,
Mon enfant ? lui dit Ruth, contente de son zèle.

— Près de vous pour toujours, et sa fille avec elle.

— Hâtez-vous donc, mon fils, et qu’il soit fait ainsi,
Car déjà la nuit tombe, et ma sœur : la voici.

À ces mots, un long cri de la foule s’élève ;
Orpha s’est dévoilée, et, comme dans un rêve,
Obed sous les baisers veut parler et ne peut.
On porte des flambeaux, chaque groupe s’émeut ;
On circule, on se place, une foule bruyante
Couronne enfin la table élargie et fumante.
Seule, Jaïd encor, jeune fleur du banquet,
A senti qu’à sa joie un convive manquait.
Obed lit dans ses yeux, et, bientôt auprès d’elle,
Entraîne avec efforts la négresse fidèle.
L’assemblée applaudit des mains et de la voix,
Et l’esclave, en cédant, rit et pleure à la fois.

Cependant Lahabim, le joueur de cinnore,
Aux charmes de la nuit mêle un hymne sonore ;
Il chante Noëmi, son exil, son retour,
Son déclin embelli de respect et d’amour ;
Puis l’exemple de Ruth, dont la noble constance
Au cœur des malheureux ranime l’espérance,

<poem class="verse">

Et, sans nommer Booz au tombeau descendu, Montre qu’Obed vivant ils n’ont pas tout perdu ; Enfin, il suit Orpha dans sa longue aventure, Peint l’amour d’une sœur, épreuve toujours sûre, Et, soutenu, de loin par un sourire ami, Prophétise un hymen que verra Noémi.


A. M. S. M.

Vous demandiez, un jour, ce qu’était devenue Orpha, la sœur de Ruth ; question ingénue Qui me laissa rêveur, et, du livre inspiré, M’a fait chercher longtemps un feuillet déchiré. Au texte invariable il n’est point de lacune. Infertiles drageons de la souche commune, Talmud, Védas, Coran, arbres aux mille voix, Pleins du rhythme sacré le prolongent parfois ; Mais, si haut que l’esprit agite leurs ramures, Ils se taisent d’Orpha dans leurs vagues murmures. Un espoir me restait : sous l’arbre trois fois saint, D’oiseaux de tous pays tourbillonne un essaim, Rhapsodes vagabonds instruit de bien des choses Où le savoir humain ne voit que lettres closes ; Or, l’un d’eux est venu sous ma fenêtre un soir, Et m’a conté d’Orpha ce qu’il a pu savoir. Ne repoussez donc pas cette humble paraphrase D’un récit écouté dans une heure d’extase ; Quant au prophète ailé de qui je l’ai traduit, Hôte mystérieux attendu chaque nuit, Harmonieux Ibis, plaintive colombelle, Alcyon ou Phénix, il vient sans qu’on l’appelle, Et sur le flot grondant ou le jasmin en fleur, Soupire un chant mêlé de joie et de douleur. Lui seul, vous le savez, me soutient dans ma route, Et je l’entends parfois lorsque je vous écoute.

Marquis de BELLOY.
  1. Extrait du volume de la Revue de Paris du 1er juillet 1853.