Ossian (Lacaussade)/Les chants de Selma

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Traduction par Auguste Lacaussade.
Delloye (p. 110-118).



LES CHANTS DE SELMA.


POÈME.


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Argument.
Apostrophe à l’étoile du soir. Apostrophe à Fingal et à son siècle. Minona chante devant le roi le chant de l’infortunée Colma ; et les bardes donnent, l’un après l’autre, des preuves de leurs talents poétiques, suivant une coutume annuelle établie par les anciens monarques de la Calédonie.

Étoile de la nuit qui descend, belle est ta lumière dans l’Occident ! tu lèves ta tête à la chevelure vierge sur ta nuée, et tes pas sont majestueux sur ta colline ! Que regardes tu dans la plaine ? les vents orageux se sont apaisés, et de loin arrive le murmure du torrent. Les vagues rugissantes escaladent les rochers éloignés. Les insectes du soir voltigent sur leurs faibles ailes et remplissent de leurs bourdonnements le silence de la plaine. Que regardes-tu, belle lumière ? Mais tu souris et tu t’en vas ! Les vagues avec joie viennent autour de toi ; elles baignent ta belle chevelure. Adieu, rayon silencieux ! Et toi, lève-toi, lumière de l’âme d’Ossian !

Et elle se lève dans tout son éclat ! Je vois mes amis morts. Ils se rassemblent sur Lora, comme aux jours des années passées. Fingal s’avance, comme une humide colonne de brouillard ; ses héros sont autour de lui ; et voilà les bardes harmonieux : Ullin aux cheveux gris ! le majestueux Ryno ! Alpin à la voix mélodieuse ! la douce et plaintive Minona ! Que vous êtes changés, ò mes amis, depuis les jours de fête de Selma, alors qur nous nous disputions le prix du chant, semblables aux brises du printemps, lorsqu’elles volent sur la colline et qu’elles penchent tour à tour les herbes molles et murmurantes !

Minona sortit dans sa beauté, le regard baisse et les yeux pleins de larmes. Sa chevelure flottait doucement sur la brise qui par moments soufflait de la colline. Les âmes des héros furent attristées quand elle éleva sa voix mélodieuse. Souvent ils avaient vu la tombe de Salgar et la sombre demeure de la blanche Colma ; Colma délaissée sur la colline et seule avec sa voix. Salgar avait promis de revenir : mais la nuit descendait autour d’elle. Écoutez la voix de Colma, lorsque seule, elle était assise sur la colline.

COLMA.

Il est nuit, je suis seule, délaissée sur la colline des orages. J’entends le vent sur la montagne. Le torrent roule le long du rocher. Aucune cabane ne m’abrite de la pluie ; abandonnée sur la colline des vents ! — Ô lune, sors de tes nuages ! Levez-vous, étoiles de la nuit ! Qu’une lumière me guide vers l’endroit où seul, mon amour se repose de la chasse, son arc détendu près de lui, ses chiens haletants à ses côtés ! Mais seule ici, il faut donc m’asseoir sur le roc du torrent ! Le torrent et les vents rugissent. Je n’entends pas la voix de mon amour ! Pourquoi, Salgar, pourquoi le chef de la colline diffère t-il sa promesse ? Voici le rocher, voici l’arbre, voici le torrent mugissant où tu m’avais promis de venir avec la nuit. Où mon Salgar est-il allé ? Avec toi je voulais fuir mon père ; avec toi je voulais fuir le frère de mon orgueil. Depuis longtemps nos races sont ennemies ; mais nous ne sommes point ennemis, ô Salgar !

Cesse un instant, ô vent ! Silence un instant, ô torrent ! Que ma voix résonne au loin ! Que mon voyageur m’entende ! Salgar ! C’est Colma qui t’appelle ! voici l’arbre et le rocher ! Salgar, mon amour, je suis ici. Pourquoi tardes-tu tant à venir ?

Ah ! la lune s’avance silencieuse !… L’onde brille dans la vallée ; la tête des rochers blanchit ; mais je ne le vois pas sur la cime. Ses chiens ne viennent point devant lui, annonçant son approche. Seule ici, il me faut donc rester !

Mais qui reposent près de moi sur la bruyère ? Est-ce mon amour et mon frère ? Parlez-moi, ô mes amis ! À Colma ils ne répondent pas ! Parlez-moi : je suis seule ! Mon âme est tourmentée de craintes ! Ah ! ils sont morts ! leurs épées sont rougies du combat. Ô mon frère, mon frère, pourquoi as-tu tué mon Salgar ? Pourquoi, Salgar, as-tu tué mon frère ? Vous m’étiez chers tous deux ! Que dirai-je à votre louange ? Entre mille tu étais beau sur la colline ! Il était terrible dans le combat ! Parlez-moi, écoutez ma voix ! écoutez-moi, fils de mon amour ! Ils sont muets, muets pour toujours ! Leur sein est froid, froid comme la terre ! Oh ! du haut des rocs de la colline, du haut des cimes orageuses, parlez, fantômes des morts, parlez, je ne serai point effrayée ! Où êtes-vous allés vous reposer ? Dans quelle caverne de la montagne dois-je trouver vos ombres ? Pas une faible voix sur la brise ! pas de réponse à moitié emportée par l’orage !

Je suis assise dans ma tristesse et j’attends le matin dans mes larmes. Élevez la tombe, vous, les amis des morts ; mais ne la fermez pas que Colma ne soit venue. Ma vie s’évanouit comme un rêve. Pourquoi resterais-je en arrière ? Je veux ici reposer avec mes amis près du torrent du rocher. Quand la nuit viendra sur la colline, quand s’élèveront les souffles orageux, mon fantôme, debout au milieu des vents, pleurera la mort de mes amis. Le chasseur m’entendra de sa cabane ; il craindra mais il aimera ma voix ! Car douce sera ma voix pour mes amis ; ces amis qui furent si chers à Colma !

Tel fut ton chant, Minona, ò douce et rougissante fille de Torman ! Nos larmes coulaient pour Colma et nos âmes étaient tristes. Ullin vint avec sa harpe ; il nous donna les chants d’Alpin. La voix d’Alpin était douce, l’âme de Ryno était un rayon de feu. Mais ils reposaient alors dans l’étroite demeure, et leur voix dans Selma n’était plus entendue. Ullin un jour revenant de la chasse, avant que les deux héros fussent tomhés, entendit sur la colline leur lutte harmonieuse : leurs chants étaient doux mais tristes. Ils déploraient la chute de Morar le premier des mortels. Son âme était semblable à l’âme de Fingal, son épée semblahle à l’épée d’Oscar. Mais il tomba, son père gémit et les yeux de sa sœur se remplirent de larmes. Les yeux de Minona se remplirent de larmes, Minona, la sœur de Morar au char superbe. Devant les chants d’Ullin, Minona se retira, comme la lune à l’Occident, quand elle prévoit la pluie et qu’elle cache sa tête charmante dans un nuage. Je touchai la harpe avec Ullin, et nous fîmes entendre le chant de la douleur.

RYNO.

Le vent et la pluie ont cessé, calme est le midi du jour. Les nuages se dispersent dans le ciel. Le soleil inconstant fuit sur la verte colline. Rouge, à travers les pierres de la vallée, coule le torrent de la montagne. Doux est ton murmure, ô torrent, mais plus douce est la voix que j’entends. C’est la voix d’Alpin, le fils de l’harmonie ; il gémit sur les morts ! Sa tête est inclinée par l’âge, ses yeux sont rougis par les larmes. Alpin, fils de l’harmonie, seul sur la colline silencieuse, pourquoi gémis-tu, comme le vent dans les bois, comme la vague sur le rivage solitaire ?

ALPIN.

Mes larmes, ô Ryno, sont pour les morts, ma voix pour ceux qui ne sont plus. Tu es majestueux sur la colline, beau parmi les fils de la vallée. Mais tu tomberas comme Morar et l’affligé s’assiéra sur ta tombe. Les collines ne te connaîtront plus, et dans ta demeure, ton arc restera détendu !

Ô Morar, tu étais léger comme un cerf sur le désert, terrible comme un météore de feu. Ton courroux était semblable à la tempête. Ton épée, dans les combats, était comme l’éclair dans la plaine. Ta voix, c’était un torrent après la pluie ; c’était la foudre sur les monts éloignés. Beaucoup sont tombés sous ton bras ; ils étaient consumés dans les flammes de ta colère. Mais quand tu revenais de la guerre que ton front était paisible ! Ton visage était comme le soleil après la pluie, comme la lune dans le silence de la nuit, calme comme le sein du lac quand le vent s’est apaisé.

Étroite est maintenant ta demeure, et sombre le lieu de ton séjour ! Sous trois pas je mesure ta tombe, ô toi qui fus si grand naguère ! Quatre pierres, avec leurs têtes de mousse, sont ton seul monument. Un arbre où croît à peine une feuille, de longues herbes qui sifflent au vent, indiquent à l’œil du chasseur la tombe du puissant Morar. Morar ! tu es en effet tombé bien bas ! Tu n’as pas de mère pour te pleurer, pas de vierge avec ses larmes d’amour ! Elle est morte celle qui t’a donné le jour, elle est tombée la fille de Morglan.

Qui vient à nous appuyé sur son bâton ? Quel est cet homme dont la tête est blanchie par l’âge, dont les yeux sont rougis par les larmes, et qui chancelle à chaque pas ? C’est ton père ô Morar ! le père d’aucun autre fils. Il entendit parler de ta renommée dans la guerre et de tes ennemis dispersés. Il entendit parler de la gloire de Morar ; que n’a-t-il entendu parler de sa blessure ? Pleure, père de Morar, pleure ! mais ton fils ne t’entend pas. Profond est le sommeil des morts ! bien bas est leur oreiller de poussière ! Il n’entendra plus ta voix, il ne s’éveillera plus à ton appel ! Quand sera-t-il jourdans la tombe pour éveiller celui qui dort ? Adieu, toi le plus brave des liomnies ! Toi le contjuérant dans le champ de bataille ! mais les champs des combats ne te reverront plus, et les sombres forêts ne seront plus éclairés de la splendeur de ton acier ! Tu n’as pas laissé de fils. Les chants conserveront ton nom. Les temps futurs entendront parler de toi ; ils entendront parler de Morar qui n’est plus !

La douleur s’éveilla dans nos âmes, mais le soupir le plus profond partit du sein d’Armin. Il se rappelle la mort de son fils qui tomba aux jours de sa jeunesse. Près du héros était Carmor, le chef de Galmal. Armin, dit-il, pourquoi ce profond soupir ? Est-ce ici qu’il faut pleurer ? Les chants, pour attendrir et charmer l’âme, viennent avec leur mélodie, comme la douce vapeur qui s’élève du sein d’un lac et s’épanche sur la vallée silencieuse ; les vertes fleurs sont remplies de rosée, mais le soleil revient dans sa force, et la vapeur est dissipée. Pourquoi es-tu triste, ô Armin, chef de Gorma qu’environne la mer ? »

ARMIN.

Oui je suis triste ! Légère n’est pas la cause de ma douleur ! Carmor, tu n’as pas perdu de fils, tu n’as pas perdu de fille de beauté ! Le vaillant Colgar vit, et Annira aussi, la plus belle des vierges. Les rameaux de ta maison fleurissent, ô Carmor, mais Armin est le dernier de sa race. Sombre est ta couche, ô Daura, profond ton sommeil dans la tombe ! Quand te réveilleras-tu avec tes chants, avec ta voix mélodieuse ?

Levez-vous, vents de l’automne, levez-vous, soufflez sur la bruyère ! Rugissez, torrents de la montagne ! Tempêtes, mugissez, dans les forêts de mes chênes ! Marche, ô lune, à travers les nues déchirées, et montre par moments ta face pâle ! Rappelle à mon esprit cette nuit où périrent mes enfants, où tomba le puissant Arindal, où s’éteignit la charmante Daura ! Daura, ma fille, tu étais belle, belle comme la lune sur Fura, blanche comme la neige tombée, douce comme l’haleine de la brise. Arindal, ton arc était fort, ta lance rapide dans la plaine. Ton regard était comme le brouillard sur la vague ; ton bouclier, comme un rouge nuage dans la tempête. Armar, fameux dans la guerre, vint et rechercha l’amour de Daura. Il ne fut pas longtemps repoussé : riantes étaient les espérances de leurs amis !

Érath, fils d’Odgall, frémissait de rage, car son frère avait été tué par Armar. Il vint déguisé en fils de la mer : belle était sa barque sur les vagues ; blanches, les boucles de sa vieillesse ; calme, son front sérieux. « Ô la plus belle des femmes, dit-il, fille charmante d’Armin, non loin d’ici, au milieu de la mer, un rocher, sur ses flancs, porte un arbre dont les fruits vermeils brillent à une grande distance. C’est là qu’Armar attend sa Daura. Je viens, toi, son amour, pour te conduire vers lui. Elle le suivit, elle appela Armar ; mais le fils du rocher[1] répondit seul à sa voix. Armar, mon amour ! mon amour ! pourquoi me tourmenter ainsi ? Entends, fils d’Arnart, entends-moi ; c’est Daura qui t’appelle ! — Érath, le traître, s’enfuit en riant vers la terre. Elle éleva la voix, elle appela son frère et son père. Arindal, Armin, personne pour secourir votre Daura !

Sa voix traversa la mer. Arindal, mon fils, descendait de la colline, hérissé des dépouilles de la chasse : ses flèches retentissaient à son côté, son arc riait dans sa main et cinq dogues suivaient ses pas. Il aperçut le féroce Érath sur le rivage ; il le saisit et l’attacha à un chêne. Des liens entouraient fortement ses membres ; il chargeait les airs de ses gémissements. Arindal monte les vagues dans son bateau pour ramener Daura sur le rivage. Arinar vient dans sa fureur et laisse partir la flèche aux plumes grises. Elle siffle, elle tombe dans ton cœur, ô Arindal, mon fils ! et tu meurs au lieu du traître Érath. La rame s’arrête subitement : il se débat sur le rocher, il expire. Quelle fut ta douleur, ô Daura, le sang de ton frère coulait à tes pieds ! La barque est brisée en deux. Armar se plonge dans la mer pour sauver sa Daura ou mourir. Soudain un coup de vent fond de la colline sur les vagues. Armar s’abîme et ne reparaît plus.

Seule sur le rocher battu des flots, j’entendis se lamenter ma fille. Ses cris étaient aigus et fréquents ; mais que pouvait faire son père ? Toute la nuit je restai sur le rivage ; je la voyais à la faible lueur de la lune ; toute la nuit j’entendis ses cris. Le vent était violent et la pluie battait les flancs de la colline. Avant que le matin parut, sa voix s’affaiblit et s’évanouit, comme la brise du soir dans l’herbe des rochers. Épuisée de douleur elle expira et te laissa seul, ô Armin ! Passée est ma force dans la guerre ! Tombé est mon orgueil parmi les femmes !

Quand les tempêtes s’élèvent ; quand le nord soulève les vagues ; je m’assieds sur le rivage retentissant et je regarde le rocher fatal. Souvent, au coucher de la lune, je vois les esprits de mes enfants. À moitié vus ils marchent ensemble et s’entretiennent tristement. Par pitié, aucun de vous ne me parlera-t-il pas ! Ils ne regardent point leur père. Je suis triste, ô Garmor, et la cause de ma douleur n’est point légère !

Telles furent les paroles des bardes dans les jours consacrés aux chants ; alors que le roi écoutait la mélodie des harpes et les récits des autres temps. Les chefs descendaient de leurs collines pour entendre les sons mélodieux. Ils louaient la voix de Cona[2] la première entre mille bardes ! Mais la vieillesse est maintenant sur ma langue, mon âme est épuisée. J’entends par moments les fantômes des bardes et j’apprends leurs chants mélodieux. Mais la mémoire s’éteint dans mon âme. J’entends la voix des années ! Elles me disent à mesure qu’elles passent :

« Pourquoi Ossian chante-t-il ? Il se reposera bientôt dans l’étroite demeure et aucun barde ne célébrera sa gloire ! » Roulez toujours, sombres années, dans votre cours vous ne m’apportez aucune joie ! Que le tombeau s’ouvre pour Ossian, car sa force s’est évanouie. Les fils de l’harmonie sont allés à leur repos. Ma voix reste après eux comme la brise qui mugit solitaire sur un rocher qu’environnent les flots, lorsque les vents se sont apaisés. La mousse noire siffle et le matelot aperçoit de loin le balancement des arbres !


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  1. Par « le fils du rocher », le poète veut dire l’écho.
  2. Ossian est quelquefois poétiquement appelé : la voix de Cona.