Ossian (Lacaussade)/Sul-malla de Lumon

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Traduction par Auguste Lacaussade.
Delloye (p. 98-103).



SUL-MALLA DE LUMON.


POÈME.


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Argument.
Ce poème qui, à proprement parler, est la continuation du précédent, s’ouvre par une apostrophe à Sul-malla, fille du roi d’Inishuna, qu’Ossian rencontra à la chasse, en revenant de la bataille de Rath-col. Sul-malla invite Ossian et Oscar à une tête au palais de son père qui pour lors était absent et engagé dans une guerre. Dès qu’elle apprend leurs noms et leur origine, elle leur raconte une expédition de Fingal à Inis-huna. Elle vient par hazard à parler de Cathmor, chef d’Atha, qui avait suivi le roi d’Inis-huna et lui prêtait ses secours contre l’ennemi. Ceci donne occasion à Ossian de dire l’histoire de Culgorm et Suran-drolo, deux rois scandinaviens, dans les guerres desquels, lui-même et Cathmor se trouvèrent engagés chacun dans un parti opposé. Cet épisode est imparfait, une partie de l’original étant perdue. Ossian, averti en songe par l’ombre de Trenmor, part d’Inishuna.

Qui marche si majestueusement sur Lumon, près du rugissement des eaux écumantes ? Ses cheveux tombent sur son sein ; derrière elle on voit son bras blanc tandis qu’elle bande lentement son arc.

Pourquoi erres-tu dans les déserts comme une lumière sur une plaine de nuages ? Les jeunes chevreuils tremblent sur leurs rochers secrets. Retire-toi, fille des rois ! Le nuage de la nuit s’approche ! C’était Sul-malla aux yeux bleus, la jeune branche de la verte Inis-huna. De son rocher elle nous envoya un barde pour nous inviter à sa fête. Au milieu des chants nous nous assîmes dans la salle de Cluba. Les blanches mains de Sul-malla erraient sur les cordes tremblantes. Dans les sons de sa harpe on entendait à moitié le nom du roi d’Atha ; celui qui absent alors, était allé combattre pour le vert pays de Sul-malla. Mais il n’était point absent de son âme ; la nuit il visitait ses pensées ; et Ton-thena, le contemplait du liant des cieux et la voyait agitant ses beaux bras.

Le bruit des coupes cessa. Au milieu de sa longue chevelure, Sul-malla se lève ; les yeux baissés elle nous parle et s’informe de notre course à travers les mers : « Car vous êtes sans doute de la race des rois, ô majestueux chevaucheurs des vagues ? » — « Fille aux yeux bleus des rois, lui répondis-je, il n’est pas inconnu sur ces rivages, le père de notre race ! Cluba a entendu parler de Fingal ! Ossian et Oscar sont connus ailleurs que sur les rives de Cona. À notre voix les ennemis ont tremblé dans les pays lointains. »

Sul-malla a vu, reprit la jeune fille, le bouclier du roi de Morven. Il est suspendu dans le palais de mon père en mémoire du temps où Fingal vint à Cluba dans les jours du passé. Le sanglier de Cul-darnu rugissait au milieu des bois et des rochers. Inis-huna envoya contre lui ses jeunes guerriers ; mais ils succombèrent et les vierges pleurèrent sur leurs tombes. Fingal s’avança sans crainte vers Culdarnu. Sur son épée se brisa la force hérissée des forêts. On dit qu’il était beau dans sa chevelure, le premier des hommes ! À nos fêtes il ne vantait point ses exploits : le souvenir de ses actions s’effaçait de son âme de feu, comme les vapeurs flottantes, de la face du soleil voyageur. Les yeux bleus des vierges de Cluba ne suivaient point avec indifférence ses pas majestueux ; et l’image du roi de Selma se levait pendant la nuit au milieu de leurs pensées. Mais les vents ramenèrent l’étranger à la vallée de ses chevreuils. Comme un météore qui disparaît dans un nuage, il n’est pas perdu pour le monde. Il sort de temps à autre dans tout l’éclat de sa gloire et marche vers la demeure éloignée des ennemis. Sa renommée est venue, pareille au bruit des vents, à la vallée boisée de Cluba.

La tristesse habite dans Cluba des harpes : la race des rois est absente : dans les combats est mon père Conmor et Lorman, mon frère, roi des torrents. Mais ils ne sont pas seuls : près d’eux est un rayon venu des autres terres, l’ami des étrangers dans Atha, le dévastateur des champs de bataille. Du haut de leurs brumeuses collines, les yeux bleus d’Érin[1] regardent au loin, car il est loin, bien loin, le jeune habitant de leurs âmes ! Blanches mains d’Érin, redoutable est Cathmor dans les ailes de la bataille ! Dix mille guerriers marchent devant lui, sur une plaine éloignée !

« Ossian, répondis-je, a vu Cathmor s’élancer de ses torrents, lorsqu’il versa sa force sur I-thorno, l’île des vagues nombreuses ! Dans I-thorno combattirent deux rois, Culgorm et Suran-dronlo : sauvages chasseurs du sanglier, chacun d’eux était venu de sa colline retentissante. »

« Ils rencontrèrent un sanglier près d’un torrent écumant ; chacun d’eux le perça de sa lance. Ils se disputèrent la gloire de cette action, et une guerre terrible s’éleva. D’île en île ils envoyèrent une lance rompue et teinte de sang, pour appeler aux armes les amis de leurs pères. Cathmor vint d’Érin vers Culgorm, le roi aux yeux enflammés : je secourus Suran-dronlo dans sa terre des sangliers. »

« Nous descendîmes sur les deux rives d’un torrent qui rugissait à travers une lande dévastée. Des rochers escarpés et brisés étaient à l’entour, avec tous leurs arbres inclinés. Près de là étaient deux cercles de Loda, et la pierre du pouvoir, où les esprits descendent, la nuit, sur de sombres torrents de feu. Là, mêlée au murmure des eaux, s’élevait la voix des vieillards ; ils appelaient les fantômes de la nuit pour les assister dans leur guerre. »

« Sans crainte, je me tenais avec mon peuple dans l’endroit où tombe des rochers le torrent écumant. La lune sortit rouge de la montagne. Mon chant s’élevait de temps en temps. Sombre, sur l’autre rive, le jeune Cathmor entendit ma voix, car il était couché sous un chêne, dans ses armes brillantes. Le jour vient : nous volons au combat : d’aile en aile, roule et s’engage la lutte. Les guerriers tombaient comme la tête des chardons sous les vents de l’automne. »

« Dans son armure s’avança une forme majestueuse. Je combattis contre ce chef. Nos boucliers sont percés tour à tour ; l’acier de nos cottes d’armes résonne ; son casque tombe sur la terre. L’ennemi brilla dans sa beauté ! Ses yeux, deux flammes charmantes, roulaient entre ses cheveux flottants. Je reconnus Cathmor d’Atha et je jetai ma lance sur la terre. Sombres, nous nous séparons, et nous allons en silence, chercher d’autres ennemis.

Ce n’est point ainsi que se séparèrent les rois acharnés. Ils se rencontrèrent dans la bruyante mêlée, comme deux fantômes dans l’aile sombre des vents. Dans le sein l’un de l’autre ils plongent leurs lances ; ils ne sont point cependant étendus sur la terre ! Un rocher les reçoit dans leur chute ; à demi renversés, ils expirent. Chacun tenait la chevelure de son ennemi : chacun semblait encore rouler des yeux farouches. Le torrent du rocher jaillissait sur leurs boucliers et se mêlait avec leur sang,

« Le combat cessa dans I-thorno. La paix rapprocha les deux étrangers ; Cathmor, venu des torrents d’Atha, et Ossian, le roi des harpes. Nous plaçâmes les morts dans la terre. Nos pas étaient près de la baie de Runar. Avec un navire bondissant, s’avançait au loin une longue lame blanchissante. Noir était le chevaucheur des mers ; mais il portait un rayon de lumière, semblable à celui du soleil dans la flottante fumée du Stromlo. C’était la fille de Suran-dronlo, sauvage, avec des regards étincelants. Ses yeux étaient deux flammes errantes au milieu de ses cheveux en désordre. Son bras blanc portait une lance en avant ; l’on voyait se gonfler son sein, blanc comme les vagues écumantes qui se lèvent l’une après l’autre au milieu des rochers. Elles sont belles, mais terribles, et les matelots appellent les vents !

— « Venez, disait-elle, habitants de Loda ! Venez, Carchar, pâle au milieu des nues ! Slulthmor, qui marches dans des palais aériens ! Corchtur, terrible sur les vents ! Recevez les ennemis de Suran-dronlo, victimes de la lance de sa fille. Aux bords de ses torrents mugissants, ce n’était point une vaine ombre, une forme aux doux regards ! Quand il prenait sa lance, les oiseaux de proie agitaient leurs ailes bruyantes, car le sang était répandu sur les pas de Suran-dronlo. Il n’a pas allumé en moi la lumière de la vie, pour qu’elle brillât oisive sur ses torrents. J’ai brillé comme les météores et j’ai consumé les ennemis de Soran-dronlo ! »

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Sul-malla n’écouta point sans intérêt l’éloge du belliqueux Cathmor. Il était dans son âme, comme un feu caché dans la bruyère, qui s’éveille à la voix des vents et qui répand ses flammes au loin. La fille des rois se retira au milieu des chants, comme la voix d’une brise d’été, lorsqu’elle soulève la tête des fleurs et qu’elle ride les lacs et les ruisseaux. Son bruissement léger s’étend sur la vallée ; il est agréable et doux quoiqu’il attriste l’âme.

Pendant la nuit, un songe vint à Ossian : l’ombre confuse de Trenmor se tenait devant moi. Il semblait frapper son obscur bouclier sur le rocher de Selma. Je me levai dans le bruit de mon acier ; j’avais compris que la guerre était proche. Quand Lumon montra ses torrents à la clarté du matin, aux vents nous déployâmes nos voiles.

« Viens, ô Malvina, rayon solitaire qui veilles au milieu de la nuit !


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  1. « Les yeux bleus d’Érin » pour les jeunes filles d’Érin.