Othon l’archer/4

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Calmann-Lévy (p. 205-219).
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IV


Hermann hésita un moment ; mais, songeant aussitôt qu’il était honteux à un homme de trembler devant une femme, il fit quelques pas vers la mystérieuse inconnue, qui, le voyant venir à elle, rentra dans la chambre, prit une lampe posée sur une table, alla ouvrir une autre porte, et, du seuil de celle-ci, se retourna pour faire un nouveau signe à l’archer resté debout à l’entrée de la seconde chambre Le signe était accompagné d’un si gracieux sourire, que les dernières craintes d’Hermann disparurent. Il s’élança derrière la jeune fille, qui, entendant ses pas pressés, se retourna une dernière fois pour lui faire signe de marcher derrière elle en conservant quelques pas de distance. Hermann obéit.

Ils s’avancèrent ainsi en silence à travers une suite d’appartements déserts et sombres, jusqu’à ce que enfin, le guide mystérieux poussât la porte d’une chambre ardemment éclairée, dans laquelle était dressée une table avec deux couverts. La jeune fille entra la première, posa la lampe sur la cheminée et alla s’asseoir, sans dire une parole, sur l’une des chaises qui attendaient les convives. Puis, voyant qu’Hermann, intimidé et hésitant, était resté debout sur le seuil de la porte :

— Soyez le bienvenu, lui dit-elle, au château de Windeck.

— Mais dois-je accepter l’honneur que vous m’offrez ? répondit Hermann.

— N’avez-vous pas faim et soif, seigneur archer ? reprit la jeune fille. Mettez-vous donc à cette table, et buvez et mangez ; c’est moi qui vous y invite.

— Vous êtes sans doute la châtelaine ? dit Hermann en s’asseyant.

— Oui, répondit avec un signe de tête la jeune fille.

— Et vous habitez seule ces ruines ? continua l’archer en regardant autour de lui avec étonnement.

— Je suis seule.

— Et vos parents ?

La jeune fille lui montra du doigt deux portraits suspendus à la muraille, l’un d’homme, l’autre de femme, et dit à voix basse :

— Je suis la dernière de la famille.

Hermann la regarda, sans savoir encore que penser de l’être étrange qu’il avait devant lui.

En ce moment ses yeux rencontrèrent les yeux de la jeune fille qui étaient humides de tendresse. Hermann ne songeait plus à la faim ni à la soif ; il voyait devant lui, pauvre archer, une noble dame, oubliant sa naissance et sa fierté pour le recevoir à sa table ; il était jeune, il était beau, il ne manquait pas de confiance en lui-même ; il crut que cette heure qui se présente, dit-on, à tout homme de faire fortune une fois dans sa vie se présentait à lui dans ce moment.

— Mangez donc, lui dit la jeune fille en lui servant un morceau de la hure d’un sanglier. Buvez donc, dit la jeune fille en lui versant un verre de vin vermeil comme du sang.

— Comment vous nommez-vous, ma belle hôtesse ? dit Hermann enhardi et levant son verre.

— Je me nomme Bertha.

— Eh bien ! à votre santé, belle Bertha ! continua l’archer.

Et il but le vin d’un seul trait.

Bertha ne répondit rien, mais sourit tristement.

L’effet de la liqueur fut magique, les yeux d’Hermann étincelèrent à leur tour, et, profitant de l’invitation de la châtelaine, il attaqua le souper avec un acharnement qui prouvait que ce n’était pas à un ingrat qu’il avait été offert, et qui pouvait excuser l’oubli où il était tombé en ne faisant pas le signe de la croix, comme c’était son habitude de le faire chaque fois qu’il se mettait à table. Bertha le regardait sans l’imiter.

— Et vous, lui dit-il, ne mangez-vous pas ?

Bertha fit signe que non, et lui versa une seconde fois du vin. C’était déjà une habitude à cette époque que les belles dames regardassent comme une chose indigne d’elles de boire et de manger, et Hermann avait vu souvent, dans les dîners auxquels il avait assisté comme serviteur, les châtelaines rester ainsi, tandis que les chevaliers mangeaient autour d’elles, afin de faire croire que, pareilles aux papillons et aux fleurs dont elles avaient la légèreté et l’éclat, elles ne vivaient que de parfums et de rosée. Il crut qu’il en était ainsi de Bertha, et continua de manger et de boire comme si elle lui tenait entière compagnie. D’ailleurs, sa gracieuse hôtesse ne restait pas inactive, et, voyant que son verre était vide, elle le lui remplit pour la troisième fois.

Hermann n’éprouvait plus ni crainte ni embarras ; le vin était délicieux et bien réel, car il faisait sur le cœur du convive nocturne son effet accoutumé ; Hermann se sentait plein de confiance en lui-même, et, en récapitulant tous les mérites qu’il se trouvait à cette heure, il ne s’étonnait plus de la bonne fortune qui lui arrivait ; et la seule chose qui l’étonnât c’est qu’elle eût tant tardé. Il était dans cette heureuse disposition quand ses yeux tombèrent sur un luth posé sur une chaise, comme si l’on s’en était servi dans la journée même ; alors il pensa qu’un peu de musique ne gâterait rien à l’excellent repas qu’il venait de faire. En conséquence, il invita gracieusement Bertha à prendre son luth et à lui chanter quelque chose.

Bertha étendit la main, prit l’instrument, et en tira un accord si vibrant, qu’Hermann sentit tressaillir jusqu’à la dernière fibre de son cœur ; et il était à peine remis de cette émotion lorsque, d’une voix douce et à la fois profonde, la jeune fille commença une ballade dont les paroles avaient avec la situation où il se trouvait une telle analogie, qu’on eût pu croire que la mystérieuse virtuose improvisait.

C’était une châtelaine amoureuse d’un archer.

L’allusion n’avait point échappé à Hermann, et, s’il lui fût resté quelques doutes, la ballade les lui eût ôtés ; aussi, au dernier couplet, se leva-t-il, et, faisant le tour de la table, il alla se placer derrière Bertha, et si près d’elle, que, lorsque sa main glissa des cordes de l’instrument, elle tomba entre les mains d’Hermann. Hermann tressaillit, car cette main était glacée ; mais aussitôt il se remit.

— Hélas ! lui dit-il, madame, je ne suis qu’un pauvre archer sans naissance et sans fortune ; mais pour aimer j’ai le cœur d’un roi.

— Je ne demande qu’un cœur, répondit Bertha.

— Vous êtes donc libre ? hasarda Hermann.

— Je suis libre, reprit la jeune fille.

— Je vous aime, dit Hermann.

— Je t’aime, répondit Bertha.

— Et vous consentez à m’épouser ? s’écria Hermann.

Bertha se leva sans répondre, alla vers un meuble, et, ouvrant un tiroir, elle y prit deux anneaux qu’elle présenta à Hermann ; puis, revenant au meuble, elle en tira, toujours en silence, une couronne de fleurs d’oranger et un voile de fiancée. Alors elle attacha le voile sur sa tête, l’y fixa avec la couronne, et se retournant :

— Je suis prête, dit-elle.

Hermann frissonna presque malgré lui ; cependant il s’était trop avancé pour ne pas aller jusqu’au bout. D’ailleurs, que risquait-il, lui, pauvre archer, qui ne possédait pas un coin de terre, et pour qui la seule argenterie armoriée dont la table était couverte eût été une fortune ?

Il tendit donc la main à sa fiancée, en lui faisant à son tour signe de la tête qu’il était prêt à la suivre.

Bertha prit de sa main froide la main brûlante d’Hermann, et, ouvrant une porte, elle entra dans un corridor sombre, qui n’était plus éclairé que par la lueur blafarde que la lune, sortie des nuages, projetait à travers les fenêtres étroites placées de distance en distance. Puis, au bout du corridor, ils trouvèrent un escalier qu’ils descendirent dans des ténèbres complètes : alors, Hermann, saisi d’un frisson involontaire, s’arrêta et voulut retourner en arrière ; mais il lui sembla que la main de Bertha serrait la sienne avec une force surnaturelle ; de sorte que, moitié honte, moitié entraînement, il continua de la suivre.

Cependant ils descendaient toujours : au bout d’un instant, il sembla à Hermann, d’après l’impression humide qu’il éprouvait, qu’ils étaient dans une région souterraine ; bientôt il n’en douta plus ; ils avaient cessé de descendre, et ils marchaient sur un terrain uni, et qu’il était facile de reconnaître pour le sol d’un caveau.

Au bout de dix pas, Bertha s’arrêta, et se tournant à droite :

— Venez, mon père, dit-elle.

Et elle se remit en marche.

Au bout de dix autres pas, elle s’arrêta de nouveau, et se tournant à gauche :

— Venez, ma mère, dit-elle.

Et elle continua sa route jusqu’à ce qu’ayant fait dix autres pas encore, elle dit une troisième fois :

— Venez, mes sœurs.

Et, quoique Hermann ne pût rien distinguer, il lui sembla entendre derrière lui un bruit de pas et un frémissement de robes. En ce moment sa tête toucha la voûte ; mais Bertha poussa la pierre du bout du doigt, et la pierre se souleva.

Elle donnait entrée dans une église splendidement éclairée ; ils sortaient d’une tombe et se trouvaient devant un autel.

Au même moment, deux dalles se soulevèrent dans le chœur, et Hermann vit paraître le père et la mère de Bertha dans le même costume qu’ils portaient sur les deux tableaux de la chambre où il avait soupé, et, derrière eux, dans la nef, sortir de la même manière les nonnes de l’abbaye attenante au château, et qui, depuis un siècle, tombait en ruine.

Tout était donc réuni pour le mariage, fiancés, parents et invités. Le prêtre seul manquait : Bertha fit un signe, et un évêque de marbre couché sur son tombeau se leva lentement et vint se placer devant l’autel. Hermann alors se repentit de son imprudence, et eût donné bien des années de sa vie pour être dans la salle des gardes et couché près de ses compagnons ; mais il était entraîné par une puissance surhumaine, et pareil à un homme en proie à un rêve affreux, et qui ne peut ni crier ni fuir.

Pendant ce temps, Othon s’était réveillé, et ses yeux s’étaient portés tout naturellement vers la place où devait veiller Hermann ; Hermann n’y était plus, et personne n’était debout à sa place ; Othon se leva ; un de ses derniers souvenirs était, au moment où il s’endormait, d’avoir vu vaguement une porte s’ouvrir et une femme apparaître ; il avait pris cela pour le commencement d’un songe, mais l’absence d’Hermann donnait à ce songe une apparence de réalité ; ses yeux se tournèrent aussitôt vers la porte, qu’il se rappelait parfaitement avoir vue fermée pendant que lui-même était en sentinelle, et qu’il revoyait ouverte.

Cependant Hermann, fatigué, pouvait avoir cédé au sommeil. Othon prit une branche de sapin, l’alluma au foyer, alla d’un dormeur à l’autre, et ne reconnut pas celui qu’il cherchait. Alors il réveilla le vieil archer, dont c’était le tour de faire sentinelle ; Othon lui raconta ce qui s’était passé, et le pria de veiller tandis que lui irait à la recherche de son compagnon perdu. Le vieil archer secoua la tête ; puis :

— Il aura vu la châtelaine de Windeck, dit-il ; en ce cas, il est perdu.

Othon pressa le vieillard de s’expliquer ; mais celui-ci n’en voulut pas dire davantage. Cependant ces quelques paroles, au lieu d’éteindre chez Othon le désir de tenter la recherche, lui donnèrent une nouvelle ardeur ; il voyait dans toute cette aventure quelque chose de mystérieux et de surnaturel que son courage s’enorgueillissait d’avance d’approfondir ; d’ailleurs, il aimait Hermann ; les deux jours de marche qu’il avait faits avec lui le lui avaient révélé comme un brave et joyeux compagnon qu’il était fâché de perdre ; puis, enfin, il avait grande confiance en une médaille miraculeuse rapportée de Palestine par un de ses ancêtres, qui lui avait fait toucher le tombeau du Christ, don que sa mère lui avait fait dans son enfance, et qu’il avait toujours religieusement portée sur sa poitrine.

Quelque observation que pût lui faire le vieil archer, Othon n’en persista donc pas moins dans la résolution prise, et, à la lueur de sa torche, il entra dans la chambre voisine dont la porte était restée ouverte. Tout y était dans son état habituel ; seulement, une seconde porte étant ouverte comme la première ; il pensa qu’Hermann, entré par l’une, était sorti par l’autre ; il prit la même route que lui, et, comme lui, traversa cette longue suite d’appartements qu’Hermann avait traversés. Elle se terminait par la salle du festin.

En approchant de cette salle, il lui sembla entendre parler, il s’arrêta aussitôt, tendit l’oreille, et, après un instant d’attention, ne conserva plus aucun doute, seulement ce n’était pas la voix d’Hermann, mais, pensant que ceux qui parlaient pourraient lui en donner des nouvelles, il s’approcha de la porte.

Arrivé sur le seuil, il s’arrêta surpris par l’étrange spectacle qui se présenta à ses yeux. La table était restée servie et illuminée ; seulement, les convives étaient changés : les deux portraits s’étaient détachés de la toile, étaient descendus de leur cadre, et, assis de chaque côté de la table, causaient gravement comme il convenait à des personnes de leur âge et de leur condition. Othon crut que sa vue le trompait ; il avait sous les yeux des personnages qui semblaient, par leurs habitudes, avoir appartenu à une génération disparue depuis plus d’un siècle, et qui parlaient l’allemand du temps de Karl le Chauve. Othon n’en prêta qu’une attention plus profonde à ce qu’il voyait et à ce qu’il entendait.

— Malgré toutes vos raisons, mon cher comte, disait la femme, je n’en soutiendrai pas moins que le mariage que fait en ce moment notre fille Bertha est une mésalliance dont il n’y avait pas encore eu d’exemple dans notre famille ; fi donc ! un archer…

— Madame, répondit le mari, vous avez raison ; mais, depuis plus de dix ans, personne n’était venu dans ces ruines, et elle sert un maître moins difficile que nous, et pour qui une âme est une âme… D’ailleurs, on peut porter l’habit d’un archer et n’être pas un vilain pour cela. Témoin ce jeune Othon qui vient pour s’opposer à leur union, qui nous écoute insolemment, et que je vais pourfendre de mon épée s’il ne rejoint à l’instant même ses camarades.

À ces mots, se tournant vers la porte où se tenait le jeune homme muet et immobile d’étonnement, il tira son épée, et vint à lui d’un pas lent et automatique, comme s’il marchait à l’aide de ressorts habilement combinés et non de muscles vivants.

Othon le regarda venir avec un effroi dont il n’était pas le maître. Il n’en songeait pas moins à se mettre en défense, et à soutenir le combat, quel que fût l’adversaire. Cependant, voyant à quel étrange ennemi il avait affaire, il comprit qu’il n’aurait pas trop pour se défendre des armes spirituelles et temporelles ; en conséquence, avant de tirer son épée, il fit le signe de la croix.

Au même moment, les flambeaux s’éteignirent, la table disparut, et le vieux chevalier et son épouse s’évanouirent comme des visions.

Othon resta un moment comme étourdi ; puis, ne voyant et n’entendant plus rien, il entra dans la salle, tout à l’heure si pleine de lumières et maintenant si sombre, et, à la lueur de sa torche de résine, il vit que les convives fantastiques avaient repris leur place dans leurs cadres ; les yeux seuls du vieux chevalier semblaient vivants encore et suivaient Othon en le menaçant.

Othon continua sa route. D’après ce qu’il avait entendu, il jugeait qu’un danger pressant menaçait Hermann, et, voyant une porte ouverte, il suivit l’indication donnée et entra dans le corridor. Arrivé au bout du passage, il atteignit l’escalier, descendit les premières marches, et bientôt se trouva de plain-pied avec le cimetière de l’abbaye, au-delà duquel il voyait l’église illuminée ; une porte descendant aux souterrains était ouverte et paraissait conduire aussi à l’église ; mais Othon aima mieux passer à travers le cimetière que sous le cimetière.

Il entra donc dans le cloître, et se dirigea vers l’église ; la porte en était fermée, mais il n’eut qu’à la pousser, et la serrure se détacha du chêne, tant la porte tombait elle-même de vétusté.

Alors il se trouva dans l’église, il vit tout, les religieux, les fiancés, les parents, et prêt à passer au doigt d’Hermann, pâle et tremblant, l’anneau nuptial, l’évêque de marbre qui venait de se lever du tombeau. Il n’y avait pas de doute, c’était le mariage dont parlaient le vieux chevalier et sa femme.

Othon étendit la main vers un bénitier ; puis, portant ses doigts humides à son front, il fit le signe de la croix.

Au même instant, tout s’évanouit comme par magie, évêque, fiancés, parents, religieuses ; les flambeaux s’éteignirent, l’église trembla comme si, en rentrant dans leur tombe, les morts en ébranlaient les fondements ; un coup de tonnerre se fit entendre, un éclair traversa le chœur, et, comme s’il était frappé de la foudre, Hermann tomba sans connaissance sur les dalles du sanctuaire.

Othon alla à lui, éclairé encore par sa torche prête à s’éteindre, et, le prenant sur son épaule, il essaya de l’emporter. En ce moment, la branche de résine était arrivée à sa fin ; Othon la jeta loin de lui et chercha à regagner la porte ; mais l’obscurité était si profonde, qu’il n’en put venir à bout, et qu’il s’en alla pendant plus d’une demi-heure se heurtant de pilier en pilier, le front couvert de sueur et les cheveux hérissés au souvenir des choses infernales qu’il avait vues. Enfin, il trouva la porte tant cherchée.

Au moment où il mettait le pied dans le cloître, il entendit son nom et celui d’Hermann répétés par plusieurs voix ; puis, au même instant, des torches étincelèrent aux fenêtres du château, enfin quelques-unes apparurent au bas de l’escalier et se répandirent sous les arcades du cloître ; Othon répondit alors par un seul cri, dans lequel s’éteignit le reste de ses forces, et tomba épuisé près d’Hermann évanoui.

Les archers portèrent les deux jeunes gens dans la salle des gardes, où bientôt ils rouvrirent les yeux. Hermann et Othon racontèrent alors chacun à son tour ce qui leur était arrivé ; quant au vieil archer, entendant ce coup de tonnerre qui venait sans orage, il avait réveillé à l’instant tous les dormeurs, et s’était mis à la recherche des aventureux jeunes gens, qu’il avait retrouvés, comme nous l’avons vu, dans un état peu différent l’un de l’autre.

Nul ne se rendormit, et, aux premiers rayons du jour, la troupe sortit silencieusement des ruines du château de Windeck, et reprit sa route pour Clèves, où elle arriva sur les neuf heures du matin.