Oxtiern, ou les Malheurs du libertinage/Acte 3

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Chez Blaizot, Libraire, rue Satory. (p. 39-48).

ACTE TROISIÈME.


Le Théâtre représente le jardin de l’Hôtellerie.




Scène PREMIÈRE.


Le jour baisse par gradation ; ensorte que le Théâtre est
au denouement dans la plus grande obscurité.


OXTIERN, DERBAC.
Le commencement de cette scène est d’un débit long et mystérieux.
Derbac.

C’est pour t’entretenir plus en secret, cher Comte, que je t’ai fait prier de descendre un moment au jardin ; il y a beaucoup de mouvemens dans cette maison ; et depuis l’arrivée du colonel Falkenheim, Ernestine s’enferme et ne voit personne ; Amélie est partout ; et Casimir qui ne perd rien, m’apprend des choses fort extraordinaires.

Oxtiern.

Que soupçonnes-tu donc ?

Derbac.

Je ne soupçonne rien, mon ami, je sais tout, commence par lire ce billet, si le peu de jour qui nous reste t’en laisse les moyens ; Amélie devait te le rendre ; ne te trouvant pas, elle l’a laissé à Casimir pour qu’il te fut remis avec toute la diligence possible ; je l’ai pris des mains de ton valet,… et je l’ai lu.

Oxtiern, parcourant le billet, ne s’arrête
qu’aux mots suivans :

” L’adversaire que je vous offre est digne de se battre avec vous… Sais-tu quel est cet adversaire ?

Derbac.

Je crois le deviner.

Oxtiern.

Qui donc ?

Derbac.

Ernestine elle-même.

Oxtiern.

Ernestine ?

Derbac.

J’en suis sûr.

Oxtiern.

Quelle certitude as-tu de cette extravagance ?

Derbac.

J’ai vu dans les mains du valet de l’auberge, le vêtement blanc dont il s’agit ; il le porte à Amélie, qui doit le remettre à Ernestine ; et c’est sous se déguisement, qu’elle doit venir t’attaquer elle-même.

Oxtiern.

Ce projet est inconcevable ; il est dicté par la rage,… par le désespoir ; il faut nous en venger, et rien n’est plus facile.

Derbac.

Mais le Colonel qui est ici…

Oxtiern.

Quand il y aurait dix Colonels, cette créature médite ma perte, il faut que je la prévienne ; je ne me battrai point contre elle, je la tuerais ; et je veux qu’elle vive… qu’elle vive pour se repentir : si elle échappe à mes desseins, je suis un homme perdu ; elle se jettera aux pieds du roi, me déshonorera ; mes biens, mes emplois, ma considération, tout est anéanti, tout ; je n’ai donc d’autre parti que… Regarde un peu Derbac, qui s’avance à nous sous ce bosquet.

Derbac.

C’est Casimir.

(Le jour baisse gradativement.)




Scène II.


Les précédens, CASIMIR.
Casimir.

Le colonel Falkenheim vient de m’ordonner, Monsieur le Comte, de vous remettre à l’instant ce billet.

Oxtiern.

Donne. (Il lit rapidement ; puis faisant signe à Casimir de s’éloigner, il se rapproche de Derbac, et mystérieusement.) Mon ami, c’est un cartel du père d’Ernestine ; sachant que sa fille arme son frère contre moi, il ne veut céder à personne l’honneur d’une vengeance si nécessaire ; il va descendre dans ce jardin, il me prie de l’y attendre pour se battre ; tu vois que tu t’es trompé ; il faut que le frère d’Ernestine soit entré dans cette maison à notre insçu ; voilà l’ennemi qu’elle m’opposait, et l’habit blanc devait servir à le déguiser.

Casimir, se rapprochant.

Monsieur, si vous me permettiez de dire un mot.

Derbac.

Parles, mon ami, dis ce que tu sais.

Casimir.

Le vêtement blanc n’est pas pour le frere d’Ernestine, Monsieur, ce frere n’est point entré dans la maison, j’en suis sûr ; je n’ai perdu de vue aucun des étrangers qui y sont arrivés, et je vous réponds que ce jeune homme, parfaitement connu de moi, n’y a point paru ; ce vêtement est pour Ernestine, soyez-en certain ; le garçon de l’auberge, que votre or a su nous gagner, l’a été prendre dans le voisinage ; et c’est à Mademoiselle Ernestine elle-même, qu’on doit le donner.

Derbac, très appuyé.

Tout est éclairci, tu vois ce que c’est, Oxtiern ; Ernestine aura dit au Colonel, afin de lui déguiser son projet, qu’elle prétendait se servir de son frere pour se venger ; le Colonel le croit ; il ne veut pas que son fils se batte, lui-même viendra au rendez-vous.

Oxtiern, très vivement.

Et Ernestine y viendra aussi ?

Derbac.

Sans doute.

Oxtiern.

Elle y viendra vêtue de blanc ?

Casimir.

Cela est certain, Monsieur.

Oxtiern, avec les transports les plus féroces
et les plus énergiques.

Embrassez-moi, mes amis, nous cherchions des moyens de nous défaire de cette fille, le sort nous en offre un qui n’eut jamais d’exemple. (Plus froidement). Casimir, va dire au Colonel que je l’attends ; il fera nuit… Dis-lui que je serai vêtu de blanc ; qu’il attaque sans ménagement l’individu qu’il verra errer sous cet habit dans les ténebres.

Derbac, avec le cri de l’horreur.

Ah ! tu vas faire égorger la fille par les mains du père !

Oxtiern.

Silence ; ne voyez-vous pas, mes amis, que c’est le sort qui vient m’offrir ces moyens de punition ; et vous ne voulez pas que j’en profite ?

Derbac.

Ce crime est exécrable, il me révolte !

Oxtiern.

Il est utile à ma tranquillité.

Casimir, cherchant à calmer son maître.

Monsieur, Monsieur.

Oxtiern.

Tais-toi, fripon, si tu frémis, va-t-en.

Casimir.

J’obéis. Le Colonel va savoir que son ennemi se rendra, vêtu de blanc au rendez-vous. (À part en se retirant). Ah ! Fabrice sera, j’espère, de retour avant la consommation de cette horreur. (Il sort).




Scène III.


OXTIERN, DERBAC.
Oxtiern.

Ce valet m’impatiente, il frémit ; ces imbéciles-là n’ont point de principes ; tout ce qui sort de la règle ordinaire du vice ou de la friponnerie, les étonne ; le remord les effraye.

Derbac, vivement.

Malheur aux scélérats qu’il n’arrête point ; malheur à toi si tu persistes : jamais un crime plus noir ne se conçut, même aux enfers.

Oxtiern.

J’en conviens ; mais il est utile… Cette orgueilleuse créature n’avait-elle pas conjurée ma perte ?

Derbac.

Elle se battait contre toi ; elle exposait ses propres jours.

Oxtiern.

Jouer l’héroïne… je n’aime pas les élans de l’orgueil dans une femme.

Derbac, avec bien de la sensibilité.

Ah ! l’être du monde qui mérite le mieux nos hommages, n’a-t-il donc pas de droits à l’orgueil ?

Oxtiern.

Bon ! te voilà revenu à tes moralités ; pour peu que je t’abandonne un instant, j’ai une peine à te ressaisir… Allons du courage, Derbac ; de crainte que Casimir ne remplisse pas bien ma commission, exécute-là de ton côté ; le Colonel va venir ; dis-lui de se jetter avec ardeur sur l’ennemi qu’il verra s’avancer à lui vêtu de blanc : ce sera sa fille… Tu m’entends, Derbac, et je serai vengé. (Il sort).




Scène IV.

Derbac, seul.

Non, je ne puis me résoudre à servir une telle infamie ; laissons-en le soin à Casimir, et ne nous mêlons point de cette horreur. Je veux quitter la société de cet homme… Je retomberai dans l’indigence, dont son crédit me retirait, c’est un malheur, sans doute ; mais il est moindre que celui de me corrompre plus long-tems à son indigne école ; l’infortune m’effraye moins que le crime : à quelque point que souffre un honnête homme, il est consolé par son cœur… (Il sort, dès qu’il voit paraître quelqu’un.)




Scène V.

Le Colonel, errant dans les ténebres.

C’est ici le lieu du combat… Je croyais qu’il m’avait devancé ; il ne tardera pas, sans doute… Ô malheureux, que vas-tu faire ?… Lois cruelles de l’honneur, que vous êtes injustes ! Pourquoi faut-il que l’offensé s’expose, quand l’agresseur est aussi coupable !… Ah ! qu’il me tue, qu’il me déchire, je ne puis survivre à mon déshonneur ! (Il frémit). Il me semble que je l’entends… et d’où vient que l’approche de cet adversaire, imprime en moi des mouvemens dont je ne suis pas le maître ! je n’ai pourtant jamais connu la crainte ; le desir de la vengeance me trouble et m’empêche de distinguer la véritable cause des impressions qui m’agitent : la nuit devient tellement sombre, qu’à peine pourrai-je reconnaître la couleur de l’habit dont on m’a dit qu’il serait vêtu. (Très bas ce qui suit, et surtout sans qu’Ernestine puisse l’entendre). C’est lui, attaquons-le dans le silence, et n’ébruitons pas le combat.

(Il met l’épée à la main, et fond sur Ernestine vêtue en homme, et de couleur dont il vient d’être question. À peine ce combat est-il engagé, qu’on entend dans la coulisse les deux coups de pistolets de celui d’Herman et du Comte ; Herman entre avec précipitation, il vient de tuer Oxtiern. Fabrice accourt un instant après.)




Scène VI, et dernière.


LE COLONEL, ERNESTINE, HERMAN,
ensuite FABRICE.
Cette scène doit marcher avec la plus extrême rapidité.
Herman, encore dans la coulisse.

Meurs, traître, Ernestine est vengée. (Volant séparer les combattants). Arrêtez, juste ciel ! quel sang vous alliez répandre ! malheureux père ! reconnaissez votre fille !

Ernestine, jettant son épée.

Ah Dieu ! (Elle se précipite dans les bras de son père).

Le Colonel.

Chère et malheureuse enfant !

Fabrice, vivement et ne paroissant qu’ici.

Vos malheurs sont finis, Colonel ; à peine informé des horreurs du Comte, je vole à Stokolm, je dégage votre jeune ami des fers où le captivait Oxtiern : vous voyez le premier usage qu’il a fait de sa liberté.

Herman.

Le lâche, sa défaite m’a bien peu coûté ; il est si aisé de triompher d’un traître. Vainqueur, je suis accouru, Monsieur, vous éclaircir sur les forfaits dont on vous rendait malgré vous l’instrument, et vous demander la main de cette fille adorée que je vous conserve, et que j’ose me flatter d’avoir mérité maintenant.

Le Colonel, le geste de l’approbation et
de la douleur.
Ernestine, à Herman.

Puis-je encore prétendre à ce bonheur ?

Herman, tendrement à Ernestine.

Ah ! les crimes d’un scélérat tel qu’Oxtiern pourraient-ils donc flétrir le plus bel ouvrage de la nature ?

Le Colonel.

Oh ! Fabrice, que de reconnaissance ! comment pourrons-nous nous acquitter ?…

Fabrice.

Par votre amitié, mes amis, je la mérite ; j’ai fait de mon argent le meilleur usage… Punir le crime et récompenser la vertu… que quelqu’un me dise s’il est possible de le placer à un plus haut intérêt !…


Fin du troisième et dernier Acte.