Péché d’orgueil (Brassard)/09

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Imprimerie des sourds-muets (p. 105-110).

CHAPITRE ix

Par un matin ensoleillé des premiers jours de décembre, soit environ cinq semaines après le mariage de Paul Bordier à Alix de Busques, Étienne Bordier arriva à la gare, où, plus de vingt ans plus tôt, en sautant, sur ce même quai, il s’était élancé joyeux vers celle, qui hélas, l’attendait les bras refroidis. Il ne prit pas la route de Chambly, cette fois. Courbé par les souvenirs poignants qui surgissaient à chaque pas, il se fit conduire au numéro de la maison qu’habitait toujours sa tante Marie, sur la rue St-Hubert.

Marie Barre, encore alerte malgré ses quatre-vingts ans bien comptés, vint ouvrir elle-même au coup de sonnette d’Étienne. En reconnaissant le mari de cette malheureuse Gilberte, elle eut un cri de joie et ses mains se joignirent en un geste d’action de grâce.

— Étienne ! Toi ! Je n’ose en croire mes yeux. Oh, viens que je t’embrasse !

Et la bouche fine et ridée se posa plusieurs fois sur les joues hâlées de son neveu. Puis sans lâcher les mains du voyageur, elle l’entraîna dans son salon vieillot et propret où elle le fit asseoir.

D’émotion, Étienne ne pouvait dire un mot. Les souvenirs qui l’avaient assailli dès son arrivée à la gare, prenaient ici une acuité infiniment douloureuse. Les lèvres qu’il venait de sentir sur ses joues, s’étaient posées sur le front glacé de sa jeune femme, les mains qui tenaient toujours les siennes, avaient fermé ses beaux yeux. Il eut un regard navré à l’adresse du témoin de la mort de Gilberte.

— Tante Marie, parlez-moi « d’Elle »…

— Nous en parlerons longuement, mon ami, un peu plus tard. Pour le moment, il faut te reposer, oh, excuse-moi, enlève ton paletot, mets-toi à ton aise. Là. Et maintenant, je vais te préparer un petit déjeuner ; mais avant, laisse-moi te regarder.

Prenant la tête d’Étienne dans ses mains, l’excellente vieille la leva vers elle.

— Tu es encore beau, mon enfant, tes cheveux blancs te vont bien.

— Oh, je suis vieux et bien changé.

— Vieux ! tu n’as pas cinquante ans !

— Les années ont compté double pour moi.

— Pauvre Étienne, je te comprends, je sais que les chagrins allongent les jours.

En songeant à ses disparus, tante Marie ne put retenir ses larmes, qui en habituées, se posèrent au bord de ses paupières flétries. Mais la chère vieille se ressaisit, et elle sourit de nouveau à son neveu.

— Allons, je bavarde, fit-elle, et durant ce temps, rien ne se prépare pour te restaurer. Tiens, couche-toi un moment sur ce canapé ; je cours à ma cuisine.

Elle s’éloigna toute menue.

Au bout d’un quart d’heure, elle revint au salon, portant un cabaret, chargé.

Étienne s’empressa de lui enlever son fardeau des mains.

— Ah, ah, tu es affamé, dit-elle.

Il dit oui pour lui faire plaisir.

Maintenant, assis tous deux près du guéridon supportant les mets à peine touchés, ils causaient.

— Avez-vous une idée de ce que peut me vouloir Joachim Bruteau, tante Marie ?

— Pas la moindre, dit-elle songeuse.

— Je croyais ce vieux-là mort depuis longtemps !

— Mort, lui ! Je ne pense pas que sa présence soit désirée nulle part là-haut. Ah, le sacripant !

— Comment vous a-t-il traitée le temps que vous étiez chez lui ?

— Aussi longtemps que Gilberte vécut, il me toléra ; mais après, il m’a mise à la porte.

Oh, il a agi ainsi ! A-t-il été bon pour elle, Gilberte ?

— Ni bon, ni méchant. Qui aurait pu deviner ce qu’alimentait cette caboche ?…

— Et ma femme, comment est-elle morte, demanda Étienne avec un soupir ?

— Subitement, sans souffrir, mon petit.

— Et l’enfant…

— Je ne sais pas. Comme je te l’ai dit, le vieux Joachim n’a pas été long à se débarrasser de moi. Trois jours après les funérailles de Gilberte, il me signifia l’ordre de partir. Oh, je n’avais pas l’intention de rester, mais mon plus grand désir eût été d’amener le petit avec moi…

Étienne sursauta, et coupant la parole à son interlocutrice :

— Que dites-vous, tante Marie ! l’enfant…

— Je voulais l’emmener avec moi. Il ne serait pas mort dans ses bras. Il était si fort, si beau lorsque je le quittai. Ah, ce vieillard, quel cœur de pierre !

Étienne se leva en proie à un trouble violent. Il fit quelques pas dans la pièce, puis, s’arrêtant devant sa tante, et penché vers elle :

— Précisez, tante Marie, vous dites bien que trois jours après l’enterrement de sa mère l’enfant vivait encore…

— Certainement ! et plus vigoureux qu’à sa naissance. Mais qu’as-tu donc ?

— Vous comprendrez mon émoi, quand vous saurez que le vieux Joachim m’a dit que le bébé mourut quelques heures après sa mère.

— Il t’a trompé ! s’écria-t-elle. D’ailleurs, tu peux t’en assurer ; demande-le à Mélanie Bêlon, elle doit vivre encore, c’est elle qui m’a remplacée auprès du petit.

— Comme c’est étrange ! Ah, j’en aurai le cœur net !

— Pour ta satisfaction, informe-toi ; hélas, ton fils est bien mort, j’ai lu l’avis de son décès dans les journaux quelque temps après que j’eus quitté la ferme.

— Le vieux Bruteau me dira toujours pourquoi il m’a menti, dit-il avec force.

Étienne se mit à marcher lentement, absorbé ; il repassait dans sa mémoire son dernier entretien avec Joachim Bruteau, il revoyait les yeux de braise fixés sur lui, il entendait encore la voix mordante lui annonçant ses malheurs.

— Pourquoi n’es-tu pas venu me voir avant de retourner dans le Nord, reprocha doucement tante Marie, je t’ai si attendu !

— Ne me le demandez pas, j’étais fou, une seule idée me hantait : fuir ! fuir les lieux où j’avais connu mon court bonheur si brusquement détruit. Tout ici me parlait trop de la bien-aimée disparue, j’avais une hâte morbide de retourner dans mon pays de glace, de retrouver là-bas le cadre que je lui avais fait, et où je savais qu’elle m’attendait.

— Pauvres enfants !…

Un silence tomba, plein de souvenirs pénibles.

— Ma tante, que vous disait Joachim Bruteau dans sa lettre où il exprimait le désir de me voir ?

— J’ai ici cette lettre, je vais te la montrer.

Étant allée la chercher, elle la donna à son neveu.

— Lis toi-même.

Étienne lut :

« Madame : Vous serait-il possible de communiquer avec votre neveu, Étienne Bordier. Je désirerais m’entretenir avec lui, sans faute. C’est urgent. Joachim Bruteau »

— Il désire me voir, soit, moi aussi, plus que jamais. Demain, je saurai ce qu’il me veut.

— Et demain soir, tu seras de retour ?

— Je ne m’éterniserai pas à Chambly, je serai de retour à bonne heure.

La journée se passa en réminiscences de toutes sortes. Le soir, en souhaitant bonne nuit à son neveu, tante Marie lui dit :

— Dors bien. Moi, je vais continuer ma neuvaine que je fais à ton intention, au bon Saint Joseph. Mais au lieu de lui demander qu’il te ramène à moi, je vais le supplier qu’il ne te laisse plus repartir.

— Vous êtes déjà exaucée ! Quoi qu’il arrive, je ne retournerai plus là-bas.

— À la bonne heure ! tu me rends bien heureuse…