Péché d’orgueil (Brassard)/11

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Imprimerie des sourds-muets (p. 128-134).

CHAPITRE xi

On imagine la surprise d’Eustache Bordier en apercevant celui qu’il croyait disparu à jamais. Ses exclamations joyeuses attirèrent la bonne Jeanne.

— Que se passe-t-il donc, demanda-t-elle intéressée en entrant dans la pièce où son mari avait reçu son cousin ?

— Il y a, que voici un revenant. Jeanne, reconnais-tu celui-là ?

— Oh, je le crois ! Étienne n’est-ce pas ?

— Mais oui, lui-même ! Mon cher Étienne, ajouta Eustache en riant, tu ne le croiras peut-être pas, cependant, il a fallu faire brûler un cierge pendant vingt ans pour te dégeler de tes banquises. Pourtant la flamme de notre cierge était bien chaude et bien claire.

— Maintenant que vous voilà revenu, dit Jeanne en embrassant son cousin, vous resterez, n’est-ce pas ?

— Les baisers du retour sont bien doux, mais même pour les goûter, je ne m’absenterai plus, non. J’ai fini mes voyages dans le Nord, je ne vous quitterai plus. Tout me retient ici, ah oui, tout !

— À la bonne heure, s’écria Eustache, voilà qui est parlé ! Tu t’établiras près de nous, il y a de belles résidences à vendre dans le voisinage, et pas cher.

— Ô hommes d’affaires, fit Jeanne en riant, après vingt-cinq ans d’absence, à peine s’est-on vu, que vite ! les transactions. Laissez-là l’aridité des chiffres, messieurs, et jonglez un peu avec vos souvenirs, tandis que je vais voir aux préparatifs du repas.

— Ne vous dérangez pas trop pour moi, cousine Jeanne, je vous prie.

— Laisse faire ma femme, Étienne. Elle saura bien préparer un plat qui ne te fera pas trop regretter la cuisine esquimaude, et un lit aussi moelleux que les couches de neige polaire.

— Je vous avertis que vous avez un pensionnaire sauvage, bien disposé cependant à accepter les bienfaits de la civilisation, dit Étienne, heureux.

La femme d’Eustache s’excusa pour aller donner ses ordres aux domestiques. Durant ce temps les deux cousins se mirent à causer et aux intonations de leur voix, on comprenait les émotions diverses par où passaient les causeurs. Mais leur intéressante conversation ne dura pas longtemps, on vint annoncer le dîner.

Retardé par le mauvais état des chemins en certains endroits, Étienne entra à Québec vers sept heures du soir. À peine une heure après son arrivée chez Eustache, on se mettait, gaiement à table. Le repas terminé, pendant que Jeanne allait s’assurer par elle-même si rien ne manquait au confort de son hôte dans la chambre qu’elle lui destinait, les deux hommes s’installèrent au fumoir.

— Ah, il y a longtemps que nous n’avons pas fumé ensemble, dit Eustache en présentant des cigares à Étienne, qui en accepta.

Ils fumèrent un moment, en silence, rêveurs, regardant monter puis s’étendre autour d’eux la fumée odorante.

— Sur quel sujet allons-nous commencer à parler, demanda Eustache, il en abonde.

— Continuons notre conversation de tout à l’heure, si tu veux.

— Si je veux ! j’étais sur le point de t’entretenir de mon fils, alors, et, à propos, je ne te l’ai pas encore présenté.

Étienne éprouva une si grande joie à l’idée de voir son enfant, qu’il sentit son cœur faiblir. Eustache continua :

— Tu ne verras pas Paul en personne immédiatement, mais ça ne peut tarder, demain peut-être tu auras ce plaisir. Pour ce soir, contente-toi de regarder mon héritier sur ceci.

Eustache mit dans les mains tremblantes d’Étienne un portrait encadré sur lequel Paul Bordier souriait de toute sa jeunesse vigoureuse.

— Un beau gars, hein ! fit le mari de Jeanne, et déjà célèbre.

Mais Étienne ne l’écoutait pas. Hypnotisé par la belle reproduction des traits de son fils, il buvait des yeux, les yeux tout pareils à ceux de Gilberte, fixés sur lui, presque vivants. Soudain il frémit de tout son corps, et un sanglot vint s’écraser sur le verre poli du cadre qu’il venait de coller avidement à ses lèvres. Après avoir embrassé à plusieurs reprises l’effigie de son enfant, Étienne, le visage rayonnant, regarda son cousin.

— Heureux est le père de ce jeune homme.

— Heureux, en effet, répondit Eustache convaincu, et je suis en position pour l’affirmer.

— Il me semblait pourtant que tu n’avais pas de descendants, Eustache.

— C’est exact. Paul est un orphelin. Nous l’avons adopté à six ans, et jamais enfant plus aimant n’a vécu sur la terre.

— Paul est un orphelin de père et mère ?

Eustache, surpris, regarda son cousin et éluda la question.

Étienne poursuivit :

— Y a-t-il longtemps que cet enfant habite chez toi…

— Dix-neuf ans bientôt.

— Eustache, dis-moi, lorsque tu es allé chercher ce petit, on t’a remis des effets lui appartenant.

De stupeur, Eustache s’écria :

— Étienne ! Comment sais-tu ?

Le mari de Gilberte continua avec une émotion grandissante :

— Si j’étais allé moi aussi au même endroit que toi, non pour adopter un enfant, mais pour essayer à retrouver le mien…

Eustache crut que son cousin devenait fou.

— Étienne mon ami, que veux-tu dire ?… Explique-toi je t’en prie.

— Dieu dans sa clémence, empêche ses créatures de sombrer dans le désespoir, parfois. Son doigt divin relève le front que la douleur va faire éclater ; à l’œil qui veut se fermer, il montre une vision qui fait bondir vers la vie…

— Étienne !

Mais celui-ci, transfiguré, poursuivait :

— … À la noirceur du cauchemar étouffant, Il jette un rayon si doux, que la bouche s’éveille sur un sourire ; Il casse la chaîne dont les mailles retiennent le boulet aux chevilles, et le corps s’élance léger.

— Eustache, l’enfant que je croyais mort, ne l’était pas. Je l’ai appris il y a à peine quinze jours, mais on ne me dit pas où il se trouvait. La certitude de le savoir quelque part dans le monde, abandonné, vagabond, vicieux peut-être ; mon impossibilité à le secourir m’attachèrent ce boulet aux pieds et me plongèrent dans ce cauchemar désespéré. C’est alors que le Ciel mit sur ma route deux saintes femmes : l’une, tante Marie, qui alluma pour moi la lampe de l’Espérance et la maintint bien haut pour chasser les ténèbres qui m’entouraient ; l’autre, Sœur Véronique, dont la main charitable souleva sans effort mon horrible fardeau, brisa ma chaîne, releva mon front, fit disparaître le pli amer de ma bouche, et, dans un geste de bénédiction, me montra la vie où m’attendait mon fils, non vicieux et malheureux, mais vertueux et choyé. Ah, Dieu se sert d’agents admirables pour éclairer ici-bas ses voies mystérieuses. Eustache, le fils que tu adores est le mien.

Étienne raconta alors dans le détail tout ce qui s’était passé depuis son entrevue avec Joachim Bruteau, jusqu’à sa rencontre avec Sœur Véronique.

Jeanne était entrée pendant la révélation d’Étienne, elle se tenait appuyée à l’épaule de son mari, et pleurait.

— Mes chers amis, consolez-vous, rassurez-vous, je ne viens pas vous enlever celui que vous aimez. Mon amour n’est pas égoïste, il s’ajoutera au vôtre : la famille de Paul s’agrandira sans se diviser. Mon fils vous appartient, nobles cœurs, moi je me donne à lui.

— Nous serons à l’aise tous trois dans ce cœur généreux, murmura Eustache.

Eustache et Jeanne parlèrent longuement de leur fils d’adoption, de ses études, de ses succès, de son mariage. Mais le cousin d’Étienne ne voulut pas dévoiler son secret sur l’heure douloureuse vécue par Paul lors de l’incident du collège. À quoi bon affliger inutilement Jeanne et Étienne en parlant d’une chose qui n’avait plus sa raison d’être. Il ne se doutait pas que son silence qu’il croyait généreux, dût apporter au jeune homme une souffrance semblable, sinon pire, que celle déjà endurée.

À la demande de son mari, Jeanne alla chercher le paquet de vêtements apporté de la Crèche et qui n’avait jamais été défait. Elle le déposa devant Étienne.

— Il vous appartient de l’ouvrir, mon ami, dit-elle.

— Je ne sais ce qu’il contient, dit Étienne, en touchant le paquet jauni avec des gestes pieux. Parmi le linge brodé, initialé au nom de Gilberte et au mien, se trouve une petite médaille portant gravé le nom : Georges-Étienne.

Autour de la table sur laquelle s’étalait maintenant le trousseau si amoureusement confectionné par l’infortunée jeune femme, un silence planait, mystérieux, rempli de la présence de la disparue.

— Ce soir, mon ami, Gilberte est bien près de vous, dans quelque temps vous presserez son fils dans vos bras, dit Jeanne.

— Heure bénie ! Il appartenait encore à une femme de me montrer la fin du chemin où m’attend mon fils.

— Oh, mais j’en veux une petite part, s’écria Eustache redevenu joyeux, demain je téléphonerai à Paul, et s’il est revenu de son voyage, je lui annoncerai la visite d’un client d’importance. Étienne, demain peut-être, tu révéleras dans une intimité de cœur à cœur, ton identité à celui qui l’ignore. Ce lui sera un beau cadeau de Noël.