Péguy (André Suarès)/Chapitre I
I
Peuple soldat, dit Dieu, rien ne vaut le Français dans la bataille.
Et ainsi rien ne vaut le Français dans la croisade.
Peuple, les peuples pharisiens te disent léger.
Parce que tu es un peuple vite.
Tu es arrivé avant que les autres soient partis.
À un jour près, mais le samedi comme aujourd’hui, vigile et jeûne, il est mort à Villeroy, entre Meaux et Dammartin, dans la bataille de l’Ourcq, ce petit homme de France, qui avait tant de vertu, Charles Péguy.
Je dis vigile, pour lui faire plaisir : il aimait tous les vieux mots du calendrier, et il mettait une joie pieuse à ranimer en lui tous les anciens usages. Lui, de son temps comme pas un, et fils de la Révolution plus que personne. Mais il l’était aussi des croisades. Tous les âges de la France avaient en Péguy un héritier docile et ardemment soumis. Il était la tradition naturelle, qui ne s’interrompt pas. Et par le dévouement, qui dans l’objet aimé concilie tout, il était le lien des époques contraires et la présence.
Vigile est la veille du grand service, en liturgie ; et pour ceux qui ne le savent plus, je rappelle que vigile est aussi le nom que l’on donne aux matines et aux laudes de l’office des morts.
Péguy est tombé dans le grand service. Son jour fut la veille de la victoire. Et sa mort admirable est, à mon sens, laudes et matines pour tous nos morts.
Lieutenant, il mène ses hommes à la reprise de la France. Car il faut reprendre maintenant à cet ennemi horrible, à cette vermine géante, le sol même de la patrie, la chair de la mère et la plus proche au cœur. Ici, entre la Marne, l’Ourcq et la Beuvronne, c’est un morceau de l’Île et la France de la France.
Ils vont par bonds dans les avoines. Ils sont à cinq ou six cents mètres de la Bête. Ils ont à faire aux fameuses troupes, qu’en sa jactance, Kluck a laissées derrière lui, pour cueillir Paris, quand la Bête aura dévoré la France, tout entière aujourd’hui dans les armées de Joffre.
À l’abri d’un talus, contre la route de Charny, Péguy et ses hommes font feu sous la mitraille. Mais il faut quitter la tranchée du chemin creux. Et Péguy s’élance. Il crie en avant ! Il montre le lieu de leur commune gloire et de leur sacrifice, la place qu’il faut payer de son sang, et où il va mourir. Ils courent sous la pluie des balles. Ils sont noirs de poussière et de poudre. Ils ont déjà la terre sur le front et dans la bouche. Les yeux vivent seuls, d’une immortelle vie. La fureur les anime contre leurs assassins : cet ennemi, ce peuple, ces Allemands ne sont que des assassins ; et ils seront des assassins tant qu’ils tiendront un pied de ce sol, tant qu’il ne les aura pas engloutis.
En avant ! en avant ! Il s’enroue à crier. Péguy est debout, dans un feu d’enfer, comme ces démons l’attisent. Le capitaine et l’autre lieutenant viennent d’être tués. Péguy commande. Il fait coucher ses hommes. Et il reste debout. Une balle en plein front le jette contre la terre, et le rend à ce sein qu’il a tant aimé. À son tour, il est couché, ce brave. Il fait le pont entre la France en danger et la France sauvée.
C’est pourquoi ce temps lui appartient. La semaine où nous entrons est la plus sainte de l’histoire. Il faut que tous les Français y soient pèlerins. La France vit par ces beaux morts.
Comment leur rendre gloire à tous ? Comment venir à leurs autels, et les prier ? On les adore : car adorer, c’est prier en aimant. Que chacun de nous choisisse, entre ces morts, ceux qui lui tiennent de plus près. Pour moi, c’est vers Péguy que je me tourne. C’est lui que je visite. Entre les saints de la Marne, c’est lui que j’ai le mieux connu et que je vis le dernier. Et dans le temps qu’il faut célébrer la plus grande victoire de tous les temps, la plus pure et la plus belle, c’est Péguy que je célèbre.
Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,
Couchés dessus ce sol à la face de Dieu.
Le samedi soir est venu. Et il n’a pas vu le terrible dimanche, ni le plus beau des dimanches, huit jours après, repos de l’angoisse et certitude du triomphe.
Il est là, le pauvre Péguy, bien plus grand que les cinq pieds de terre qu’il couvre. Il dort dans la poussière encore chaude.
Une nuit merveilleuse. Toute la paix du ciel, toute la douceur, toute la grâce de la France sur ce pays sacré que la Bête a mué en charnier, qu’elle a semé de cendres et de ruines.
Après la journée brûlante d’enfer et de soleil, une fraîcheur délicieuse s’est répandue, pareille à la fraîche paupière après les plus ardentes larmes. C’était la pleine lune, la dernière de l’été. Elle souriait aux dormants, les braves qui avaient combattu et devaient tant combattre encore. Elle bénissait les grands dormants, ceux qui se sont accomplis dans la victoire, et que le combat n’appelle plus.
Il y avait des cris et des râles dans la campagne. L’énorme douleur de vivre et de se défendre contre les méchants, Péguy ne la souffre plus. Il est sauvé.
Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre,
Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés.
La mort est partout la mort, plutôt qu’ici.
Le péril de la France, et la vie que les hommes donnent pour elle ont tant de grandeur, que l’horreur immonde de la guerre en est elle-même effacée.
Cette bataille sublime est bien celle du cœur humain contre la machine. Les Allemands doivent mourir et meurent. Les fils de la France ne meurent pas. Tous les morts semblent des vaincus : les saints de la Marne sont des vainqueurs.
Telle est la victoire de la Marne que les Allemands n’osent pas en parler. Armée pour la destruction et pour la proie, cette race impure ne sait pas encore qu’elle a reçu là, le coup profond qui la tuera : elle en a caché la cicatrice ; mais la blessure gagne au dedans : elle en mourra.
Péguy ne croyait pas mourir. Il était parti plein d’espoir, pour vaincre et pour vivre. Il était sûr de la victoire. Il paraissait l’être de la vie. Avec tout un peuple, il allait à la gloire. Il l’a.
Heureux ceux qui sont morts pour leur âtre et leur feu
Et les pauvres honneurs des maisons paternelles.