Péguy (André Suarès)/Chapitre VI

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Émile-Paul frères (p. 57-80).


VI


Il venait de bon matin, et le plus souvent par la pluie. Il avait le parapluie dans une main ; de l’autre, il ôtait son manteau. Un chapeau de feutre noir, usé et assoupli à la tête de l’homme, un chapeau de tous les temps, comme on en a toujours porté, hier et aujourd’hui. Péguy n’était pas à la mode. Le noir était sa couleur : sa cravate même était noire. Ses pantalons n’avaient jamais le bon pli, et faisaient bosse aux genoux. Il avait de forts souliers, larges, bien cirés ; mais il venait de la campagne, et il lui en restait de la boue rouge et jaune qui n’est pas de Paris.

Quand il entrait, nous reprenions un entretien laissé depuis huit ou quinze ou vingt jours. Comme un signet dans un livre rend le lecteur à la page, un regard rétablissait entre nous le texte de la vie, avec ses soucis, ses grandeurs, ses ivresses, et notre part à chacun dans la terrible affaire. On ne parle que d’œuvres et d’idées : mais chaque mot est nourri de vie réelle.

Il n’avait pas la voix forte, mais un peu molle, et le souffle court. Son accent était d’Orléans, très bon, très pur, sans faute, et un peu mol aussi. Son débit assez lent et monotone ; mais saccadé au contraire, et très vite, quand il était en colère : et la colère en lui sortait de l’indignation. Même alors, un petit défaut de langue amollissait sa diction. Sa force n’était pas sensible du premier coup.

Il pouvait être très méprisant, étant très volontaire ; mais non dédaigneux. Le dédain n’a jamais été dans ses mœurs : il était trop dans l’action, et trop homme de peine.

Il avait un immense orgueil, paterne et familier avec ses disciples : il les eût appelés volontiers ses grognards. Il s’en voyait partout : pour le moins, en tout lecteur des « Cahiers. » Et quel homme digne de ce nom, eût pu ne pas les lire ? Il croyait fermement que « les Cahiers » sont le monument capital de la pensée au début de ce siècle. Il prenait avec ses jeunes amis le ton de Bonaparte maître d’école. Il ne mettait pas sa main dans son gilet, ni son feutre noir en tricorne : mais il disait « mon petit » à de hauts gaillards, chauves parfois ou parés de cheveux gris : il leur eût bien pincé l’oreille, s’ils n’avaient eu la tête de plus que lui.

J’aimais de le voir près du feu, étendre les mains pour les réchauffer, et me donner nouvelles de la campagne. Pauvre Péguy.

Je m’informe toujours des arbres et des prés, que j’ai connus une fois. Il soufflait. Il faisait de la buée en parlant. Il essuyait ses verres avec soin, et ses yeux. Le sang venait à ses joues. Il tournait sur lui-même, deux ou trois petits tours ; puis, il s’asseyait sur le bord du fauteuil.

Il semblait toujours pressé. Et il s’attardait pourtant. Toujours affairé, mais du loisir pour la seule affaire qui compte, laquelle est le salut. Il parlait de Dieu dans le sens de Renan. (Taine et Renan n’ont pas cessé de le hanter : dont je m’étonne.) Et Renan, sans le vouloir peut-être, a parlé de Dieu dans le sens de l’Église, telle qu’elle n’est plus, mais telle qu’elle fut dans les siècles vivants de la foi. Je ne puis m’empêcher de sourire, quand je mire en moi-même les contrariétés et les différences qu’on remarque dans les hommes, et qui se réduisent à l’opposition des amours-propres et des caractères : à la plus mince variation dans la courbure des miroirs. Le cristal ou le métal est le même : il suffit de corriger l’inflexion de la surface. L’intérêt politique est la courbure qui déforme le plus les images. Péguy m’a été bien cher : je n’ai pas vu un autre homme sortir plus décidément de la politique pour aller plus droit à la vérité générale, purgée d’amour-propre.

Telle a été notre amitié, qu’elle est restée un secret pour tout le monde, et pour nous-mêmes. Nous n’avons jamais eu l’occasion ni le besoin de nous en faire l’aveu. Mais il savait qu’il pouvait tout me dire, et tout me demander. Il savait aussi qu’à ce point là je ne refuse rien. Je dirai peut-être un jour tout ce qu’il me fit entendre, sans m’en jamais parler. À la vérité, il régnait entre nous une virile confiance, et pas la moindre familiarité.


Quand il n’était pas assez libre de son temps, il gardait sa cape, ce manteau de l’Occident : la cape, à peu de chose près, est le vêtement du moine, du soldat, de l’écolier, de l’ouvrier et même de la femme. Là dessous, Péguy était bien le frère mineur et le maître d’histoire que je savais. Mais un jour que je lui cherchais en moi-même une autre ressemblance, il ôta son manteau. Tête nue, la barbe sans couleur, sur la forte mâchoire en avant, le corps nerveux et grêle, ce teint jaune, ces bons yeux, la loupe sur une joue, le front poli, et sa large bouche ouverte sur une malice que j’entends encore, j’admirai soudain, en Péguy si français, tout ce que je me figure d’un vrai petit homme russe à la Tolstoï, un Karataïev de Paris et d’Orléans. Une fois de plus, je saisis le nerf immortel de l’Alliance, et comment la nation paysanne de l’Ouest est unie au peuple paysan de l’Orient.

§

Il semblait âpre, et n’était point avare. Il était pauvre. Quand le pauvre n’est pas prodigue, il est économe.

Il était retors, mais sans astuce. Il demandait beaucoup pour avoir un peu. Il ne pensait pas à lui, mais aux « Cahiers. » Qu’aurait-il fait du luxe ? Il vivait pour la gloire. Est-ce que la gloire n’est pas la couronne des saints ? Les héros la ravissent à tout prix, et les saints l’attendent.

Circonspect, minutieux, prote soigneux, homme qui corrige des épreuves jusqu’à la dixième, l’œil myope rivé à la page écrite, je n’oublie pas l’imprimeur dans Péguy. Ce métier fut le sien. Il en avait l’orgueil et la vocation. Il a beaucoup bêché dans les casses. Les lignes ont été ses sillons ; et les presses, ses charrues. Il s’est usé les yeux sur les épreuves. Pendant longtemps, il a corrigé lui-même et mis en pages tous les livres qu’il publiait. Correcteur acharné, il faisait la chasse aux lettres cassées, à l’œil douteux, aux virgules sans pointe. Et le livre achevé, il le vendait dans son échoppe : il liait des paquets, il nouait la ficelle, il collait des adresses ; il faisait le commis de librairie et le petit libraire.

§

Peu de préjugés et nombre de bizarreries : elles tournaient à l’habitude. Il avait des manies, et s’en est su gré toujours davantage.

Il tendait un peu à l’infaillibilité. Mais si bonnement ! Il ne demandait peut-être pas que l’on y crût, mais qu’on eût l’air d’y croire. Il eût persévéré dans l’erreur avec force. Il n’a jamais été loin du fagot.

D’ailleurs, il n’était pas son propre dieu. Dans tout ce qu’il voulait, en tout ce qu’il pensait, il ne faisait pas un dieu de lui-même : il était avide qu’on eût les mêmes dieux que lui, impatiemment.

Ni pessimiste, ni dupe. Il était un peu misanthrope, si l’on entend par là qu’il jugeait les hommes sans indulgence. Il avait la dent fort dure, surtout pour ses amis. Après tout, le misanthrope est celui qui aime le plus les hommes. Il ne se plaint d’eux, il n’est trompé que pour leur avoir trop fait crédit.

Péguy n’était pas sans amertume. Il avait fait une expérience ingrate du succès et de la vie. Il ne croyait guère au désintéressement des hommes, ni à leur modestie, ni à leur bonne foi, Il les avait trouvés aigres, jaloux, pleins d’amour-propre. Ce que chacun pourtant perdait dans son estime, il ne laissait pas de le rendre à tous. Il était misanthrope par amour.

§

S’il a été injuste ou violent, le principe de ses erreurs fut toujours légitime : à une faiblesse près : il exigeait trop de ses amis. C’est pour les ennemis secrets et les demi-amis qu’il avait le plus de ménagements.

À la racine de son honneur, il y avait plus que l’honneur même : l’amour de la vérité mène assez loin dans la violence. On est plus vrai en doutant de l’être, qu’en l’étant au service de Dieu.

Il a pu paraître à la fois ambigu et tyrannique. Tel que je le vois, moi qui, en tant d’années, ne l’ai presque jamais vu que seul à seul, il ne devait être à l’aise avec personne. Le drame de sa conscience l’obsédait. Il en a trop souffert, pour ne pas faire souffrir les autres. Il a blessé d’anciens amis qui ne le suivaient pas. Lui-même leur demandait de le suivre, sans savoir jusqu’où il irait, et jusqu’où il devait être suivi. Péguy a dû imposer sa volonté avant de bien mesurer ce qu’il voulait lui-même. Il s’assurait de soi en faisant violence aux autres. Il exigeait d’eux une adhésion parfaite, qu’il ne se donnait peut-être pas.

Mais il a toujours été un esprit libre. Juste, par goût et passion de la liberté ; et injuste, librement. Tout au plus, était-il capable de contraindre, pour n’être pas contraint. C’est qu’il savait la guerre des hommes entre eux. Et soldat, il a toujours fait la guerre.

Péguy a vécu noble et libre. Il n’a jamais plié devant les partis, pas même devant le sien. Il n’a point donné de gages, même à ses partisans. Les « Cahiers » avaient toujours faim, et il cherchait partout pour eux un plat de lentilles : mais il n’a pas cédé, ne fût-ce qu’un instant, son droit d’aînesse, qui est le droit d’être libre.

À mesure qu’on est plus Français, on est moins partisan. On est moins docteur, à mesure qu’on est plus libre. Et à mesure qu’on est plus homme de France, on est plus humain. On passe alors pour ingrat.

Avec l’esprit de parti, je crois qu’il s’est débarrassé de la morale, qui est aussi un parti. On n’a pas besoin de morale, quand on est tout conscience. On a bien assez de liens.

La morale est une superstition comme une autre. Les Allemands se vantent d’être les plus moraux des hommes. Rien ne compte que d’être libre. Rien n’est pur que la liberté intérieure. Rien n’est fécond comme le risque où la liberté nous engage. Et se rendre libre est la seule morale. Être libre à ses risques et périls, voilà un homme. On n’est point libre, si on doit l’être au dam et aux dépens d’autrui. Quand on a une conscience. Les Allemands, qui sont moraux et sans conscience, ne peuvent même pas concevoir la vraie liberté. La plus haute liberté réside dans le sacrifice de soi, quand on s’immole à quelque grandeur véritable, qu’on préfère à tout intérêt. Il n’y a pas de liberté qui passe celle des héros et des saints, si ce n’est celle de l’artiste.

§

Péguy avait le sens de la sainteté, qui est si rare. Comme il aimait les saints ! Mais il lui fallait une sainteté militante. Il honorait la cellule, mais bien plus le combat. Jeanne d’Arc était donc sa patronne, son modèle et son culte. Quelle sainte égale celle-là ? Elle est la puissance et la bonté ; le tranchant de l’épée nécessaire, le soc de la justice ; et la douceur de femme qui, même vierge, est faite pour guérir, pour nourrir et pour donner du lait. Jeanne est vraiment la France : une énigme pour les Allemands. Et elle n’est pas plus le miracle que la France même, qui est tout miracle.

§

Il avait du bizarre, du baroque même, et n’était pas sans complaisance pour sa bizarrerie. C’était son coin de vanité. Qui n’a de ces restes puérils ? La forte volonté a cette faiblesse : elle se met dans les riens.

Son écriture était rare et singulière : droite, haute, étroite et pourtant ronde, la plus régulière que je sache : toutes les lettres du même point, les jambages réduits et tronqués comme si la ligne tenait entre deux filets de plomb. Chaque mot séparé de l’autre par un large espace, mais toutes les lettres du même mot liées entre elles. Trois mots dans une ligne, dix lignes dans une page : le blanc régnait sur le texte. Et le texte même semblait du blanc sur du blanc : dans ses lettres, ni pleins ni déliés ; on eût dit qu’il ne se servait ni de plume ni d’encre. Son manuscrit semblait tracé à la pointe d’une aiguille sur une feuille de métal. Écriture appliquée, ambitieuse, volontaire, de style ancien, où il y avait de l’Encyclopédie et du xve siècle.

Rue de la Sorbonne, sa boutique était une vedette, un cul-de-sac et un passage. Un poste d’écoute, pour veiller sur la maison de Sorbon, pour la défendre ou la rappeler à l’ordre, selon les cas. Un passage, pour courir à toute guerre juste, et s’élever aux actions les plus nobles. Un cul-de-sac, quand elle était pleine de gens, tous si loin de Péguy, la plupart si petits, et plus d’un même si plein de soi, si vipère, si bien fait pour entrer dans un parti, qu’un ennemi généreux eût mieux valu peut-être. Ils se font à présent un pavillon de Péguy : il n’est plus là : ils l’ont échappé belle.

§

Il se fût peu à peu décharné. Il était sans volupté.

Il abusait du raisonnement contre la raison. Et il n’avait d’entier plaisir que de l’intelligence. Comme il arrive souvent, ceux qui ne vivent que par l’esprit prennent la raison en grippe et se méfient de la science. Par le même effet, ceux qui vivent de passion, et qui ont mené toute leur vie passionnément, donnent plus à la raison que les autres. Du moins en politique. Ainsi Stendhal. Il se fait de la sorte une compensation, au sens mathématique. Il n’y a rien de si français. L’homme de France, quelle que soit sa puissance ou ses excès, tend toujours à l’équilibre : il est artiste. Plusieurs ont manqué le plus haut rang dans l’art et le génie, pour n’avoir pas pu compenser les excès de leur nature, sans pouvoir d’ailleurs se résoudre à n’en pas chercher la compensation. Voilà pourquoi Pascal reste au-dessus de tous. On le sent capable de ne rien sacrifier de ses grandeurs, et de les compenser toutes.

Au contraire, la force de la suprême compensation fait défaut à Chateaubriand, à Victor Hugo et presque à tous ceux qu’on appelle romantiques. Cette notion efface toute distinction formelle entre le classique et le romantique. Les distinguo qu’on en propose sont d’une vanité bien sotte et toujours de parti. Manie de classer propre aux docteurs.

§

On ne trompe pas Péguy sur le bon ouvrier. Il jugeait admirablement les gens de métier, et les gens d’études, les petits bourgeois, et les riches de profession, les politiques et les professeurs.

Il n’avait pas les mêmes lumières sur les princes et les artistes. Du moins, s’il n’entendait rien à la musique, il ne s’en cachait pas.

Le bon ouvrier à forte conscience fut toujours, pour Péguy, celui qui est capable de souffrir pour une belle cause. Un ouvrier sans bravoure et sans justice, on peut en faire un pape socialiste à Berlin : il n’est pas d’ici, il n’est pas de Paris : il est sans honneur.


L’amour de la sainteté et un goût de la liberté poussé jusqu’à l’humeur farouche ont fait l’amitié de Caërdal avec Péguy. Du caractère que je lui savais, je me suis longtemps étonné qu’il pût voir tant de monde et qu’il fût si répandu. Mais il était dans l’action jusqu’au cou. D’ailleurs, il ne se donnait pas : il s’est prêté. Beaucoup l’ont cru tout à tous ; et plusieurs lui en ont voulu, quand ils ont senti jusqu’où ils s’étaient trompés : il les avait trompés, à les entendre. Il y aurait fort à dire.

Péguy n’a pas cessé de se rendre plus humain : c’est être de plus en plus français.

Le seul progrès, pour un homme de France, est de quitter son parti, s’il en a un, pour se ranger uniquement au parti de la France, qui les enferme tous.