Pérégrinations d’une paria/I/IV. Valparaiso

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Arthus Bertrand (Tome 1p. 162-184).


IV.

VALPARAISO.


Le nombre considérable de bâtiments mouillés dans la baie de Valparaiso présente immédiatement l’idée de la grande importance du commerce de ce port. Le jour de notre arrivée, il y entra douze navires étrangers ; cette circonstance n’était pas de nature à ranimer les espérances commerciales de ces messieurs. Comme ils sont très connus dans ces parages, à peine eûmes-nous jeté l’ancre, qu’ils furent salués par beaucoup de monde.

Aussitôt qu’on sut l’entrée en rade du Mexicain, les Français se portèrent sur le quai pour y attendre notre débarquement. Les deux navires partis en même temps que nous de Bordeaux, arrivés à Valparaiso depuis plus d’un mois, avaient repris la mer pour faire leur tournée sur la côte. Les deux capitaines, dans leur bavardage en ville, avaient cru devoir annoncer ma prochaine arrivée, et ne voulant pas dire les véritables raisons qui s’étaient opposées à ce que je partisse avec eux, ils avancèrent impudemment que j’avais donné la préférence à M. Chabrié, à cause des jolis garçons qui se trouvaient à son bord, et que l’attrait de cette aimable société m’avait fait passer par-dessus les inconvénients d’un petit navire tel que le Mexicain. Les aimables Français de Valparaiso s’attendaient donc à voir débarquer une très jolie demoiselle, car les deux méchants capitaines, pour compléter leur vengeance, m’avaient dépeinte avec de malveillantes insinuations. Ils s’attendaient aussi que les beaux jeunes gens du Mexicain se battraient en duel dès le lendemain, ce qui les aurait beaucoup amusés.

Ils étaient tous réunis sur le mole quand nous mîmes pied à terre. Je fus surprise de l’aspect du quai. Je me crus dans une ville française : tous les hommes que je rencontrais parlaient français ; ils étaient mis à la dernière mode. Je remarquai que j’étais le point de mire de tout ce monde, sans qu’alors je pusse comprendre pourquoi. M. David me conduisit chez madame Aubrit, Française tenant une maison garnie à Valparaiso. Il ne jugea pas convenable d’y laisser M. Miota, et le mena dans un autre hôtel tenu également par une Française. La maison de madame Aubrit est sur le bord de la mer ; ma croisée donnait sur la plage, la chambre était très bien meublée, mi-partie à la française et à l’anglaise.

Descendant à terre après cent trente-trois jours de navigation, je ne savais plus marcher : j’allais dandinant au roulis ; tout tournait autour de moi, et mes pieds étaient si sensibles, que je sentais à la plante d’assez vives douleurs lorsque j’étais debout.

Le soir, M. Miota vint me voir : je le priai de chercher à apprendre par la ville des nouvelles d’Aréquipa, de mon oncle Pio, et surtout de savoir si ma grand’mère vivait toujours.

La nuit, je ne pus dormir. Un pressentiment confus, une voix mystérieuse me disait qu’un nouveau malheur allait peser sur ma tête. À toutes les grandes crises de ma vie j’ai eu de semblables pressentiments. Je crois que, lorsque nous sommes réservés à de grandes peines, la Providence nous y prépare par de secrets avertissements auxquels nous serions plus attentifs si nous n’étions constamment séduits par notre vaine raison, qui nous trompe sans cesse et nous entraîne toujours. Après avoir fait mille suppositions, je mis tout au pis ; je me représentai ma bonne-maman morte, mon oncle me repoussant, et moi, seule, à quatre mille lieues de mon pays, sans appui, sans fortune, sans nulle espérance. Cette situation avait quelque chose de tellement effroyable, que son horreur même releva mon courage, me donna la conscience de moi-même, et j’attendis l’événement avec résignation.

Le lendemain, M. Miota revint me voir vers midi. Aussitôt qu’il parut, je lus sur ses traits qu’il avait une sinistre nouvelle à me donner. Ma grand’mère est morte !… lui dis-je. Il voulut prendre des ménagements pour me l’annoncer ; mais le coup était porté : elle était morte le jour même de mon départ de Bordeaux. Oh ! j’avoue qu’un moment je sentis mes forces chanceler. Cette mort m’enlevait mon seul refuge, ma seule protection, ma dernière espérance. M. Miota se retira, sentant bien que, dans de pareils moments, on a besoin de solitude ; cependant il me dit en me quittant : — Je vais aller dire à M. Chabrié qu’il vienne vous trouver. — Ce bon jeune homme ne savait pas que, pour moi, Chabrié aussi était mort !

Il existe des douleurs tellement au-dessus de celles auxquelles on est communément exposé, dont les rudes étreintes sont si brûlantes, pénètrent si profondément, qu’aucune langue n’a de mots pour les peindre. De cette nature furent celles que je ressentis à la nouvelle de cette mort qui anéantissait toutes mes espérances. Je ne versai pas une seule larme. Les yeux secs, brûlants, enfoncés dans leurs orbites, les veines du cou et du front tendues, les mains froides et crispées, je restai plus de deux heures dans la même attitude, regardant la mer, qui me paraissait un horrible tableau sur lequel mon histoire était retracée en caractères de feu. On vint me servir à dîner, et je mangeai !… tant, dans cette crise d’une douleur inextinguible, mon ame s’était entièrement séparée de mon corps. Deux êtres habitaient en moi, un pour la vie physique, répondant aux questions qu’on lui adressait, voyant les objets qui l’entouraient ; et l’autre entièrement spirituel, vivant de sa vie de visions, de souvenirs, de pressentiments. Le soir, M. Chabrié entra dans ma chambre, vint s’asseoir auprès de moi, me prit la main, qu’il serra affectueusement dans la sienne, et pleura. Il était de ces heureuses natures, dont la douleur s’écoule avec les larmes.

— Mon Dieu, me dit-il après un long silence, chère amie ! que pourrais-je vous dire pour vous consoler ? Je suis atterré ! Depuis ce matin, je n’ai pu réunir deux idées. Je n’ai pas osé venir, ma pauvre Flora : votre douleur est là, sur mon vieux cœur, comme une ancre qui s’enfonce dans la vase par son propre poids. Que devenir !… Au nom de mon amour, dites-moi ce que je peux faire.

Je regardai la mer avec un mouvement d’égarement ; j’aurais voulu que Chabrié m’y précipitât.

— Voulez-vous que je vous ramène ?…

— Me ramener !… Et dans quel pays ?….

— Chère Flora, qu’avez-vous ? Mon Dieu, comme vos mains sont froides, que votre front est brûlant ! Chère amie, calmez-vous ; votre souffrance me tue.

Lui aussi regarda la mer, et de grosses larmes tombèrent de ses yeux.

Tout à coup rompant le silence qui régnait entre nous, il me dit :

Eh bien ! Flora, plus j’y pense et plus je persiste à croire que cet évènement est heureux pour nous deux. Si vous aviez trouvé votre bonne-maman à Aréquipa, toutes vos affaires se seraient arrangées comme vous le souhaitiez : vous eussiez été riche. Oh ! ma chère amie ! cette pensée ne vous fait-elle pas frémir ?… Vous riche, et moi pauvre ! Vous le sentez, Flora, dans ce cas il me fallait renoncer à vous ! Flora, ce serait ma mort……, au lieu que, par cet évènement, vous êtes à moi. Comprenez-vous, ma chérie, à moi !… Oh ! je ne puis croire à tant de félicité, car toute ma vie j’ai été si malheureux ! touchant toujours le bonheur avec la main, et, au moment de le saisir, le voyant s’évanouir. Ma bonne Flora, ayez pitié de ma joie, de ma douleur, des cruelles inquiétudes qui m’assaillent… Il s’est passé tant de choses en moi depuis que j’ai appris cette mort, qu’en vérité je ne sais plus où retrouver ma raison.

Chabrié était dans une agitation comme jamais je ne l’avais vu : il marchait à grands pas dans la chambre, s’arrêtait à la fenêtre, revenait auprès de moi, me couvrait avec mon châle, réchauffait mes mains glacées, me parlait de notre mariage, de sa joie, des arrangements qu’il allait prendre pour presser notre union, me consultait sur ses affaires, me priait de décider moi-même ce que je voudrais. Chabrié était heureux, et, à l’image de son bonheur, je sentais mille serpents me percer le cœur.

Il se retira. Je me jetai sur mon lit ; mon corps était brisé par la fatigue ; mon corps dormit et mon âme continua à rester éveillée. Les personnes qui ont eu de pareilles nuits peuvent dire avoir vécu des siècles dans des mondes différents. L’ame, se dégageant de son enveloppe s’élance, avide de connaître dans l’immensité de la pensée, court, vole, comme la comète, traverse des milliers de sphères, et, ainsi que cet astre lumineux, absorbe des flots de clartés qu’elle réfléchit dans sa course sur les êtres qui lui sont chers. Affranchie du corps et de ses exigences, l’ame suit, sans que rien ne l’arrête, les impulsions de Dieu, principe d’amour dont elle émane, et, dans sa liberté, a la conscience d’elle-même et le pressentiment de sa destinée.

Deux jours après notre arrivée à Valparaiso le beau trois-mâts l’Élisabeth mit à la voile pour France. En voyant les apprêts de son départ, j’eus un vif désir de repartir sur ce navire, tant j’étais pénétrée de l’accueil que mon oncle me ferait. La crainte d’affliger Chabrié m’empêcha de céder à ce désir. Cette démarche m’eût fait passer pour folle aux yeux du monde, mais ce n’est pas cette considération qui m’arrêta. Déjà, à cette époque, j’avais coutume de suivre la voix de ma conscience : les affections de mon cœur pouvaient m’en détourner et non les raisonnements du monde.

M. David vint me voir : il me parut réellement peiné du malheur qui m’était arrivé ; il me parla d’abord avec bonté, mit ensuite en usage sa philosophie ; puis, changeant le cours de la conversation, il me dit :

— Savez-vous, chère demoiselle, qu’ici on parle beaucoup de vous depuis votre arrivée ?

— Et à quel propos ?

— Ah ! parce que vous êtes la nièce de don Pio de Tristan, très connu à Valparaiso par le long séjour qu’il y a fait lors de son exil, parce que vous êtes Française et que ces deux capitaines ont dit que vous étiez une beauté, une divinité, et enfin parce qu’on est surpris qu’étant restés huit à vivre cinq mois avec vous, nous ne nous soyons pas tous les huit battus en arrivant, comme cela a lieu fréquemment quand il y a une femme à bord : aussi sommes-nous assaillis de questions sur votre compte, et tous brûlent du désir de vous voir.

— Ah ! monsieur, je commence à sentir la vérité de vos opinions : les hommes sont bien méchants.

— Chère demoiselle, vous n’avez encore rien vu, et si vous vous laissez aller à votre sensibilité, vous aurez beaucoup à souffrir dans ce pays. Il faut cuirasser votre cœur, comme nos anciens chevaliers cuirassaient leur poitrine. Surtout cachez vos impressions ; qu’ils ne s’aperçoivent pas du mal qu’ils vous feront ; car, s’ils s’en apercevaient, tout serait perdu. Ils sont si lâches que, dès qu’ils voient tomber un homme, ils se jettent sur lui pour l’accabler.

— Avez-vous entendu parler de mon oncle ?

— Je ne vous répéterai pas tout ce qu’on dit de lui ; cela vous ferait de la peine, et inutilement. Attendez, pour en juger, de le connaître par vous-même. Ici ce qu’il y a de curieux à observer, c’est la population française ; figurez-vous qu’il y a à Valparaiso près de deux cents Français.

— Ce chiffre est énorme. Que font-ils donc pour vivre ?

— Ils font le commerce avec le Pérou et le centre Amérique,

— Quel genre d’amusements rencontrent-ils dans ce pays ?

— Les riches entretiennent des femmes, jouent gros jeu et montent à cheval ; ceux qui ne le sont pas fument le cigare, font les yeux doux aux jeunes filles qui passent sur les quais, et ont la ressource des cancans.

— Comment ! au Chili aussi on fait des cancans ! et sur quoi ?…

— Sur toutes choses, partout où il y a deux français, les sujets ne sauraient manquer. Chaque navire qui arrive leur fournit un thème nouveau. Dans ce moment, le Mexicain, et vous particulièrement, captivez toute leur attention.

En effet, notre séjour à Valparaiso occupait beaucoup tous ces Français qui, réellement, sont les êtres les plus bavards et les plus cancaniers qu’il soit possible d’imaginer ; ils se déchirent entre eux sans aucune espèce de ménagement, et se font détester des habitants par les plaisanteries qu’ils ne cessent de leur adresser. C’est ainsi qu’en pays étrangers se montrent généralement nos chers compatriotes.

Madame Aubrit avait une table d’hôte où se réunissaient quarante ou cinquante d’entre eux. Quand ils virent que je ne voulais pas y paraître, ils me firent demander la permission de me rendre visite. J’eus peut-être tort de me refuser à satisfaire leur innocente curiosité ; mais j’avoue que je ne me sentais aucune disposition à parler de lieux communs avec ces messieurs. Mon refus les piqua, et, dès ce moment, ils me firent toutes les petites méchancetés qu’ils purent.

Mon hôtesse, madame Aubrit, qui m’a paru mériter de figurer ici, présente, à Valparaiso, le type de la grisette de Paris ; elle a été modiste et avait, alors, une trentaine d’années ; son physique est agréable, son caractère gai, sans souci ; elle a surtout un cœur excellent ; elle est grande dans ses manières, bonne avec tout le monde. On est, chez elle, mieux qu’on ne pourrait l’être chez soi. Le prix est de 10 francs par jour pour le logement et deux repas ; mais on peut demander tout ce que l’on veut, madame Aubrit est toujours disposée à le fournir sans exiger de prix additionnel.

Madame Aubrit avait été la passagère de M. Chabrié ; elle lui devait tout ; c’était à l’aide de ses moyens, de son appui, de ses recommandations qu’elle avait pu former son établissement à Valparaiso. Elle avait prospéré, et cette excellente femme ressentait pour M. Chabrié la plus vive reconnaissance. Ce fut peut-être la cause à laquelle je dus d’être aussi bien dans sa maison, M. Chabrié m’ayant recommandée à elle d’une manière toute spéciale.

Madame Aubrit est aussi une des victimes du mariage. Mariée, à seize ans, avec un vieux militaire dont le caractère et les mœurs lui étaient antipathiques, l’infortunée jeune femme eut beaucoup à souffrir. À la fin, ne pouvant plus endurer cet enfer, elle y échappa par la fuite. Alors, d’autres maux tombèrent sur sa tête. Madame Aubrit, en quittant son mari, resta sans moyens d’existence. Elle voulut gagner sa vie, mais que faire ? Pour les femmes, toutes les portes ne sont-elles pas fermées ? Quand on a eu un chez soi, c’est difficilement qu’on se décide à aller vivre, dans la dépendance, chez les autres ; cependant madame Aubrit eût de suite recommencé à être demoiselle de magasin, si elle n’eût espéré mieux. Elle avait une très jolie voix ; on lui conseilla de débuter sur un théâtre, et elle débuta, en effet, aux Variétés. Mais une jolie voix ne suffit pas pour réussir sur la scène ; il faut, de plus, chanter avec méthode ; et, quoique assez jeune pour apprendre la musique elle ne pouvait, sans pain, se livrer à cette étude, ayant à travailler chaque jour pour subvenir à ses besoins. Elle traîna ainsi deux ans sa pénible existence soit comme dame de compagnie, demoiselle de comptoir, ou travaillant dans sa chambre, chagrine, découragée, malade et sans personne qui versât dans son cœur quelques paroles de consolation. Dans l’hôtel garni où elle demeurait, elle fit connaissance d’un jeune homme, auquel elle confia sa triste position : celui-ci, n’étant guère plus heureux qu’elle, lui proposa de partir avec lui pour l’Amérique du sud. La malheureuse, qui se sentait à bout, ne pouvant plus lutter contre la misère et la solitude, y consentit. Ce jeune homme était une connaissance de Chabrié ; il avait perdu sa fortune ; et, avec les débris qu’il avait sauvés, il se rendait en Amérique. Six mois après leur arrivée à Valparaiso, le jeune homme mourut : sa longue maladie avait épuisé leurs dernières ressources. La pauvre madame Aubrit resta enceinte et sans nul moyen d’existence. Ce fut dans cette cruelle position que M. Chabrié la retrouva lorsqu’il revint de sa tournée de la côte ; il lui proposa de la ramener elle et son enfant ; mais, sentant qu’en France elle n’était qu’une misérable Paria, elle préféra rester. Alors le bon Chabrié, avec sa générosité habituelle, entreprit de la faire sortir de la malheureuse situation dans laquelle elle était. Il la recommanda à ses consignataires, répondit pour elle de 1,000 piastres ; indépendamment de cette garantie, il lui prêta de l’argent ; au moyen de ces ressources, elle prit sa maison garnie, qui prospéra immédiatement au-delà même de ses espérances.

L’histoire de madame Aubrit est celle de milliers de femmes comme elle, en dehors de la société, et qui ont, de même, toutes les horreurs de la misère et de l’abandon à souffrir. Notre société reste insensible à la vue de ces misères et de la perversité qu’elles font naître. Dans son stupide égoïsme, elle ne voit pas que le mal attaque l’organisation sociale à sa base, et les relevés statistiques lui en révèlent les progrès sans qu’elle songe à y porter remède.

Quand madame Aubrit eut fini de me raconter ses peines, elle me parla de M. Chabrié, loua sa générosité, sa délicatesse, et ajouta : — Ah ! mademoiselle, il est bien malheureux qu’une aussi belle ame soit tombée dans d’aussi méchantes mains !

— De qui donc voulez-vous parler ?…

— De cette femme qui l’a fait rester, à Lima, pendant trois ans, à y perdre son temps ; de cette madame Aimée, dont peut-être M. David vous aura parlé, car il ne l’aimait guère. On a bien raison, mademoiselle, de dire qu’un bon os n’est jamais pour un bon chien. Je crois, sans me flatter, valoir un peu mieux que cette madame Aimée ; et, si je n’ai jamais rencontré d’hommes qui m’aient fait du mal, je n’en ai pas trouvé dont l’amour correspondit au mien, tandis qu’elle fait aller ce pauvre Chabrié de la façon la plus indigne, et cependant il en est fou.

Tout ce que madame Aubrit me raconta au sujet de cette madame Aimée, et du tort qu’elle avait fait à M. Chabrié me fit prendre la résolution d’être son bon ange, de m’efforcer de réparer, par la puissance de mon affection, le mal que cette femme lui avait fait ; et, afin d’atteindre ce but, d’arracher de son cœur l’amour qu’il avait pour moi. Ceci était le point principal pour réussir, et en même temps le plus difficile de la tâche que je m’imposais. Si je n’ai jamais reculé devant une entreprise, quelque pénible qu’elle fût, quand l’espoir de faire le bien en a été le mobile, je dois avouer, toutefois, que j’eus, pendant trois jours, une lutte pénible à soutenir. La voix de ma conscience me disait : Quitte Chabrié ; fais en sorte qu’il ne t’aime plus, ton amour lui causerait de cuisantes douleurs, tandis que la voix du moi, de l’intérêt personnel, me répétait sans cesse : Si tu quittes Chabrié, si tu perds son amour, tu resteras seule ; seule, sans affection, sans amitié, la vie sera pour toi un désert. Quand cette voix insidieuse sifflait ces paroles à mon oreille, je sentais une sueur froide sur tout mon corps ; il me semblait que j’avais peur.

L’amitié de Chabrié m’était devenue plus nécessaire, et le dévouement de son affection prenait sur moi, à chaque instant un nouvel empire. David aussi me plaisait davantage et la vue de madame Aubrit, en rendant présente à ma pensée l’histoire de ses souffrances, dont elle me contait sans cesse de nouveaux détails, ranimait en moi l’effroi que me causait la perspective de l’isolement. D’ailleurs, j’avais la santé affaiblie par de longues souffrances, le moral abattu par la dernière perte que je venais de faire, par suite de laquelle je m’attendais à de nouveaux malheurs dans ma famille. La réunion de toutes ces circonstances, trop forte pour moi, me faisait sentir un besoin impérieux d’affection et de repos. Par moments, j’étais prête à me jeter au cou de Chabrié, à lui avouer tout ce que je souffrais, à lui demander aide et protection, me sentant incapable de résister plus longtemps. Mais la crainte de lui causer du chagrin venait m’arrêter ; sa conduite envers moi pendant tout le voyage, ses cinq mois d’amour et de complaisance m’inspiraient tant de reconnaissance, que je n’avais pas le courage de lui faire de la peine. Je ne sais ce qui serait arrivé et si j’aurais eu la force d’obéir à mon devoir, sans l’occurrence providentielle qui me fit prendre une détermination.

M. David venait tous les soirs chez moi : ma chambre était le point de réunion de ces messieurs. Leurs affaires n’offraient pas une brillante perspective ; ils avaient trouvé la place encombrée ; ils ne faisaient pas de rentrées, et l’échéance de leurs factures les inquiétait horriblement. M. David entra, un soir, avec un air tout satisfait. — Chère demoiselle, me dit-il, j’ai une bonne nouvelle à vous apprendre : nous voilà sans inquiétude pour nos époques de paiement ; nous venons de recevoir des lettres de M. Roux, de Bordeaux, par lesquelles il nous annonce qu’il se porte caution pour nous, et se charge de payer toutes nos obligations à mesure qu’elles viendront à échoir. Il dit qu’il regarde Chabrié comme membre de sa famille, comme étant déjà son fils… Vous savez, ajouta M. David, qu’avant notre départ de Bordeaux, il avait été question de marier Chabrié avec mademoiselle Roux : le mariage ne plut pas à notre ami, parce qu’il trouvait cette demoiselle beaucoup trop jeune ; quoi qu’il en arrive, cette circonstance est bien heureuse pour nous : notre opération est bonne ; mais les rentrées, plus tardives que nous ne le pensions, l’eussent rendue mauvaise, sans l’obligeance de M. Roux, qui va nous faciliter les moyens d’attendre.

Ce que me dit M. David me fit apercevoir, pour Chabrié, un avenir que jusqu’alors, je n’avais pas vu. Ce mariage avec mademoiselle Roux lui convenait parfaitement ; il aimait la famille de M. Roux autant que la sienne ; la plus grande intimité régnait entre eux ; tous deux, nés dans la même ville, élevés ensemble, avaient navigué longtemps à bord du même bâtiment. Chabrié avait dix-huit ans de plus que mademoiselle Roux ; si la jeune fille l’aimait, qu’importait cette différence d’âge ? Je ne sais si ma seconde vue me servit dans cette occasion ; mais je vis nettement que Chabrié pourrait trouver, dans cette union avec la fille de son ami, le bonheur et le repos dont il avait tant besoin ; aussi, dès cet instant, je résolus d’employer tous mes efforts à l’y décider. Je me réjouis, avec M. David, de la généreuse confiance de M. Roux qui les tirait d’embarras, et quand Chabrié vint, nous en causâmes longuement.

Le lendemain, j’annonçai à M. Chabrié que, voyant mes intérêts compromis par les délais, je ne pouvais attendre plus longtemps son départ, et m’étais déterminée à partir seule en droite ligne pour Aréquipa.

Chabrié fut tellement surpris de cette détermination subite, qu’il ne put en croire mes paroles : il me les fit répéter plusieurs fois. Je calmai son chagrin en lui montrant que nos intérêts communs l’exigeaient. Il me supplia d’attendre au moins deux jours, afin d’avoir le temps de la réflexion. Je persuadai à M. David qu’il était urgent que je partisse sur-le-champ pour Aréquipa, et il m’aida à réconcilier Chabrié avec cette prochaine séparation. Dès le moment où ma résolution fut prise, je me sentis forte, dégagée de toute inquiétude, et j’éprouvai cette satisfaction intérieure qui fait tant de bien lorsqu’on a conscience d’une bonne action. Je me trouvais calme ; je venais de triompher du moi : la bonne voix avait prévalu.

Affranchie entièrement de toute préoccupation intérieure, je pus me livrer à mon rôle d’observatrice : ce fut alors que je parcourus la ville dans tous les sens ; pour dépeindre une ville, pour peu qu’elle soit importante, il faut y faire un séjour prolongé, converser avec toutes les classes de ses habitants ; voir les campagnes qui l’alimentent ; ce n’est pas en y passant seulement qu’on peut en apprécier les mœurs et usages, en connaître la vie intime. Je ne suis restée que quatorze jours à Valparaiso, un temps aussi court ne me permet guère que de tracer l’esquisse de son apparence extérieure.

M. Chabrié me dit avoir vu Valparaiso en 1825. À cette époque, la ville se composait d’environ trente à quarante cabanes en bois. Maintenant toutes les hauteurs qui bordent la mer sont couvertes de maisons. La population s’élève à trente mille âmes. La ville présente trois parties bien distinctes : le quartier du port ou de la Douane formée par une seule vue, qui se prolonge sur le bord de mer, l’espace d’une lieue : elle n’est pas encore pavée, et, dans les temps de pluie, c’est un cloaque. La Douane est située en face du mole : c’est un vaste bâtiment commode pour sa destination, mais sans aucune décoration architecturale. Dans ce quartier, sont les grandes maisons de commerce, des différentes nations, les entrepôts, les magasins, les belles boutiques d’objets de luxe ; là est la vie active, le mouvement continuel. En s’éloignant de ce centre, on arrive au quartier de l’Almendral, qui est la seule promenade des habitants. C’est dans cette partie de la ville que sont situés les retiros, les maisons de plaisance avec de beaux jardins. Enfin, la troisième partie se nomme Quebradas (gorges des montagnes qui ceignent la ville) ; elle est habitée par les Indiens.

Le caractère des Chiliens m’a paru froid, leurs manières dures et hautaines ; les femmes ont de la raideur, parlent peu, affichent un grand luxe de toilette, mais leur mise est sans goût. Dans le peu que j’ai causé avec elles, je n’ai pas été émerveillée de leur amabilité, et, sous ce rapport, elles me semblent inférieures aux Péruviennes. On les dit d’excellentes femmes de ménage, laborieuses et sédentaires ; ce qui semblerait le prouver, c’est que tous les Européens qui arrivent au Chili s’y marient, ce qu’ils font moins au Pérou.