Pêcheur d’Islande/II

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Calmann-Lévy (p. 79-153).


Deuxième partie

I


… Il avait aussi changé d’aspect et de couleur, le soleil d’Islande, et il ouvrait cette nouvelle journée par un matin sinistre. Tout à fait dégagé de son voile, il avait pris de grands rayons, qui traversaient le ciel comme des jets, annonçant le mauvais temps prochain.

Il faisait trop beau depuis quelques jours, cela devait finir. La brise soufflait sur ce conciliabule de bateaux, comme éprouvant le besoin de l’éparpiller, d’en débarrasser la mer ; et ils commençaient à se disperser, à fuir comme une armée en déroute, — rien que devant cette menace écrite en l’air, à laquelle on ne pouvait plus se tromper.

Cela soufflait toujours plus fort, faisant frissonner les hommes et les navires.

Les lames, encore petites, se mettaient à courir les unes après les autres, à se grouper ; elles s’étaient marbrées d’abord d’une écume blanche qui s’étalait dessus en bavures ; ensuite, avec un grésillement, il en sortait des fumées ; on eût dit que ça cuisait, que ça brûlait ; — et le bruit aigre de tout cela augmentait de minute en minute.

On ne pensait plus à la pêche, mais à la manœuvre seulement. Les lignes étaient depuis longtemps rentrées. Ils se hâtaient tous de s’en aller, — les uns, pour chercher un abri dans les fiords, tenter d’arriver à temps ; d’autres, préférant dépasser la pointe sud d’Islande, trouvant plus sûr de prendre le large et d’avoir devant eux de l’espace libre pour filer vent arrière. Ils se voyaient encore un peu les uns les autres ; çà et là, dans les creux de lames, des voiles surgissaient, pauvres petites choses mouillées, fatiguées, fuyantes, — mais tenant debout tout de même, comme ces jouets d’enfants en moelle de sureau que l’on couche en soufflant dessus, et qui toujours se redressent.

La grande panne des nuages, qui s’était condensée à l’horizon de l’ouest avec un aspect d’île, se défaisait maintenant par le haut, et les lambeaux couraient dans le ciel. Elle semblait inépuisable, cette panne : le vent l’étendait, l’allongeait, l’étirait, en faisait sortir indéfiniment des rideaux obscurs, qu’il déployait dans le clair ciel jaune, devenu d’une lividité froide et profonde.

Toujours plus fort, ce grand souffle qui agitait toute chose.

Le croiseur était parti vers les abris d’Islande ; les pêcheurs restaient seuls sur cette mer remuée qui prenait un air mauvais et une teinte affreuse. Ils se pressaient, pour leurs dispositions de gros temps. Entre eux les distances augmentaient ; ils allaient se perdre de vue.

Les lames, frisées en volutes, continuaient de se courir après, de se réunir, de s’agripper les unes les autres pour devenir toujours plus hautes, et, entre elles, les vides se creusaient.

En quelques heures, tout était labouré, bouleversé dans cette région la veille si calme, et, au lieu du silence d’avant, on était assourdi de bruit. Changement à vue que toute cette agitation d’à présent, inconsciente, inutile, qui s’était faite si vite. Dans quel but tout cela ?… Quel mystère de destruction aveugle !…

Les nuages achevaient de se déplier en l’air, venant toujours de l’ouest, se superposant, empressés, rapides, obscurcissant tout. Quelques déchirures jaunes restaient seules, par lesquels le soleil envoyait d’en bas ses derniers rayons en gerbes. Et l’eau, verdâtre maintenant, était de plus en plus zébrée de baves blanches.

À midi, la Marie avait tout à fait pris son allure de mauvais temps ; ses écoutilles fermées et ses voiles réduites, elle bondissait souple et légère ; — au milieu du désarroi qui commençait, elle avait un air de jouer comme font les gros marsouins que les tempêtes amusent. N’ayant plus que la misaine, elle fuyait devant le temps, suivant l’expression de marine qui désigne cette allure-là.

En haut, c’était devenu entièrement sombre, une voûte fermée, écrasante, — avec quelques charbonnages plus noirs étendus dessus en taches informes ; cela semblait presque un dôme immobile, et il fallait regarder bien pour comprendre que c’était au contraire en plein vertige de mouvement : grandes nappes grises, se dépêchant de passer, et sans cesse remplacées par d’autres qui venaient du fond de l’horizon, tentures de ténèbres, se dévidant comme d’un rouleau sans fin…

Elle fuyait devant le temps, la Marie, fuyait, toujours plus vite ; – et le temps fuyait, aussi — devant je ne sais quoi de mystérieux et de terrible. La brise, la mer, la Marie, les nuages, tout était pris d’un même affolement de fuite et de vitesse dans le même sens. Ce qui détalait le plus vite, c’était le vent ; puis les grosses levées de houle, plus lourdes, plus lentes, courant après lui ; puis la Marie entraînée dans ce mouvement de tout. Les lames la poursuivaient, avec leurs crêtes blêmes qui se roulaient dans une perpétuelle chute, et elle, — toujours rattrapée, toujours dépassée, — leur échappait tout de même, au moyen d’un sillage habile qu’elle se faisait derrière, d’un remous où leur fureur se brisait.

Et dans cette allure de fuite, ce qu’on éprouvait surtout, c’était une illusion de légèreté ; sans aucune peine ni effort, on se sentait bondir. Quand la Marie montait sur ces lames, c’était sans secousse comme si le vent l’eût enlevée ; et sa redescente après était comme une glissade, faisant éprouver ce tressaillement du ventre qu’on a dans les chutes simulées des « chars russes » ou dans celles imaginaires des rêves. Elle glissait comme à reculons, la montagne fuyante se dérobant sous elle pour continuer de courir, et alors elle était replongée dans un de ces grands creux qui couraient aussi ; sans se meurtrir, elle en touchait le fond horrible, dans un éclaboussement d’eau qui ne la mouillait même pas, mais qui fuyait comme tout le reste ; qui fuyait et s’évanouissait en avant comme de la fumée, comme rien…

Au fond de ces creux, il faisait plus noir, et après chaque lame passée, on regardait derrière soi arriver l’autre ; l’autre encore plus grande, qui se dressait toute verte par transparence ; qui se dépêchait d’approcher, avec des contournements furieux, des volutes prêtes à se refermer, un air de dire : « Attends que je t’attrape, et je t’engouffre… »

… Mais non : elle vous soulevait seulement, comme d’un haussement d’épaule on enlèverait une plume ; et, presque doucement, on la sentait passer sous soi, avec son écume bruissante, son fracas de cascade.

Et ainsi de suite, continuellement. Mais cela grossissait toujours. Ces lames se succédaient, plus énormes, en longues chaînes de montagnes dont les vallées commençaient à faire peur. Et toute cette folie de mouvement s’accélérait, sous un ciel de plus en plus sombre, au milieu d’un bruit plus immense.

C’était bien du très gros temps, et il fallait veiller. Mais, tant qu’on a devant soi de l’espace libre, de l’espace pour courir ! Et puis, justement la Marie, cette année-là, avait passé sa saison dans la partie la plus occidentale des pêcheries d’Islande ; alors toute cette fuite dans l’Est était autant de bonne route faite pour le retour.

Yann et Sylvestre étaient à la barre, attachés par la ceinture. Ils chantaient encore la chanson de Jean-François de Nantes ; grisés de mouvement et de vitesse, ils chantaient à pleine voix, riant de ne plus s’entendre au milieu de tout ce déchaînement de bruits, s’amusant à tourner la tête pour chanter contre le vent et perdre haleine.

— Eh ben ! les enfants, ça sent-il le renfermé, là-haut ? leur demandait Guermeur, passant sa figure barbue par l’écoutille entre-bâillée, comme un diable prêt à sortir de sa boîte.

Oh ! non, ça ne sentait pas le renfermé, pour sûr.

Ils n´avaient pas peur, ayant la notion exacte de ce qui est maniable, ayant confiance dans la solidité de leur bateau, dans la force de leurs bras. Et aussi dans la protection de cette Vierge de faïence qui, depuis quarante années de voyages en Islande, avait dansé tant de fois cette mauvaise danse-là toujours souriante entre ses bouquets de fausses fleurs…

Jean-François de Nantes ;
     Jean-François,
     Jean-François !

En général, on ne voyait pas loin autour de soi ; à quelques centaines de mètres, tout paraissait finir en espèces d’épouvantes vagues, en crêtes blêmes qui se hérissaient, fermant la vue. On se croyait toujours au milieu d’une scène restreinte, bien que perpétuellement changeante ; et, d’ailleurs, les choses étaient noyées dans cette sorte de fumée d’eau, qui fuyait en nuage, avec une extrême vitesse, sur toute la surface de la mer.

Mais, de temps à autre, une éclaircie se faisait vers le nord-ouest d’où une saute de vent pouvait venir : alors une lueur frisante arrivait de l’horizon ; un reflet traînant, faisant paraître plus sombre le dôme de ce ciel, se répandait sur les crêtes blanches agitées. Et cette éclaircie était triste à regarder ; ces lointains entrevus, ces échappées serraient le cœur davantage en donnant trop bien à comprendre que c’était le même chaos partout, la même fureur — jusque derrière ces grands horizons vides et infiniment au delà : l’épouvante n’avait pas de limites, et on était seul au milieu !

Une clameur géante sortait des choses comme un prélude d’apocalypse jetant l’effroi des fins de monde. Et on y distinguait des milliers de voix : d’en haut, il en venait de sifflantes ou de profondes, qui semblaient presque lointaines à force d’être immenses : cela c’était le vent, la grande âme de ce désordre, la puissance invisible menant tout. Il faisait peur, mais il y avait d’autres bruits, plus rapprochés, plus matériels, plus menaçants de détruire, que rendait l’eau tourmentée, grésillant comme sur des braises…

Toujours cela grossissait.

Et, malgré leur allure de fuite, la mer commençait à les couvrir, à les manger comme ils disaient : d’abord des embruns fouettant de l’arrière, puis de l’eau à paquets, lancée avec une force à tout briser. Les lames se faisaient toujours plus hautes, plus follement hautes, et pourtant elles étaient déchiquetées à mesure, on en voyait de grands lambeaux verdâtres, qui étaient de l’eau retombante que le vent jetait partout. Il en tombait de lourdes masses sur le pont, avec un bruit claquant, et alors la Marie vibrait tout entière comme de douleur. Maintenant on ne distinguait plus rien, à cause de toute cette bave blanche, éparpillée ; quand les rafales gémissaient plus fort, on la voyait courir en tourbillons plus épais — comme, en été, la poussière des routes. Une grosse pluie, qui était venue, passait aussi tout en biais, horizontale, et ces choses ensemble sifflaient, cinglaient, blessaient comme des lanières.

Ils restaient tous les deux à la barre, attachés et se tenant ferme, vêtus de leurs cirages, qui étaient durs et luisants comme des peaux de requins ; ils les avaient bien serrés au cou, par des ficelles goudronnées, bien serrés aux poignets et aux chevilles pour ne pas laisser d’eau passer, et tout ruisselait sur eux, qui enflaient le dos quand cela tombait plus dru, en s’arc-boutant bien pour ne pas être renversés. La peau des joues leur cuisait et ils avaient la respiration à toute minute coupée. Après chaque grande masse d’eau tombée, ils se regardaient — en souriant, à cause de tout ce sel amassé dans leur barbe.

À la longue, pourtant, cela devenait une extrême fatigue, cette fureur, qui ne s’apaisait pas, qui restait toujours à son même paroxysme exaspéré. Les rages des hommes, celles des bêtes s’épuisent et tombent vite ; — il faut subir longtemps, longtemps celles des choses inertes qui sont sans cause et sans but, mystérieuses comme la vie et comme la mort.

Jean-François de Nantes ;
     Jean-François,
     Jean-François !

À travers leurs lèvres devenues blanches, le refrain de la vieille chanson passait encore, mais comme une chose aphone, reprise de temps à autre inconsciemment. L’excès de mouvement et de bruit les avait rendus ivres, ils avaient beau être jeunes, leurs sourires grimaçaient sur leurs dents entre-choquées par un tremblement de froid ; leurs yeux, à demi fermés sous les paupières brûlées qui battaient, restaient fixes dans une atonie farouche. Rivés à leur barre comme deux arcs-boutants de marbre, ils faisaient, avec leurs mains crispées et bleuies, les efforts qu’il fallait, presque sans penser, par simple habitude des muscles. Les cheveux ruisselants, la bouche contractée, ils étaient devenus étranges, et en eux repassait tout un fond de sauvagerie primitive.

Ils ne se voyaient plus ! ils avaient conscience seulement d’être encore là, à côté l’un de l’autre. Aux instants plus dangereux, chaque fois que se dressait, derrière, la montagne d’eau nouvelle, surplombante, bruissante, horrible, heurtant leur bateau avec un grand fracas sourd, une de leurs mains s’agitait pour un signe de croix involontaire. Ils ne songeaient plus à rien, ni à Gaud, ni à aucune femme, ni à aucun mariage. Cela durait depuis trop longtemps, ils n’avaient plus de pensées ; leur ivresse de bruit, de fatigue et de froid, obscurcissait tout dans leur tête. Ils n’étaient plus que deux piliers de chair raidie qui maintenaient cette barre ; que deux bêtes vigoureuses cramponnées là par instinct pour ne pas mourir.

II


. . . . . . . . . . . . . . . . .

… C’était en Bretagne, après la mi-septembre, par une journée déjà fraîche. Gaud cheminait toute seule sur la lande de Ploubazlanec, dans la direction de Pors-Even.

Depuis près d’un mois, les navires islandais étaient rentrés, – moins deux qui avaient disparu dans ce coup de vent de juin. Mais la Marie ayant tenu bon, Yann et tous ceux du bord étaient au pays, tranquillement.

Gaud se sentait très troublée, à l’idée qu’elle se rendait chez ce Yann.

Une seule fois elle l’avait vu depuis le retour d’Islande ; c’était quand on était allé, tous ensemble, conduire le pauvre petit Sylvestre, à son départ pour le service. (On l’avait accompagné jusqu’à la diligence, lui, pleurant un peu, sa vieille grand’mère pleurant beaucoup, et il était parti pour rejoindre le quartier de Brest.) Yann, qui était venu aussi pour embrasser son petit ami, avait fait mine de détourner les yeux quand elle l’avait regardé, et, comme il y avait beaucoup de monde autour de cette voiture, — d’autres inscrits qui s’en allaient, des parents assemblés pour leur dire adieu, — il n’y avait pas eu moyen de se parler.

Alors elle avait pris à la fin une grande résolution, et, un peu craintive, s’en allait chez les Gaos.

Son père avait eu jadis des intérêts communs avec celui d’Yann (de ces affaires compliquées qui, entre pêcheurs comme entre paysans, n’en finissent plus) et lui redevait une centaine de francs pour la vente d’une barque qui venait de se faire à la part.

— Vous devriez, avait-elle dit, me laisser lui porter cet argent, mon père ; d’abord je serais contente de voir Marie Gaos ; puis je ne suis jamais allée si loin en Ploubazlanec, et cela m’amuserait de faire cette grande course.

Au fond elle avait une curiosité anxieuse de cette famille d’Yann, où elle entrerait peut-être un jour, de cette maison, de ce village.

Dans une dernière causerie, Sylvestre, avant de partir, lui avait expliqué à sa manière la sauvagerie de son ami :

— Vois-tu, Gaud, c’est parce qu’il est comme cela ; il ne veut se marier avec personne, par idée à lui ; il n’aime bien que la mer, et même, un jour, par plaisanterie, il nous a dit lui avoir promis le mariage.

Elle lui pardonnait donc ses manières d’être, et, retrouvant toujours dans sa mémoire son beau sourire franc de la nuit du bal, elle se reprenait à espérer.

Si elle le rencontrait là, au logis, elle ne lui dirait rien, bien sûr ; son intention n’était point de se montrer si osée. Mais lui, la revoyant de près, parlerait peut-être…

III


Elle marchait depuis une heure, alerte, agitée, respirant la brise saine du large.

Il y avait de grands calvaires plantés aux carrefours des chemins.

De loin en loin, elle traversait de ces petits hameaux de marins qui sont toute l’année battus par le vent, et dont la couleur est celle des rochers. Dans l’un, où le sentier se rétrécissait tout à coup entre des murs sombres, entre de hauts toits en chaume pointus comme des huttes celtiques, une enseigne de cabaret la fit sourire : « Au cidre chinois », et on avait peint deux magots en robe vert et rose, avec des queues, buvant du cidre. Sans doute une fantaisie de quelque ancien matelot revenu de là-bas… En passant, elle regardait tout ; les gens qui sont très préoccupés par le but de leur voyage s’amusent toujours plus que les autres aux mille détails de la route.

Le petit village était loin derrière elle maintenant, et, à mesure qu’elle s’avançait sur ce dernier promontoire de la terre bretonne, les arbres se faisaient plus rares autour d’elle, la campagne plus triste.

Le terrain était ondulé, rocheux, et, de toutes les hauteurs, on voyait la grande mer. Plus d’arbres du tout à présent ; rien que la lande rase, aux ajoncs verts, et, çà et là, les divins crucifiés découpant sur le ciel leurs grands bras en croix, donnant à tout ce pays l’air d’un immense lieu de justice.

À un carrefour, gardé par un de ces christs énormes, elle hésita entre deux chemins qui fuyaient entre des talus d’épines.

Une petite fille qui arrivait se trouva à point pour la tirer d’embarras :

— Bonjour, mademoiselle Gaud !

C’était une petite Gaos, une petite sœur d’Yann. Après l’avoir embrassée, elle lui demanda si ses parents étaient à la maison.

— Papa et maman, oui. Il n’y a que mon frère Yann, dit la petite sans aucune malice, qui est allé à Loguivy ; mais je pense qu’il ne sera pas tard dehors.

Il n’était pas là, lui ! Encore ce mauvais sort qui l’éloignait d’elle partout et toujours. Remettre sa visite à une autre fois, elle y pensa bien. Mais cette petite qui l’avait vue en route, qui pourrait parler… Que penserait-on de cela à Pors-Even ? Alors elle décida de poursuivre, en musant le plus possible, afin de lui donner le temps de rentrer.

À mesure qu’elle approchait de ce village d’Yann, de cette pointe perdue, les choses devenaient toujours plus rudes et plus désolées. Ce grand air de mer qui faisait les hommes plus forts, faisait aussi les plantes plus basses, courtes, trapues, aplaties sur le sol dur. Dans le sentier, il y avait des goémons qui traînaient par terre, feuillages d’ailleurs, indiquant qu’un autre monde était voisin. Ils répandaient dans l’air leur odeur saline.

Gaud rencontrait quelquefois des passants, gens de mer, qu’on voyait à longue distance dans ce pays nu, se dessinant, comme agrandis, sur la ligne haute et lointaine des eaux. Pilotes ou pêcheurs, ils avaient toujours l’air de guetter au loin, de veiller sur le large ; en la croisant, ils lui disaient bonjour. Des figures brunies, très mâles et décidées, sous un bonnet de marin.

L’heure ne passait pas, et vraiment elle ne savait que faire pour allonger sa route ; ces gens s’étonnaient de la voir marcher si lentement.

Ce Yann, que faisait-il à Loguivy ? Il courtisait les filles peut-être…

Ah ! si elle avait su comme il s’en souciait peu, des belles. De temps en temps, si l’envie lui en prenait de quelqu’une, il n’avait en général qu’à se présenter. Les fillettes de Paimpol, comme dit la vieille chanson islandaise, sont un peu folles de leur corps, et ne résistent guère à un garçon aussi beau. Non, tout simplement, il était allé faire une commande à certain vannier de ce village, qui avait seul dans le pays la bonne manière pour tresser les casiers à prendre les homards. Sa tête était très libre d’amour en ce moment.

Elle arriva à une chapelle, qu’on apercevait de loin sur une hauteur. C’était une chapelle toute grise, très petite et très vieille ; au milieu de l’aridité d’alentour, un bouquet d’arbres, gris aussi et déjà sans feuilles, lui faisait des cheveux, des cheveux jetés tous du même côté, comme par une main qu’on y aurait passée.

Et cette main était celle aussi qui fait sombrer les barques des pêcheurs, main éternelle des vents d’ouest qui couche, dans le sens des lames et de la houle, les branches tordues des rivages. Ils avaient poussé de travers et échevelés, les vieux arbres, courbant le dos sous l’effort séculaire de cette main-là.

Gaud se trouvait presque au bout de sa course, puisque c’était la chapelle de Pors-Even ; alors elle s’y arrêta, pour gagner encore du temps.

Un petit mur croulant dessinait autour un enclos enfermant des croix. Et tout était de la même couleur, la chapelle, les arbres et les tombes ; le lieu tout entier semblait uniformément hâlé, rongé par le vent de la mer ; un même lichen grisâtre, avec ses taches d’un jaune pâle de soufre, couvrait les pierres, les branches noueuses, et les saints en granit qui se tenaient dans les niches du mur.

Sur une de ces croix de bois, un nom était écrit en grosses lettres : Gaos. — Gaos, Joël, quatre-vingts ans.

Ah ! oui, le grand-père ; elle savait cela. La mer n’en avait pas voulu, de ce vieux marin. Du reste, plusieurs des parents d’Yann devaient dormir dans cet enclos, c’était naturel, et elle aurait dû s’y attendre ; pourtant ce nom lu sur cette tombe lui faisait une impression pénible.

Afin de perdre un moment de plus, elle entra dire une prière sous ce porche antique, tout petit, usé, badigeonné de chaux blanche. Mais là elle s’arrêta, avec un plus fort serrement de cœur.

Gaos ! encore ce nom, gravé sur une des plaques funéraires comme on en met pour garder le souvenir de ceux qui meurent au large.

Elle se mit à lire cette inscription :

En mémoire de
gaos, jean-louis,
âgé de 24 ans, matelot à bord de la Marguerite,
disparu en Islande, le 3 août 1877,
Qu’il repose en paix !

L’Islande, — toujours l’Islande ! — Partout, à cette entrée de chapelle, étaient clouées d’autres plaques de bois, avec des noms de marins morts. C’était le coin des naufragés de Pors-Even, et elle regretta d’y être venue, prise d’un pressentiment noir. À Paimpol, dans l’église, elle avait vu des inscriptions pareilles ; mais ici, dans ce village, il était plus petit, plus fruste, plus sauvage, le tombeau vide des pêcheurs islandais. Il y avait de chaque côté un banc de granit, pour les veuves, pour les mères : et ce lieu bas, irrégulier comme une grotte, était gardé par une bonne vierge très ancienne, repeinte en rose, avec de gros yeux méchants, qui ressemblait à Cybèle, déesse primitive de la terre.

Gaos ! encore !

En mémoire de
GAOS, françois
époux de Anne-Marie le goaster,
capitaine à bord du Paimpolais,
perdu en Islande du 1er au 3 avril 1877,
avec vingt-trois hommes composant son équipage.
Qu’ils reposent en paix !

Et, en bas, deux os de mort en croix sous un crâne noir avec des yeux verts, peinture naïve et macabre, sentant encore la barbarie d’un autre âge.

Gaos ! partout ce nom !

Un autre Gaos s’appelait Yves, enlevé du bord de son navire et disparu aux environs de Norden-Fiord, en Islande, à l’âge de vingt-deux ans. La plaque semblait être là depuis de longues années ; il devait être bien oublié, celui-là…

En lisant, il lui venait pour ce Yann des élans de tendresse douce, et un peu désespérée aussi. Jamais, non, jamais il ne serait à elle ! Comment le disputer à la mer, quand tant d’autres Gaos y avaient sombré, des ancêtres, des frères, qui devaient avoir avec lui des ressemblances profondes.

Elle entra dans la chapelle, déjà obscure, à peine éclairée par ses fenêtres basses aux parois épaisses. Et là, le cœur plein de larmes qui voulaient tomber, elle s’agenouilla pour prier devant des saints et des saintes énormes, entourés de fleurs grossières, et qui touchaient la voûte avec leur tête. Dehors, le vent qui se levait commençait à gémir, comme rapportant au pays breton la plainte des jeunes hommes morts.

Le soir approchait ; il fallait pourtant bien se décider à faire sa visite et s’acquitter de sa commission.

Elle reprit sa route et, après s’être informée dans le village, elle trouva la maison des Gaos, qui était adossée à une haute falaise ; on y montait par une douzaine de marches en granit. Tremblant un peu à l’idée que Yann pouvait être revenu, elle traversa le jardinet où poussaient des chrysanthèmes et des véroniques.

En entrant, elle dit qu’elle apportait l’argent de cette barque vendue, et on la fit asseoir très poliment pour attendre le retour du père, qui lui signerait son reçu. Parmi tout ce monde qui était là, ses yeux cherchèrent Yann, mais elle ne le vit point.

On était fort occupé dans la maison. Sur une grande table bien blanche, on taillait déjà à la pièce, dans du coton neuf, des costumes appelés cirages, pour la prochaine saison d’Islande.

— C’est que, voyez-vous, mademoiselle Gaud, il leur en faut à chacun deux rechanges complets pour là-bas.

On lui expliqua comment on s’y prenait après pour les peindre et les cirer, ces tenues de misère. Et, pendant qu’on lui détaillait la chose, ses yeux parcouraient attentivement ce logis des Gaos.

Il était aménagé à la manière traditionnelle des chaumières bretonnes ; une immense cheminée occupait le fond, et des lits en armoire s’étageaient sur les côtés. Mais cela n’avait pas l’obscurité ni la mélancolie de ces gîtes des laboureurs, qui sont toujours à demi enfouis au bord des chemins ; c’était clair et propre, comme en général chez les gens de mer.

Plusieurs petits Gaos étaient là, garçons ou filles, tous frères d’Yann, — sans compter deux grands qui naviguaient. Et, en plus, une bien petite blonde, triste et proprette, qui ne ressemblait pas aux autres.

— Une que nous avons adoptée l’an dernier, expliqua la mère ; nous en avions déjà beaucoup pourtant ; mais, que voulez-vous, mademoiselle Gaud ! son père était de la Maria-Dieu-t’aime, qui s’est perdue en Islande à la saison dernière, comme vous savez, — alors, entre voisins, on s’est partagé les cinq enfants qui restaient et celle-ci nous est échue.

Entendant qu’on parlait d’elle, la petite adoptée baissait la tête et souriait en se cachant contre le petit Laumec Gaos qui était son préféré.

Il y avait un air d’aisance partout dans la maison, et la fraîche santé se voyait épanouie sur toutes ces joues roses d’enfants.

On mettait beaucoup d’empressement à recevoir Gaud – comme une belle demoiselle dont la visite était un honneur pour la famille. Par un escalier de bois blanc tout neuf, on la fit monter dans la chambre d’en haut qui était la gloire du logis. Elle se rappelait bien l’histoire de la construction de cet étage ; c’était à la suite d’une trouvaille de bateau abandonné faite en Manche par le père Gaos et son cousin le pilote ; la nuit du bal, Yann lui avait raconté cela.

Cette chambre de l’épave était jolie et gaie dans sa blancheur toute neuve ; il y avait deux lits à la mode des villes, avec des rideaux en perse rose ; une grande table au milieu. Par la fenêtre, on voyait tout Paimpol, toute la rade, avec les Islandais là-bas, au mouillage, – et la passe par où ils s’en vont.

Elle n’osait pas questionner, mais elle aurait bien voulu savoir où dormait Yann ; évidemment, tout enfant, il avait dû habiter en bas, dans quelqu’un de ces antiques lits en armoire. Mais à présent, c’était peut-être ici, entre ces beaux rideaux roses. Elle aurait aimé être au courant des détails de sa vie, savoir surtout à quoi se passaient ses longues soirées d’hiver…

… Un pas un peu lourd dans l’escalier la fit tressaillir.

Non, ce n’était pas Yann, mais un homme qui lui ressemblait malgré ses cheveux déjà blancs, qui avait presque sa haute stature et qui était droit comme lui : le père Gaos rentrant de la pêche.

Après l’avoir saluée et s’être enquis des motifs de sa visite, il lui signa son reçu, ce qui fut un peu long, car sa main n’était plus, disait-il, très assurée. Cependant il n’acceptait pas ces cent francs comme un payement définitif, le désintéressant de cette vente de barque ; non, mais comme un acompte seulement ; il en recauserait avec M. Mével. Et Gaud, à qui l’argent importait peu, fit un petit sourire imperceptible : allons, bon, cette histoire n’était pas encore finie, elle s’en était bien doutée ; d’ailleurs, cela l’arrangeait d’avoir encore des affaires mêlées avec les Gaos.

On s’excusait presque, dans la maison, de l’absence d’Yann, comme si on eût trouvé plus honnête que toute la famille fût là assemblée pour la recevoir. Le père avait peut-être même deviné, avec sa finesse de vieux matelot, que son fils n’était pas indifférent à cette belle héritière ; car il mettait un peu d’insistance à toujours reparler de lui :

— C’est bien étonnant, disait-il, il n’est jamais si tard dehors. Il est allé à Loguivy, mademoiselle Gaud, acheter des casiers pour prendre les homards ; comme vous savez, c’est notre grande pêche de l’hiver.

Elle, distraite, prolongeait sa visite, ayant cependant conscience que c’était trop, et sentant un serrement de cœur lui venir à l’idée qu’elle ne le verrait pas.

— Un homme sage comme lui, qu’est-ce qu’il peut bien faire ? Au cabaret, il n’y est pas, bien sûr ; nous n’avons pas cela à craindre avec notre fils. — Je ne dis pas, une fois de temps en temps, le dimanche, avec des camarades… Vous savez, mademoiselle Gaud, les marins… Eh ! mon Dieu, quand on est jeune homme, n’est-ce pas, pourquoi s’en priver tout à fait ?… Mais la chose est bien rare avec lui, c’est un homme sage, nous pouvons le dire.

Cependant la nuit venait ; on avait replié les cirages commencés, suspendu le travail. Les petits Gaos et la petite adoptée, assis sur des bancs, se serraient les uns aux autres, attristé par l’heure grise du soir, et regardaient Gaud, ayant l’air de se demander :

« À présent, pourquoi ne s’en va-t-elle pas ? »

Et, dans la cheminée, la flamme commençait à éclairer rouge, au milieu du crépuscule qui tombait.

— Vous devriez rester manger la soupe avec nous, mademoiselle Gaud.

Oh ! non, elle ne le pouvait pas ; le sang lui monta tout à coup au visage à la pensée d’être restée si tard. Elle se leva et prit congé.

Le père d’Yann s’était levé lui aussi pour l’accompagner un bout de chemin, jusqu’au delà de certain bas-fond isolé où de vieux arbres font un passage noir.

Pendant qu’ils marchaient près l’un de l’autre, elle se sentait prise pour lui de respect et de tendresse ; elle avait envie de lui parler comme à un père, dans des élans qui lui venaient ; puis les mots s’arrêtaient dans sa gorge, et elle ne disait rien.

Ils s’en allaient, au vent froid du soir qui avait l’odeur de la mer, rencontrant çà et là, sur la rase lande, des chaumières déjà fermées, bien sombres, sous leur toiture bossue, pauvres nids où des pêcheurs étaient blottis ; rencontrant les croix, les ajoncs et les pierres.

Comme c’était loin, ce Pors-Even, et comme elle s’y était attardée !

Quelquefois ils croisaient des gens qui revenaient de Paimpol ou de Loguivy ; en regardant approcher ces silhouettes d’hommes, elle pensait chaque fois à lui, à Yann ; mais c’était aisé de le reconnaître à distance et vite elle était déçue. Ses pieds s’embarrassaient dans de longues plantes brunes, emmêlées comme des chevelures, qui étaient les goémons traînant à terre.

À la croix de Plouëzoc’h, elle salua le vieillard, le priant de retourner. Les lumières de Paimpol se voyaient déjà, et il n’y avait plus aucune raison d’avoir peur.

Allons, c’était fini pour cette fois… Et qui sait à présent quand elle verrait Yann…

Pour retourner à Pors-Even, les prétextes ne lui auraient pas manqué, mais elle aurait eu trop mauvais air en recommençant cette visite. Il fallait être plus courageuse et plus fière. Si seulement Sylvestre, son petit confident, eût été là encore, elle l’aurait chargé peut-être d’aller trouver Yann de sa part, afin de le faire s’expliquer. Mais il était parti et pour combien d’années ?…

IV


— Me marier ? disait Yann à ses parents le soir, — me marier ? Eh ! donc, mon Dieu, pour quoi faire ? — Est-ce que je serai jamais si heureux qu’ici avec vous ; pas de soucis, pas de contestations avec personne, et la bonne soupe toute chaude chaque soir, quand je rentre de la mer… Oh ! je comprends bien, allez, qu’il s’agit de celle qui est venue à la maison aujourd’hui. D’abord, une fille si riche, en vouloir à de pauvres gens comme nous, ça n’est pas assez clair à mon gré. Et puis ni celle-là ni une autre, non, c’est tout réfléchi, je ne me marie pas, ça n’est pas mon idée.

Ils se regardèrent en silence, les deux vieux Gaos, désappointés profondément ; car, après en avoir causé ensemble, ils croyaient être bien sûrs que cette jeune fille ne refuserait pas leur beau Yann. Mais ils ne tentèrent point d’insister, sachant combien ce serait inutile. Sa mère surtout baissa la tête et ne dit plus mot ; elle respectait les volontés de ce fils, de cet aîné qui avait presque rang de chef de famille : bien qu’il fût toujours très doux et très tendre avec elle, soumis plus qu’un enfant pour les petites choses de la vie, il était depuis longtemps son maître absolu pour les grandes, échappant à toute pression avec une indépendance tranquillement farouche.

Il ne veillait jamais tard, ayant l’habitude, comme les autres pêcheurs, de se lever avant le jour. Et après souper, dès huit heures, ayant jeté un dernier coup d’œil de satisfaction à ses casiers de Loguivy, à ses filets neufs, il commença de se déshabiller, l’esprit en apparence fort calme ; puis il monta se coucher, dans le lit à rideaux de perse rose qu’il partageait avec Laumec son petit frère.

V


… Depuis quinze jours, Sylvestre, le petit confident de Gaud, était au quartier de Brest ; — très dépaysé, mais très sage ; portant crânement son col bleu ouvert et son bonnet à pompon rouge ; superbe en matelot, avec son allure roulante et sa haute taille ; dans le fond, regrettant toujours sa bonne vieille grand’mère et resté l’enfant innocent d’autrefois.

Un seul soir il s’était grisé, avec des pays, parce que c’est l’usage : ils étaient rentrés au quartier, toute une bande se donnant le bras, en chantant à tue-tête.

Un dimanche aussi, il était allé au théâtre dans les galeries hautes. On jouait un de ces grands drames où les matelots, s’exaspérant contre le traître, l’accueillent avec un hou ! qu’ils poussent tous ensemble et qui fait un bruit profond comme le vent d’ouest. Il avait surtout trouvé qu’il y faisait très chaud, qu’on y manquait d’air et de place ; une tentative pour enlever son paletot lui avait valu une réprimande de l’officier de service. Et il s’était endormi sur la fin.

En rentrant à la caserne, passé minuit, il avait rencontré des dames d’un âge assez mûr, coiffées en cheveux, qui faisaient les cent pas sur leur trottoir.

— Écoute ici, joli garçon, disaient-elles avec des grosses voix rauques.

Il avait bien compris tout de suite ce qu’elles voulaient, n’étant point si naïf qu’on aurait pu le croire. Mais le souvenir, évoqué tout à coup, de sa vieille grand’mère et de Marie Gaos, l’avait fait passer devant elles très dédaigneux, les toisant du haut de sa beauté et de sa jeunesse avec un sourire de moquerie enfantine. Elles avaient même été fort étonnées, les belles, de la réserve de ce matelot :

— As-tu vu celui-là !… Prends garde, sauve-toi, mon fils ; sauve-toi vite, l’on va te manger.

Et le bruit de choses fort vilaines qu’elles lui criaient s’était perdu dans la rumeur vague qui emplissait les rues, par cette nuit de dimanche.


Il se conduisait à Brest comme en Islande ; comme au large, il restait vierge. — Mais les autres ne se moquaient pas de lui, parce qu’il était très fort, ce qui inspire le respect aux marins.

VI


Un jour on l’appela au bureau de sa compagnie ; on avait à lui annoncer qu’il était désigné pour la Chine, pour l’escadre de Formose !…

Il se doutait depuis longtemps que ça arriverait, ayant entendu dire à ceux qui lisaient les journaux que, par là-bas, la guerre n’en finissait plus. À cause de l’urgence du départ, on le prévenait en même temps qu’on ne pourrait pas lui donner la permission accordée d’ordinaire, pour les adieux, à ceux qui vont en campagne : dans cinq jours, il faudrait faire son sac et s’en aller.

Il lui vint un trouble extrême : c’était le charme des grands voyages, de l’inconnu, de la guerre : aussi l’angoisse de tout quitter, avec l’inquiétude vague de ne plus revenir.

Mille choses tourbillonnaient dans sa tête. Un grand bruit se faisait autour de lui, dans les salles du quartier, où quantité d’autres venaient d’être désignés aussi pour cette escadre de Chine.

Et vite il écrivit à sa pauvre vieille grand’mère, vite, au crayon, assis par terre, isolé dans une rêverie agitée, au milieu du va-et-vient et de la clameur de tous ces jeunes hommes qui, comme lui, allaient partir.

VII


— Elle est un peu ancienne, son amoureuse ! disaient les autres, deux jours après, en riant derrière lui ; c’est égal, ils ont l’air de bien s’entendre tout de même.

Ils s’amusaient de le voir, pour la première fois, se promener dans les rues de Recouvrance avec une femme au bras, comme tout le monde, se penchant vers elle d’un air tendre, lui disant des choses qui avaient l’air tout à fait douces.

Une petite personne à la tournure assez alerte, vue de dos ; – des jupes un peu courtes, par exemple, pour la mode du jour ; un petit châle brun, et une grande coiffe de Paimpolaise.

Elle aussi, suspendue à son bras, se retournait vers lui pour le regarder avec tendresse.

— Elle est un peu ancienne, l’amoureuse !

Ils disaient cela, les autres, sans grande malice, voyant bien que c’était une bonne vieille grand’mère, venue de la campagne.

… Venue en hâte, prise d’une épouvante affreuse, à la nouvelle du départ de son petit-fils : – car cette guerre de Chine avait déjà coûté beaucoup de marins au pays de Paimpol.

Ayant réuni toutes ses pauvres petites économies, arrangé dans un carton sa belle robe des dimanches et une coiffe de rechange, elle était partie pour l’embrasser au moins encore une fois.

Tout droit elle avait été le demander à la caserne et d’abord l’adjudant de sa compagnie avait refusé de le laisser sortir.

— Si vous voulez réclamer, allez, ma bonne dame, allez vous adresser au capitaine, le voilà qui passe.

Et carrément, elle y était allée. Celui-ci s’était laissé toucher.

— Envoyez Moan se changer, avait-il dit.

Et Moan, quatre à quatre, était monté se mettre en toilette de ville, – tandis que la bonne vieille, pour l’amuser, comme toujours, faisait par derrière à cet adjudant une fine grimace impayable, avec une révérence.

Ensuite, quand il reparut, le petit-fils bien décolleté dans sa tenue de sortie, elle avait été émerveillée de le trouver si beau : sa barbe noire, qu’un coiffeur lui avait taillée, était en pointe à la mode des marins cette année-là, les liettes de sa chemise ouverte étaient frisées menu, et son bonnet avait de longs rubans qui flottaient terminés par des ancres d’or.

Un instant elle s’était imaginé voir son fils Pierre qui, vingt ans auparavant, avait été lui aussi gabier de la flotte, et le souvenir de ce long passé déjà enfui derrière elle, de tous ces morts, avait jeté furtivement sur l’heure présente une ombre triste.

Tristesse vite effacée. Ils étaient sortis bras dessus bras dessous, dans la joie d’être ensemble ; – et c’est alors que, la prenant pour son amoureuse, on l’avait jugée « un peu ancienne ».

Elle l’avait emmené dîner, en partie fine, dans une auberge tenue par des Paimpolais, qu’on lui avait recommandée comme n’étant pas trop chère. Ensuite, se donnant le bras toujours, ils étaient allés dans Brest, regarder les étalages des boutiques. Et rien n’était si amusant que tout ce qu’elle trouvait à dire pour faire rire son petit-fils, — en breton de Paimpol que les passants ne pouvaient pas comprendre.

VIII


Elle était restée trois jours avec lui, trois jours de fête sur lesquels pesait un après bien sombre, autant dire trois jours de grâce.

Et enfin il avait bien fallu repartir, s’en retourner à Ploubazlanec. C’est que d’abord elle était au bout de son pauvre argent. Et puis Sylvestre embarquait le surlendemain, et les matelots sont toujours consignés inexorablement dans les quartiers, la veille des grands départs (un usage qui semble à première vue un peu barbare, mais qui est une précaution nécessaire contre les bordées qu’ils ont tendance à courir au moment de se mettre en campagne).

Oh ! ce dernier jour !… Elle avait eu beau faire, beau chercher dans sa tête pour dire encore des choses drôles à son petit-fils, elle n’avait rien trouvé, non, mais c’étaient des larmes qui avaient envie de venir, les sanglots qui, à chaque instant, lui montaient à la gorge. Suspendue à son bras, elle lui faisait mille recommandations qui, à lui aussi, donnaient l’envie de pleurer. Et ils avaient fini par entrer dans une église pour dire ensemble leurs prières.

C’est par le train du soir qu’elle s’en était allée. Pour économiser, ils s’étaient rendus à pied à la gare ; lui, portant son carton de voyage et la soutenant de son bras fort sur lequel elle s’appuyait de tout son poids. Elle était fatiguée, fatiguée, la pauvre vieille ; elle n’en pouvait plus, de s’être tant surmenée pendant trois ou quatre jours. Le dos tout courbé sous son châle brun, ne trouvant plus la force de se redresser, elle n’avait plus rien de jeunet dans la tournure et sentait bien toute l’accablante lourdeur de ses soixante-seize ans. À l’idée que c’était fini, que dans quelques minutes il faudrait le quitter, son cœur se déchirait d’une manière affreuse. Et c’était en Chine qu’il s’en allait, là-bas, à la tuerie ! Elle l’avait encore là, avec elle : elle le tenait encore de ses deux pauvres mains… et cependant il partirait ; ni toute sa volonté, ni toutes ses larmes ni tout son désespoir de grand’mère ne pourraient rien pour le garder !…

Embarrassée de son billet, de son panier de provisions, de ses mitaines, agitée, tremblante, elle lui faisait ses recommandations dernières auxquelles il répondait tout bas par de petits oui bien soumis, la tête penchée tendrement vers elle, la regardant avec ses bons yeux doux, son air de petit enfant.

— Allons, la vieille, il faut vous décider si vous voulez partir !

La machine sifflait. Prise de la frayeur de manquer le train, elle lui enleva des mains son carton ; — puis laissa tomber la chose à terre, pour se pendre à son cou dans un embrassement suprême.

On les regardait beaucoup dans cette gare, mais ils ne donnaient plus envie de sourire à personne. Poussée par les employés, épuisée, perdue, elle se jeta dans le premier compartiment venu, dont on lui referma brusquement la portière sur les talons, tandis que, lui, prenait sa course légère de matelot, décrivait une courbe d’oiseau qui s’envole, afin de faire le tour et d’arriver à la barrière, dehors, à temps pour la voir passer.

Un grand coup de sifflet, l’ébranlement bruyant des roues, – la grand’mère passa. – Lui, contre cette barrière, agitait avec une grâce juvénile son bonnet à rubans flottants, et elle, penchée à la fenêtre de son wagon de troisième, faisant signe avec son mouchoir pour être mieux reconnue. Si longtemps qu’elle put, si longtemps qu’elle distingua cette forme bleu-noir qui était encore son petit-fils, elle le suivait des yeux, lui jetant de toute son âme cet « au revoir » toujours incertain que l’on dit aux marins quand ils s’en vont.

Regarde-le bien, pauvre vieille femme, ce petit Sylvestre ; jusqu’à la dernière minute, suis bien sa silhouette fuyante, qui s’efface là-bas pour jamais…

Et, quand elle ne le vit plus, elle retomba assise, sans souci de froisser sa belle coiffe, pleurant à sanglots, dans une angoisse de mort…

Lui, s’en retournant lentement, tête baissée, avec de grosses larmes descendant sur ses joues. La nuit d’automne était venue, le gaz allumé partout, la fête des matelots commencée. Sans prendre garde à rien, il traversa Brest, puis le pont de Recouvrance, se rendant au quartier.

— « Écoute ici, joli garçon, » disaient déjà les voix enrouées de ces dames qui avaient commencé leurs cent pas sur les trottoirs.

Il rentra se coucher dans son hamac, et pleura tout seul, dormant à peine jusqu’au matin.

IX


. . . . . . . . . . . . . . . . .

… Il avait pris le large, emporté très vite sur des mers inconnues, beaucoup plus bleues que celle de l’Islande.

Le navire qui le conduisait en extrême Asie avait ordre de se hâter, de brûler les relâches.

Déjà il avait conscience d’être bien loin, à cause de cette vitesse qui était incessante, égale, qui allait toujours, presque sans souci du vent ni de la mer. Étant gabier, il vivait dans sa mâture, perché comme un oiseau, évitant ces soldats entassés sur le pont, cette cohue d’en bas.

On s’était arrêté deux fois sur la côte de Tunis, pour prendre encore des zouaves et des mulets ; de très loin il avait aperçu des villes blanches sur des sables ou des montagnes. Il était même descendu de sa hune pour regarder curieusement des hommes très bruns, drapés de voiles blancs, qui étaient venus dans des barques pour vendre des fruits : les autres lui avaient dit que c’étaient ça, les Bédouins.

Cette chaleur et ce soleil, qui persistaient toujours, malgré la saison d’automne, lui donnaient l’impression d’un dépaysement extrême.

Un jour, on était arrivé à une ville appelée Port-Saïd. Tous les pavillons d’Europe flottaient dessus au bout de longues hampes, lui donnant un air de Babel en fête, et des sables miroitants l’entouraient comme une mer. On avait mouillé là à toucher les quais, presque au milieu des longues rues à maisons de bois. Jamais, depuis le départ, il n’avait vu si clair et de si près le monde du dehors, et cela l’avait distrait, cette agitation, cette profusion de bateaux.

Avec un bruit continuel de sifflets et de sirènes à vapeur, tous ces navires s’engouffraient dans une sorte de long canal, étroit comme un fossé, qui fuyait en ligne argentée dans l’infini de ces sables. Du haut de sa hune, il les voyait s’en aller comme en procession pour se perdre dans les plaines.

Sur ces quais circulaient toute espèce de costumes ; des hommes en robe de toutes les couleurs, affairés, criant, dans le grand coup de feu du transit. Et le soir, aux sifflets diaboliques des machines, étaient venus se mêler les tapages confus de plusieurs orchestres, jouant des choses bruyantes, comme pour endormir les regrets déchirants de tous les exilés qui passaient.

Le lendemain, dès le soleil levé, ils étaient entrés eux aussi dans l’étroit ruban d’eau entre les sables, suivis d’une queue de bateaux de tous les pays. Cela avait duré deux jours, cette promenade à la file dans le désert ; puis une autre mer s’était ouverte devant eux, et ils avaient repris le large.

On marchait à toute vitesse toujours ; cette mer plus chaude avait à sa surface des marbrures rouges et quelquefois l’écume battue du sillage avait la couleur du sang. Il vivait presque tout le temps dans sa hune, se chantant tout bas à lui-même Jean-François de Nantes, pour se rappeler son frère Yann, l’Islande, le bon temps passé.

Quelquefois, dans le fond des lointains pleins de mirages, il voyait apparaître quelque montagne de nuance extraordinaire. Ceux qui menaient le navire connaissaient sans doute, malgré l’éloignement et le vague, ces caps avancés des continents qui sont comme des points de repère éternels sur les grands chemins du monde. Mais, quand on est gabier, on navigue emporté comme une chose, sans rien savoir, ignorant les distances et les mesures sur l’étendue qui ne finit pas.

Lui, n’avait que la notion d’un éloignement effroyable qui augmentait toujours ; mais il en avait la notion très nette, en regardant de haut ce sillage, bruissant, rapide, qui fuyait derrière ; en comptant depuis combien durait cette vitesse qui ne se ralentissait ni jour ni nuit.

En bas, sur le pont, la foule, les hommes entassés à l’ombre des tentes, haletaient avec accablement. L’eau, l’air, la lumière avaient pris une splendeur morne, écrasante ; et la fête éternelle de ces choses était comme une ironie pour les êtres, pour les existences organisées qui sont éphémères.

… Une fois, dans sa hune, il fut très amusé par des nuées de petits oiseaux, d’espèce inconnue, qui vinrent se jeter sur le navire comme des tourbillons de poussière noire. Ils se laissaient prendre et caresser, n’en pouvant plus. Tous les gabiers en avaient sur leurs épaules.

Mais bientôt, les plus fatigués commencèrent à mourir.

… Ils mouraient par milliers, sur les vergues, sur les sabords, ces tout petits, au soleil terrible de la mer Rouge.

Ils étaient venus de par delà les grands déserts, poussés par un vent de tempête. Par peur de tomber dans cet infini bleu qui était partout, ils s’étaient abattus, d’un dernier vol épuisé, sur ce bateau qui passait. Là-bas, au fond de quelque région lointaine de la Libye, leur race avait pullulé dans des amours exubérantes. Leur race avait pullulé sans mesure, et il y en avait eu trop ; alors la mère aveugle, et sans âme, la mère nature, avait chassé d’un souffle cet excès de petits oiseaux avec la même impassibilité que s’il se fût agi d’une génération d’hommes.

Et ils mouraient tous sur ces ferrures chaudes du navire ; le pont était jonché de leurs petits corps qui hier palpitaient de vie, de chants et d’amour… Petites loques noires, aux plumes mouillées, Sylvestre et les gabiers les ramassaient, étendant dans leurs mains, d’un air de commisération, ces fines ailes bleuâtres, – et puis les poussaient au grand néant de la mer, à coups de balai…

Ensuite passèrent des sauterelles, filles de celles de Moïse, et le navire en fut couvert.

Puis on navigua encore plusieurs jours dans du bleu inaltérable où on ne voyait plus rien de vivant, — si ce n’est des poissons quelquefois, qui volaient au ras de l’eau…

X


… De la pluie à torrents, sous un ciel lourd et tout noir ; — c’était l’Inde. Sylvestre venait de mettre le pied sur cette terre-là, le hasard l’ayant fait choisir à bord pour compléter l’armement d’une baleinière.

À travers l’épaisseur des feuillages, il recevait l’ondée tiède, et regardait autour de lui les choses étranges. Tout était magnifiquement vert ; les feuilles des arbres étaient faites comme des plumes gigantesques, et les gens qui se promenaient avaient de grands yeux veloutés qui semblaient se fermer sous le poids de leurs cils. Le vent qui poussait cette pluie sentait le musc et les fleurs.

Des femmes lui faisaient signe de venir : quelque chose comme le Écoute ici, joli garçon, entendu maintes fois dans Brest. Mais, au milieu de ce pays enchanté, leur appel était troublant et faisait passer des frissons dans la chair. Leurs poitrines superbes se bombaient sous les mousselines transparentes qui les drapaient ; elles étaient fauves et polies comme du bronze.

Hésitant encore, et pourtant fasciné par elles, il s’avançait déjà, peu à peu, pour les suivre…

… Mais voici qu’un petit coup de sifflet de marine, modulé en trilles d’oiseau, le rappela brusquement dans sa baleinière, qui allait repartir.

Il prit sa course, — et adieu les belles de l’Inde. Quand on se retrouva au large le soir, il était encore vierge comme un enfant.

Après une nouvelle semaine de mer bleue, on s’arrêta dans un autre pays de pluie et de verdure. Une nuée de bonshommes jaunes, qui poussaient des cris, envahit tout de suite le bord, apportant du charbon dans des paniers.

— Alors nous sommes donc déjà en Chine ? demanda Sylvestre, voyant qu’ils avaient tous des figures de magot et des queues.

On lui dit que non ; encore un peu de patience : ce n’était que Singapour. Il remonta dans sa hune, pour éviter la poussière noirâtre que le vent promenait, tandis que le charbon des milliers de petits paniers s’entassait fiévreusement dans les soutes.

Enfin on arriva un jour dans un pays appelé Tourane, où se trouvait au mouillage une certaine Circé tenant un blocus. C’était le bateau auquel il se savait depuis longtemps destiné, et on l’y déposa avec son sac.

Il y retrouva des pays, même deux Islandais qui, pour le moment, étaient canonniers.

Le soir, par ces temps toujours chauds et tranquilles où il n’y avait rien à faire, ils se réunissaient sur le pont, isolés des autres, pour former ensemble une petite Bretagne de souvenir.

Il dut passer cinq mois d’inaction et d’exil dans cette baie triste, avant le moment désiré d’aller se battre.

XI


. . . . . . . . . . . . . . . . .

Paimpol, — le dernier jour de février, — veille du départ des pêcheurs pour l’Islande.

Gaud se tenait debout contre la porte de sa chambre, immobile et devenue très pâle.

C’est que Yann était en bas, à causer avec son père. Elle l’avait vu venir, et elle entendait vaguement résonner sa voix.

Ils ne s’étaient pas rencontrés de tout l’hiver, comme si une fatalité les eût toujours éloignés l’un de l’autre.

Après sa course à Pors-Even, elle avait fondé quelque espérance sur le pardon des Islandais, où l’on a beaucoup d’occasions de se voir et de causer, sur la place, le soir, dans les groupes. Mais, dès le matin de cette fête, les rues étant déjà tendues de blanc, ornées de guirlandes vertes, une mauvaise pluie s’était mise à tomber à torrents, chassée de l’ouest par une brise gémissante ; sur Paimpol, on n’avait jamais vu le ciel si noir. « Allons, ceux de Ploubazlanec ne viendront pas », avaient dit tristement les filles qui avaient leurs amoureux de ce côté-là. Et, en effet, ils n’étaient pas venus, ou bien s’étaient vite enfermés à boire. Pas de procession, pas de promenade, et elle, le cœur plus serré que de coutume, était restée derrière ses vitres toute la soirée, écoutant ruisseler l’eau des toits et monter du fond des cabarets les chants bruyants des pêcheurs.

Depuis quelques jours, elle avait prévu cette visite d’Yann, se doutant bien que, pour cette affaire de vente de barque non encore réglée, le père Gaos, qui n’aimait pas venir à Paimpol, enverrait son fils. Alors elle s’était promis qu’elle irait à lui, ce que les filles ne font pas d’ordinaire, qu’elle lui parlerait pour en avoir le cœur net. Elle lui reprocherait de l’avoir troublée, puis abandonnée, à la manière des garçons qui n’ont pas d’honneur. Entêtement, sauvagerie, attachement au métier de la mer, ou crainte d’un refus… si tous ces obstacles indiqués par Sylvestre étaient les seuls, ils pourraient bien tomber, qui sait ! après un entretien franc comme serait le leur. Et alors, peut-être, reparaîtrait son beau sourire qui arrangerait tout, — ce même sourire qui l’avait tant surprise et charmée l’hiver d’avant, pendant une certaine nuit de bal passée tout entière à valser entre ses bras. Et cet espoir lui rendait du courage, l’emplissait d’une impatience presque douce.

De loin, tout paraît toujours si facile, si simple à dire et à faire.

Et, précisément, cette visite d’Yann tombait à une heure choisie : elle était sûre que son père, en ce moment assis à fumer, ne se dérangerait pas pour le reconduire ; donc, dans le corridor où il n’y aurait personne, elle pourrait avoir enfin son explication avec lui.

Mais voici qu’à présent, le moment venu, cette hardiesse lui semblait extrême. L’idée seulement de le rencontrer, de le voir face à face au pied de ces marches la faisait trembler. Son cœur battait à se rompre… Et dire que, d’un moment à l’autre, cette porte en bas allait s’ouvrir, — avec le petit bruit grinçant qu’elle connaissait bien, — pour lui donner passage !

Non, décidément, elle n’oserait jamais ; plutôt se consumer d’attente et mourir de chagrin, que tenter une chose pareille. Et déjà elle avait fait quelques pas pour retourner au fond de sa chambre, s’asseoir et travailler.

Mais elle s’arrêta encore, hésitante, effarée, se rappelant que c’était demain le départ pour l’Islande, et que cette occasion de le voir était unique. Il faudrait donc, si elle la manquait, recommencer des mois de solitude et d’attente, languir après son retour, perdre encore tout un été de sa vie…

En bas, la porte s’ouvrit : Yann sortait ! Brusquement résolue, elle descendit en courant l’escalier, et arriva tremblante se planter devant lui.

— Monsieur Yann, je voudrais vous parler, s’il vous plaît.

— À moi !… mademoiselle Gaud ?… dit-il en baissant la voix, portant la main à son chapeau.

Il la regardait d’un air sauvage, avec ses yeux vifs, la tête rejetée en arrière, l’expression dure, ayant même l’air de se demander si seulement il s’arrêterait. Un pied en avant, prêt à fuir, il plaquait ses larges épaules à la muraille, comme pour être moins près d’elle dans ce couloir étroit où il se voyait pris.

Glacée, alors, elle ne retrouvait plus rien de ce qu’elle avait préparé pour lui dire : elle n’avait pas prévu qu’il pourrait lui faire cet affront-là, de passer sans l’avoir écoutée…

— Est-ce que notre maison vous fait peur, monsieur Yann ? demanda-t-elle d’un ton sec et bizarre, qui n’était pas celui qu’elle voulait avoir.

Lui, détournait les yeux, regardant dehors. Ses joues étaient devenues très rouges, une montée de sang lui brûlait le visage, et ses narines mobiles se dilataient à chaque respiration suivant les mouvements de sa poitrine, comme celles des taureaux.

Elle essaya de continuer :

— Le soir du bal où nous étions ensemble, vous m’aviez dit au revoir comme on ne le dit pas à une indifférente… Monsieur Yann, vous êtes sans mémoire donc… Que vous ai-je fait ?…

… Le mauvais vent d’ouest qui s’engouffrait là, venant de la rue, agitait les cheveux d´Yann, les ailes de la coiffe de Gaud, et, derrière eux, fit furieusement battre une porte. On était mal dans ce corridor pour parler de choses graves. Après ces premières phrases, étranglées dans sa gorge, Gaud restait muette, sentant tourner sa tête, n’ayant plus d’idées. Ils s’étaient avancés vers la porte de la rue, lui, fuyant toujours.

Dehors, il ventait avec un grand bruit et le ciel était noir. Par cette porte ouverte, un éclairage livide et triste tombait en plein sur leurs figures. Et une voisine d’en face les regardait : qu’est-ce qu’ils pouvaient se dire, ces deux-là, dans ce corridor, avec des airs si troublés ? qu’est-ce qui se passait donc chez les Mével ?

— Non, mademoiselle Gaud, — répondit-il à la fin en se dégageant avec une aisance de fauve. — Déjà j’en ai entendu dans le pays, qui parlaient sur nous… Non, mademoiselle Gaud… Vous êtes riche, nous ne sommes pas gens de la même classe. Je ne suis pas un garçon à venir chez vous, moi…

Et il s’en alla…

Ainsi tout était fini, fini à jamais. Et elle n’avait même rien dit de ce qu’elle voulait dire, dans cette entrevue qui n’avait réussi qu’à la faire passer à ses yeux pour une effrontée… Quel garçon était-il donc, ce Yann, avec son dédain des filles, son dédain de l’argent, son dédain de tout !…

Elle restait d’abord clouée sur place, voyant les choses remuer autour d’elle, avec du vertige…

Et puis une idée, plus intolérable que toutes, lui vint comme un éclair : des camarades d’Yann, des Islandais, faisaient les cent pas sur la place, l’attendant ! s’il allait leur raconter cela, s’amuser d’elle, comme ce serait un affront encore plus odieux ! Elle remonta vite dans sa chambre, pour les observer à travers ses rideaux…

Devant la maison, elle vit en effet le groupe de ces hommes. Mais ils regardaient tout simplement le temps, qui devenait de plus en plus sombre, et faisaient des conjectures sur la grande pluie menaçante, disant :

— Ce n’est qu’un grain ; entrons boire, tandis que ça passera.

Et puis ils plaisantèrent à haute voix sur Jeannie Caroff, sur différentes belles ; mais aucun ne se retourna vers sa fenêtre.

Ils étaient gais tous, excepté lui qui ne répondait pas, ne souriait pas, mais demeurait grave et triste. Il n’entra point boire avec les autres et, sans plus prendre garde à eux ni à la pluie commencée, marchant lentement sous l’averse comme quelqu’un absorbé dans une rêverie, il traversa la place, dans la direction de Ploubazlanec…

Alors elle lui pardonna tout, et un sentiment de tendresse sans espoir prit la place de l’amer dépit qui lui était d’abord monté au cœur.

Elle s’assit, la tête dans ses mains. Que faire à présent ?

Oh ! s’il avait pu l’écouter rien qu’un moment ; plutôt, s’il pouvait venir là, seul avec elle dans cette chambre où on se parlerait en paix, tout s’expliquerait peut-être encore.

Elle l’aimait assez pour oser le lui avouer en face. Elle lui dirait : « Vous m’avez cherchée quand je ne vous demandais rien ; à présent je suis à vous de toute mon âme si vous me voulez ; voyez, je ne redoute pas de devenir la femme d’un pêcheur, et cependant, parmi les garçons de Paimpol, je n’aurais qu’à choisir si j’en désirais un pour mari ; mais je vous aime vous, parce que, malgré tout, je vous crois meilleur que les autres jeunes hommes ; je suis un peu riche, je sais que je suis jolie ; bien que j’aie habité dans les villes, je vous jure que je suis une fille sage, n’ayant jamais rien fait de mal ; alors, puisque je vous aime tant, pourquoi ne me prendriez-vous pas ? »

… Mais tout cela ne serait jamais exprimé, jamais dit qu’en rêve ; il était trop tard, Yann ne l’entendrait point. Tenter de lui parler une seconde fois… oh ! non ! pour quelle espèce de créature la prendrait-il, alors !… Elle aimerait mieux mourir.

Et demain ils partaient tous pour l’Islande !

Seule dans sa belle chambre, où entrait le jour blanchâtre de février, ayant froid, assise au hasard sur une des chaises rangées le long du mur, il lui semblait voir crouler le monde, avec les choses présentes et les choses à venir, au fond d’un vide morne, effroyable, qui venait de se creuser partout autour d’elle.

Elle souhaitait être débarrassée de la vie, être déjà couchée bien tranquille sous une pierre, pour ne plus souffrir… Mais, vraiment, elle lui pardonnait, et aucune haine n’était mêlée à son amour désespéré pour lui…

XII


. . . . . . . . . . . . . . . . .

La mer, la mer grise.

Sur la grand’route non tracée qui mène, chaque été, les pêcheurs en Islande, Yann filait doucement depuis un jour.

La veille, quand on était parti au chant des vieux cantiques, il soufflait une brise du sud, et tous les navires, couverts de voiles, s’étaient dispersés comme des mouettes.

Puis cette brise était devenue plus molle, et les marches s’étaient ralenties ; des bancs de brume voyageaient au ras des eaux.

Yann était peut-être plus silencieux que d’habitude. Il se plaignait du temps trop calme et paraissait avoir besoin de s’agiter, pour chasser de son esprit quelque obsession. Il n’y avait pourtant rien à faire, qu’à glisser tranquillement au milieu de choses tranquilles ; rien qu’à respirer et à se laisser vivre. En regardant, on ne voyait que des grisailles profondes ; en écoutant, on n’entendait que du silence…

… Tout à coup, un bruit sourd, à peine perceptible, mais inusité et venu d’en dessous avec une sensation de raclement, comme en voiture lorsque l’on serre les freins des roues ! Et la Marie, cessant sa marche, demeura immobilisée…

Échoués !!! où et sur quoi ? Quelque banc de la côte anglaise, probablement. Aussi, on ne voyait rien depuis la veille au soir, avec ces brumes en rideaux.

Les hommes s’agitaient, couraient, et leur excitation de mouvement contrastait avec cette tranquillité brusque, figée, de leur navire. Voilà, elle s’était arrêtée à cette place, la Marie, et n’en bougeait plus. Au milieu de cette immensité de choses fluides, qui, par ces temps mous, semblaient n’avoir même pas de consistance, elle avait été saisie par je ne sais quoi de résistant et d’immuable qui était dissimulé sous ces eaux ; elle y était bien prise, et risquait peut-être d’y mourir.

Qui n’a vu un pauvre oiseau, une pauvre mouche, s’attraper par les pattes à de la glu ?

D’abord on ne s’en aperçoit guère ; cela ne change pas leur aspect ; il faut savoir qu’ils sont pris par en dessous et en danger de ne s’en tirer jamais.

C’est quand ils se débattent ensuite, que la chose collante vient souiller leurs ailes, leur tête, et que, peu à peu, ils prennent cet air pitoyable d’une bête en détresse qui va mourir.

Pour la Marie, c’était ainsi ; au commencement cela ne paraissait pas beaucoup ; elle se tenait bien un peu inclinée, il est vrai, mais c’était en plein matin, par un beau temps calme ; il fallait savoir pour s’inquiéter et comprendre que c’était grave.

Le capitaine faisait un peu pitié, lui qui avait commis la faute en ne s’occupant pas assez du point où l’on était ; il secouait ses mains en l’air, en disant :

Ma Doué ! ma Doué ! sur un ton de désespoir.

Tout près d’eux, dans une éclaircie, se dessina un cap qu’ils ne reconnaissaient pas bien. Il s’embruma presque aussitôt ; on ne le distingua plus.

D’ailleurs, aucune voile en vue, aucune fumée. — Et pour le moment, ils aimaient presque mieux cela : ils avaient grande crainte de ces sauveteurs anglais qui viennent de force vous tirer de peine à leur manière, et dont il faut se défendre comme de pirates.

Ils se démenaient tous, changeant, chavirant l’arrimage. Turc, leur chien, qui ne craignait pourtant pas les mouvements de la mer, était très émotionné lui aussi par cet incident : ces bruits d’en dessous, ces secousses dures quand la houle passait, et puis ces immobilités, il comprenait très bien que tout cela n’était pas naturel, et se cachait dans les coins, la queue basse.

Après, ils amenèrent des embarcations pour mouiller des ancres, essayer de se déhaler, en réunissant toutes leurs forces sur des amarres — une rude manœuvre qui dura dix heures d’affilée ; — et, le soir venu, le pauvre bateau, arrivé le matin si propre et pimpant, prenait déjà mauvaise figure, inondé, souillé, en plein désarroi. Il s’était débattu, secoué de toutes les manières, et restait toujours là, cloué comme un bateau mort.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

La nuit allait les prendre, le vent se levait et la houle était plus haute ; cela tournait mal quand, tout à coup, vers six heures, les voilà dégagés, partis, cassant les amarres qu’ils avaient laissées pour se tenir… Alors on vit les hommes courir comme des fous de l’avant à l’arrière en criant :

— Nous flottons !

Ils flottaient en effet ; mais comment dire cette joie-là, de flotter ; de se sentir s’en aller, redevenir une chose légère, vivante, au lieu d’un commencement d’épave qu’on était tout à l’heure !…

Et, du même coup, la tristesse d’Yann s’était envolée aussi. Allégé comme son bateau, guéri par la saine fatigue de ses bras, il avait retrouvé son air insouciant, secoué ses souvenirs.

Le lendemain matin, quand on eut fini de relever les ancres, il continua sa route vers sa froide Islande, le cœur en apparence aussi libre que dans ses premières années.

XIII


. . . . . . . . . . . . . . . . .

On distribuait un courrier de France, là-bas, à bord de la Circé, en rade d’Ha-Long, à l’autre bout de la terre. Au milieu d’un groupe serré de matelots, le vaguemestre appelait à haute voix les noms des heureux, qui avaient des lettres. Cela se passait le soir, dans la batterie, en se bousculant autour d’un fanal.

— « Moan, Sylvestre ! » — Il y en avait une pour lui, une qui était bien timbrée de Paimpol, — mais ce n’était pas l’écriture de Gaud. — Qu’est-ce que cela voulait dire ? Et de qui venait-elle ?

L’ayant tournée et retournée, il l’ouvrit craintivement.

Ploubazlanec, ce 5 mars 1884.
« Mon cher petit-fils, »

. . . . . . . . . . . . . . . . .

C’était bien de sa bonne vieille grand’mère ; alors il respira mieux. Elle avait même apposé au bas sa grosse signature apprise par cœur, toute tremblée et écolière : « Veuve Moan. »

Veuve Moan. Il porta le papier à ses lèvres, d’un mouvement irréfléchi, et embrassa ce pauvre nom comme une sainte amulette. C’est que cette lettre arrivait à une heure suprême de sa vie : demain matin, dès le jour, il partait pour aller au feu.

On était au milieu d’avril ; Bac-Ninh et Hong-Hoa venaient d’être pris. Aucune grande opération n’était prochaine dans ce Tonkin, — pourtant les renforts qui arrivaient ne suffisaient pas, — alors on prenait à bord des navires tout ce qu’ils pouvaient encore donner pour compléter les compagnies de marins déjà débarquées. Et Sylvestre, qui avait langui longtemps dans les croisières et les blocus, venait d’être désigné avec quelques autres pour combler des vides dans ces compagnies-là.

En ce moment, il est vrai, on parlait de paix ; mais quelque chose leur disait tout de même qu’ils débarqueraient encore à temps pour se battre un peu. Ayant arrangé leurs sacs, terminé leurs préparatifs, et fait leurs adieux, ils s’étaient promenés toute la soirée au milieu des autres qui restaient, se sentant grandis et fiers auprès de ceux-là ; chacun à sa manière manifestait ses impressions de départ, les uns graves, un peu recueillis ; les autres se répandant en exubérantes paroles.

Sylvestre, lui, était assez silencieux et concentrait en lui-même son impatience d’attente ; seulement quand on le regardait, son petit sourire contenu disait bien : « Oui, j’en suis en effet, et c’est pour demain matin. » La guerre, le feu, il ne s’en faisait encore qu’une idée incomplète ; mais cela le fascinait pourtant, parce qu’il était de vaillante race.

… Inquiet de Gaud, à cause de cette écriture étrangère, il cherchait à s’approcher d’un fanal pour pouvoir bien lire. Et c’était difficile au milieu de ces groupes d’hommes demi-nus, qui se pressaient là, pour lire aussi, dans la chaleur irrespirable de cette batterie…

Dès le début de sa lettre, comme il l’avait prévu, la grand’mère Yvonne expliquait pourquoi elle avait été obligée de recourir à la main peu experte d’une vieille voisine :


« Mon cher enfant, je ne te fais pas écrire cette fois par ta cousine, parce qu’elle est bien dans la peine. Son père a été pris de mort subite, il y a deux jours. Et il paraît que toute sa fortune a été mangée, à de mauvais jeux d’argent qu’il avait faits cet hiver dans Paris. On va donc vendre sa maison et ses meubles. C’est une chose à laquelle personne ne s’attendait dans le pays. Je pense, mon cher enfant, que cela va te faire comme à moi beaucoup de peine.

» Le fils Gaos te dit bien le bonjour ; il a renouvelé engagement avec le capitaine Guermeur, toujours sur la Marie, et le départ pour l’Islande a eu lieu d’assez bonne heure cette année. Ils ont appareillé le 1er du courant, l’avant-veille du grand malheur arrivé à notre pauvre Gaud, et ils n’en ont pas eu connaissance encore.

» Mais tu dois bien penser, mon cher fils, qu’à présent c’est fini, nous ne les marierons pas ; car ainsi elle va être obligée de travailler pour gagner son pain… »


… Il resta atterré ; ces mauvaises nouvelles lui avaient gâté toute sa joie d’aller se battre…