Pêcheurs de perles/XVIII

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Albin Michel (p. 219-228).


XVIII

OÙ L’ON SE ROULE
xxxxxxxxx DANS LES PERLES




Ici, les bateaux ne s’appellent plus sambouks. Ils sont de trois sortes et voici leurs noms : le boom, le jolyboat et le batteel. Le boom relève le nez, le jolyboat a le nez droit, le batteel a le nez rond, rond comme une truffe ou comme une perle, à votre choix.

Savez-vous ce qui se passe dans le golfe Persique ? Une chose révoltante. Plus de vingt-cinq sources d’eau douce y jaillissent dans la mer. Tandis que les hommes, à terre, n’ont que de l’eau salée à boire, les huîtres, sur leurs bancs, ingurgitent de l’eau douce ! Et c’est cela, paraît-il, qui donne un si beau teint aux perles de Bahrein. Moins d’éclat sur les lou-lou, un peu plus de rose à mes joues cela ferait peut-être mieux l’affaire !

Ce matin, à 6 heures, nous nous réveillâmes dans la seconde île, à Manama. Nous chantions comme des rossignols ayant trouvé une bonne branche. Le mystérieux compagnon avait découvert le vrai Nacri. La maison servait de proue à l’île, autant dire qu’on avait une jolie vue. Booms, jolyboats, batteels voguaient déjà vers la Fortune. Un vieux soldat, pieds nus, mais bigrement bien équipé, monta l’échelle qui servait d’escalier à notre belvédère. Il entra dans la pièce où nous chantions, chercha le meilleur siège et s’y assit.

Voilà un homme qui pourra témoigner de notre habileté à enfiler nos chaussettes. Rien ne lui échappa de notre toilette. Parions qu’il saurait dire où nous avons un grain de beauté. L’homme d’arme ne me gênait pas du tout. Peut-être était-il chez lui, d’ailleurs…

Voyant que nous étions prêts, il se leva.

Sobah al-rheir ! (le bonheur, ce matin !) dit-il.

Sobah al-rheir !

Puis il s’expliqua. Il devait nous conduire à la police. À la police ? Avec plaisir… Nous irons même à la prison, s’il le faut… Vois-tu, vieux soldat, nous sommes comme un bateau qui sort de l’aciérie : cuirassés.

Nacri, l’hôte, apparut. Il faisait une certaine petite tête. Cet honnête homme héberge deux inconnus et, le lendemain, la gendarmerie en prend livraison. Que voulez-vous, monsieur Nacri, le sommeil et la faim font les gens sans vergogne !…

C’était l’Intelligence Service qui nous cueillait.

Bahrein appartient à un cheikh, Les Persans assurent que le lieu devrait leur revenir. Pour couper court, les Anglais ont mis le pied dessus.

C’est dans l’autre île, l’île capitale, que l’empire britannique allait régler notre compte.

On traversa à la voile.

Et l’on nous conduisit au poste. Là, le maréchal des logis nous fit asseoir d’autorité sur un banc de bois. C’était du bon bois, dur aux fesses… Nous ne bougeâmes plus.

— À quoi pensez-vous, mon ami ?

— Je pense, ô Chérif, que, si je conservais en voyage l’habitude de me lever à midi, je ne serais pas aux arrêts dès 8 heures du matin…

Subitement, la garde prit les armes. M.  le captain anglais franchissait le seul du gourbi. Il nous vit, s’arrêta, nous examina. Nous, sur notre banc, on s’en moquait complètement. L’embarras du captain était considérable. Comme nous continuions à faire les idiots, il prit un siège et s’installa face, à nous. Il ne savait pas quoi nous dire. Nous lui tendîmes nos mains pour les menottes. À la fin, il fallut bien rire en chœur. S’il avait su que nous étions des Français, il serait lui-même venu nous rendre visite. Oui ! mon captain chéri ! Pourquoi, diable ! étions-nous habillés comme ça ? On nous avait signalés à lui comme deux fameux maîtres arabes venus à Bahrein faire chanter le cheikh. Il était, en tout cas, satisfait de nous voir. Quand on est l’œil britannique, on aime bien regarder le pauvre monde qui passe.

Bahrein n’existe que par les lou-lou. On ne construit de bateaux, on ne coud de voiles, on n’ouvre de boutiques, on ne s’agite, on ne part en mer, on ne revient à terre, on ne met les mains dans ses poches, on ne les sort, on ne les remet que pour la perle.

C’est la reine : chacun la sert.

Le cheikh en vit. Sans la perle, pas d’argent, pas d’importations, pas de droits de douane, seule ressource du trésor. Sans elle, pas de commerce, pas de spéculations, pas d’usure… Pas de riz pour les pêcheurs, pas de sacs de roupies pour les effendis, pas de lévriers bleus pour le sultan. Cinq cents bateaux immatriculés… Quinze mille plongeurs numérotés. Tous les mâles du pays ont la pince au nez ou le petit nœud de calicot rouge à la main.

Voilà sept ans, Bahrein était aux Bédouins, la mer entrait dans la ville, les maisons entraient dans la terre ; c’était inhabitable. La capitale des perles tenait le milieu entre un marché de cacahuètes et un campement d’hommes sous-marins.

Aujourd’hui, sur la partie arrachée à la mer, des immeubles de quatre étages attendent d’avoir des toits, des portes et peut-être des fenêtres ; des tonneaux d’arrosage, dignes de grands boulevards, essayent en vain de forcer les ruelles ; quant à l’électricité, qui n’a, ici, que trois mois d’âge, on comprendra qu’elle ne marche pas toute seule !

Venant d’Arabie, de Perse, des Indes, voici les acheteurs : les towasha, chacun revêtu de son costume national, l’Hindou aux cuisses nues relevant de deux doigts dégoûtés le pan de sa fine chemise ; l’Arabe grêlé, son double boudin de laine couronnant son front ; le Persan avec sa casquette de bazar. Ils traversent les ruelles, silencieux et rapides comme des rats, sautant d’une boutique dans une autre, rongeant du bout de leurs doigts les petits calicots rouges. Ils palpent les perles, en mordent quelques-unes, les contemplent dans le creux de leur main, les font sauter, les déposent sur la table, se lèvent pour les regarder de loin, les reprennent, mettent le nez dessus. On dirait qu’ils les sentent. C’est une auscultation en règle : toussez ! Plus fort ! Plus doucement ! Arrêtez-vous ! Tournez-vous ! Respirez ! La tare ne leur échappera pas.

Ils vont aussi en mer prendre la marchandise au nid, sur les booms pêcheurs. Dans ce cas, la concurrence à l’achat n’est pas admise. Lorsqu’un towasha se trouve à bord d’un boom, aucun autre towasha ne doit y monter. Les derniers attendent à distance décente que le collègue ait terminé son affaire.

Les ventes importantes se font à terre. Les Arabes, les Persans, les Hindous, ces rats à l’affût, ne sont tout juste que de la poussière. Quatre grands seigneurs, de Paris planent sur le marché : Rosenthal et Pack, Mohamed Ali et Bienenfeld. Ces noms sont inscrits dans le ciel. Quand les plongeurs remontent de la plongée, quand les nakudas arment les booms, quand les petits acheteurs débarquent, quand les courtiers se réveillent, tous répètent les yeux levés : Rosenthal et Pack, Mohamed Ali et Bienenfeld.

Voici les courtiers. Dès qu’une grosse perle revient d’un boom, regardez-les courir, vous en aurez chaud pour eux. Ils la portent chez le représentant de Pack ou chez celui de Bienenfeld. Si l’un accepte d’examiner l’objet on dit qu’il a scellé la perle. Le lendemain fait-il une offre ferme, un procès-verbal en trois exemplaires est rédigé ; poids de la perle, ses caractéristiques, somme offerte. L’offrant garde un feuillet, le courtier l’autre, le troisième reste avec la perle. Il n’est plus que d’attendre la réponse du seigneur et le consentement du patron du boom.

Peu de cas de tromperie, encore moins de vol. Des malheureux, des faillis notoires courent tout le jour avec des lots valant deux ou trois laks de roupies, deux ou trois cent mille roupies, bien près de deux et bien près de trois millions. Aucun ne dépose de caution, aucun n’est assermenté. Cercle trop étroit ? Honnêteté ?

Voici… Comment appeler ceux-ci ? Des marieurs de perles. Charges de composer un collier, ils s’en vont à travers Bahrein, comme des poètes cherchant une rime. Ils se feront sûrement écraser un jour, le jour où les voitures, ayant maigri, pénétreront dans ces ruelles. Voyons ! Où donc ont-ils vu, l’autre semaine, une perle qui rimerait richement avec celle qu’ils ont dans la main ? Ayant trouvé, ils se précipitent, on leur montre l’objet. L’imagination est décevante. La perle n’est pas tout à fait du même lait. Ils s’assoient, s’accoudent, posent leur front entre leurs dix doigts. Ils cherchent. Ils ont parfaitement dans la tête la perle qu’il faudrait. La trouveront-ils ? Ils se lèvent et s’en vont doucement, pensifs, torturés, angoissés.

Des intermédiaires, des courtiers, suivent les deux étrangers que nous sommes. Serions-nous des acheteurs ? Ils nous mettent des calicots rouges dans les mains. Il faut les prendre ou c’est la lutte. Je me promène peut-être avec 100.000 francs de perles. Toutes les jolies femmes n’en pourraient dire autant !

Nous entrons dans un gourbi, un café, paraît-il. Vingt marchands nous y pressent. Les calicots rouges pleuvent sur nous. Nous gagnons le divan et dénouons les étoffes. Les perles s’en échappent. Nous pataugeons dedans ainsi que des… Comment vont-ils retrouver leur bien, tous ces malheureux ? Ils reconnaissent leurs perles comme un chien reconnaît son maître.

Une heure entière nous nous roulons dans la fortune. Et nous partons, car ces choses-là, n’est-ce pas, demandent réflexion…

380 millions de francs ont été tirés du golfe l’année dernière.

La plus belle perle de la saison 1929 fut vendue à l’un des quatre seigneurs, un million cinq cent mille francs. Cette année, la pêche n’est pas terminée. Le gros lot n’est que de sept cent mille francs. Alors nous allons attendre… On signale deux autres lou-lou intéressantes, cent cinquante mille et cent trente mille francs. Mais ne désespérez point, mesdames : les poumons des plongeurs n’ont pas encore tous éclaté !