Pêcheurs de perles/XX

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Albin Michel (p. 242-255).


XX

DU SANG SUR LE TAS




Talea Hamoud be qader ! (Que l’ancre vienne par la force de Dieu !)

Trente hommes, le visage contracté, tirent sur la corde. Et l’ancre vient.

Akoume Bela ! Nous partons, par Dieu !

M’da-o-cé, Hâ ia m’da-o-cé. Il paraît que cela signifie : nous travaillons en piétinant.

Ils piétinent, c’est vrai, tirant l’ancre, hissant la voile.

Nous t’attachons à l’arbre mort.

Ils parlent de la voile, l’arbre mort, c’est le mât.

Pour nous conduire à la fortune.

Ainsi avec eux tous : le nakuda, le Jeudi, les plongeurs, les hisseurs, les radifs, ai-je, au coucher du soleil, quitté Bahrein pour le Chati.

Minuit. Soixante milles parcourus. Le banc est atteint. L’ancre est lâchée.

Ils sont quatre-vingt-douze sur le boom. À trente-cinq, ils seraient à l’aise. Couchés partout, face au ciel, l’un contre l’autre, ils dorment.

Arabes, persans, nègres.

C’est la galère. Tout ne marche que par leurs mains.

Ils dorment.

Le Jeudi (commandant en second) est debout, seul, fumant à l’avant. D’autres lumières, au loin : d’autres booms sur le banc.

Pas de brume, pas de vent, le bateau fantôme ne passera pas cette nuit…

Cinq heures du matin. D’une trique ferme, le Jeudi frappe le plancher du pont, comme pour faire taire des gens en dessous. C’est le réveil.

Ils ont dormi enroulés dans une étoffe. Ils la rejettent. Les voici en pagne. Les rhecs, les plongeurs, mettent la sftam à leur cou (la pince). Elle pend sur leur poitrine comme un fétiche. Les radifs (apprentis), les tababs (les bleus) roulent les plombs vers tribord et vers bâbord, les plombs (aghiar) que les rhecs s’attacheront aux pieds. Les sebs (les tireurs) placent les rames parallèlement à la mer.

— Alors, on reste là, nakuda ?

Hair ! Ce seul mot veut dire que nous sommes bien à l’endroit de la plongée : Hair !

Les Arabes ont un bonnet de toile sur la tête ; les nègres, le crâne nu.




« La corde les tire comme des noyés. Un bruit de soie qu’on déchire. La tête passe la première, une épaule, puis un bras… »

Le jus de cardamome chauffe sur un feu de camp, dans deux cafetières à bec d’aigle. Rhecs, sebs, radifs, tababs s’approchent. Ils se repassent la même petite tasse. L’entrain est général. L’atmosphère n’est pas d’un bagne. Ils rient. Voilà le métier qu’ils aiment. Et ces Persans maudits qui voulaient introduire le scaphandre !

Seh ! Seh (Travaillez ! Travaillez !) crie le nakuda.

Aie ! ya Allah ! (Lui ! ô Dieu !) lance le Jeudi.

La foule répond : Sal ou salam alek ya rasoul Allah ! (Salut sur vous ô envoyé de Dieu !) Les plongeurs enjambent le boom, chevauchent les rames, se laissent glisser le long de la corde. Et là, ils font leur toilette, se lavant le visage, se frottant le corps sous l’eau. Neuf de chaque côté : la grande équipe.

Seh ! Seh !

Ils se pincent le nez et disparaissent.

Le plus émouvant n’est pas quand ils plongent, c’est quand ils remontent. Ils ne reviennent pas verticalement, mais inclinés, en ligne oblique, un flanc appuyé à l’eau, les yeux fermés, le nez pincé. Ce matin, l’eau est turquoise, très claire. On les aperçoit alors qu’ils sont encore immergés.

Aucun mouvement de nage. La corde les tire comme des noyés. Un bruit de soie qu’on déchire. La tête passe la première, une épaule, puis un bras. Leur crâne rasé ruisselle. Chacun se raccroche à la corde avec un air de souffrance. Ils arrachent la pince. Du pouce et de l’index, ils pressent leurs yeux fermés, comme pour en exprimer un mal ; ensuite, ils passent leur main sur leur visage, par-dessus leur tête, comme un chat qui se nettoie quand on attend une visite. Ils soufflent et replongent.

Les voici maintenant sur le bateau. C’est l’heure du repos. Nous nous asseyons au milieu d’eux.

— Demandez-leur s’ils sont fatigués.

Ils rient. Ils ne sont pas fatigués.

Le chahb, le banc, était à douze mètres.

— Qu’éprouvent-ils, quand ils sont en dessous ?

Ils rient. Je n’ai qu’à me pincer le nez une minute cinquante, deux minutes, et je verrai. J’essaye. Au bout de trente-cinq secondes, mon cœur frappe. Je deviens rouge. Je lâche la vanne : je veux, dire que j’ouvre la bouche. Ils rient !

— Ils disent que vous n’avez pas de dispositions.

L’un d’eux appelle un radif, un gars de quatorze ans, qui n’a pas encore plongé. Il lui met l’os sur le nez. Je compte les secondes. Le radif tient une minute vingt. L’équipe le félicite.

— Il va bientôt être bon, alors ?

— Ils disent que l’épreuve de la pression est bien plus dure.

J’ai oublié de dire que, sur les dix-huit rhecs, onze étaient sourds. Cela ne faisait pas l’affaire de mon mystérieux compagnon qui, d’habitude, parle une sourdine aux lèvres.

— Demandez au petit s’il veut devenir rhec.

— Bien sûr !

— Mais tu seras sourd comme tous ceux-là et tes yeux te feront mal.

Il rit.

— Ouvrent-ils les yeux dans l’eau ?

— Ils ouvrent les yeux et ils voient très bien.

— Ça ne les brûle pas ?

— Un peu.

— Comment font les aveugles ?

— Ils promènent leur main sur le banc ; ils ne se trompent pas. Ils ne remontent jamais du corail pour une huître.

— Sont-ils beaucoup à plonger ?

— Pas beaucoup. Ils plongent surtout pendant qu’ils perdent la vue. Après, les nakudas ne les embarquent plus.

— Pourquoi ne veulent ils pas essayer le scaphandre ?

Les rhecs s’animèrent. Chérif mit un temps à démêler leurs réponses. Ils étaient quinze mille pêcheurs à Bahrein. Y aurait-il quinze mille machines ? Cent scaphandres, peut-être. Les scaphandriers resteraient longtemps sous l’eau, dépeupleraient les bancs. Comment vivraient les autres ?

Je ne pouvais cependant pas leur dire qu’ils mouraient, surtout !

Seh ! Seh ! (Travaillez ! Travaillez !) Ils bondirent à la relève.

Vers dix heures, un rhec qui, pendu à sa corde, reprenait haleine laissa sa tête tomber sur l’eau, comme si l’eau était un oreiller. Son voisin nagea vers lui, le soutint. Les tireurs, toujours attentifs, passèrent sur la rame, saisirent le malade sous les aisselles et le ramenèrent sur le boom. Il avait perdu connaissance. Du sang lui sortait par les oreilles. On le coucha sur le pont, à l’ombre d’une toile, près de poissons jetés sur le feu de camp et qui cuisaient en vrac.

— Il faut le mener au boom-hôpital.

— Il n’est pas malade, répondit le patron.

— Peut-être l’est-il un peu ?

— Non ! c’est un jeune rhec.

— Je le vois.

— Ce n’est pas de la maladie.

— Qu’est-ce alors ?

— Il dit, fit Chérif Ibrahim, que c’est de la jeunesse.

— Ah ! bien !

Seh ! Seh !

Les rhecs replongèrent et les hisseurs rehissèrent.

Pendant le rôss, un boom-hôpital croise sur le Chati. Les nakudas savent où il est. On n’y soigne ni la conjonctivite, ni les syncopes, ni l’éclatement des vaisseaux du poumon, ni la teigne, autant de choses qui ne sont pas des maladies, mais des obligations professionnelles. Le boom-hôpital n’est que pour les accidents. Il se balançait, ce matin, à trois quarts d’heure de nous. Un jolyboat nous y conduisit. Le docteur était hindou et lisait un roman d’aventures ! Deux blessés seulement. L’un par une lorma, une raie. L’autre par le poisson-scie, qui lui avait ouvert la cuisse jusqu’à l’os. Le premier avait arraché une huître à son rocher, quand la raie, en colère, se hérissa. Il l’avait vue, mais il fut comme déporté sur elle par un courant sous-marin. Elle lui piqua toutes ses aiguilles dans son flanc gauche. Il eut mal jusqu’aux larmes. Mais il n’était qu’à neuf mètres sous l’eau. Le hisseur sentit qu’il s’affaissait, et le remonta. À vingt ans ce garçon avait déjà pleuré au fond de la mer !

L’autre était touché moralement. Il parla moins de son mal que de sa peur.

— Quelle longueur avait-il, votre poisson ?

— Plus grand que moi, répondit-il.

Il le vit venir, sa scie en avant, tout blanc.

— Il répète cela tout le temps, fit le médecin, il croit qu’il était tout blanc.

— Raconte.

— Il fonça sur moi, tout blanc. Il avait les yeux du démon. Je n’ai pas vu sa bouche. Il m’a scié là.

Il montrait sa cuisse.

— Laissons-le, fit l’Hindou. Celui-là est assez malade. Je le ferai porter à terre.

En terre, probablement !

À deux heures de l’après-midi, nous étions à vingt milles de notre premier boom. Un spectacle nous avait attirés là. Des audacieux plongeaient à vingt-trois mètres, en chemise noire. De grands rhecs.

Sept rhecs, deux hisseurs par rhec, trente hommes en tout. Le premier que je pris à la montre ne reparut que deux minutes vingt secondes après sa plongée. Il se défit de la pince, ouvrit la bouche et lâcha une plainte qui sonna comme une délivrance. Penchés, les hisseurs ne perdaient pas une vibration des cordes. Pas un mot, pas un mouvement sur cette galère. Un silence de drame. L’un remonta, revint sur le boom, sans aide, seul, flageolant un peu. Le sang lui pissait du nez et des oreilles. Il se secoua. On lui donna un citron qu’il suça. Et il redescendit. C’était une vision farouche. Sept hommes, espoirs de vingt-trois autres, forçaient la Fortune.

Sur ce banc à requins, personne ne s’était aventuré depuis quatre ans. Un rhec, à cette époque, avait laissé son pied dans la gueule de l’un de ces messieurs. Les huîtres avaient eu le temps de baver, là-dessous !

Revenus à la surface, les condamnés en chemise noire restaient pendus jusqu’à sept minutes à leur corde. L’un mit neuf minutes avant de repiquer. Et dès que les têtes surgissaient à nouveau, les plaintes, l’une après l’autre, couraient le Chati !

Quand, à quatre heures, ils vinrent s’affaler sur le boom, aucune équipe ne les remplaça aux cordes.

Ils avaient ramené soixante-sept huîtres.

Demain dira si les coquilles renferment du bonheur pour les dames.

Aujourd’hui, il y a du sang sur le tas.


LA GALÈRE AUX PERLES
C’était Barira, le lever de l’ancre.xxxxxxxxLes tireurs, toujours attentifs.