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P’tit Bonhomme/Deuxième partie/Chapitre 11

La bibliothèque libre.
Hetzel (p. 375-387).

XI

le bazar des « petites poches ».


Notre héros avait alors onze ans et demi, Bob en avait huit — deux âges qui, ensemble, n’auraient pas même donné la majorité légale. P’tit-Bonhomme lancé dans les affaires, fondant une maison de commerce… Il fallait être Grip, c’est-à-dire une créature qui l’aimait d’une affection aveugle, irraisonnée, pour croire qu’il réussirait dès son début, que son négoce prendrait peu à peu de l’extension, qu’enfin il ferait fortune !

Ce qui est certain, c’est que, deux mois après l’arrivée des deux enfants dans la capitale de l’Irlande, le quartier de Saint-Patrick possédait un bazar, qui avait le privilège d’attirer l’attention — l’attention et aussi la clientèle du quartier.

N’allez pas chercher ce bazar dans une de ces rues pauvres des des Libertés, qui s’entrecroisent autour de Saint-Patrick Street. P’tit-Bonhomme avait préféré se rapprocher de la Liffey, s’établir dans Bedfort Street, le quartier du bon marché, où l’on fait emplette, non du superflu, mais du nécessaire. Il y a toujours des acheteurs pour les articles usuels, s’ils sont de bonne qualité et à des prix abordables. C’est ce que la « grande expérience commerciale » du jeune patron lui avait appris, lorsqu’il promenait sa charrette le long des rues de Cork, puis à travers les comtés du Munster et du Leinster.

Un vrai magasin, ma foi, et celui-là, Birk le surveillait avec la fidélité d’un chien de garde, au lieu de le traîner avec la résignation d’un baudet. Une enseigne alléchante : Aux petites poches — humble invitation qui s’adressait au plus grand nombre, et au-dessous : Little Boy and Co.

Little Boy, c’était P’tit-Bonhomme. And Co, c’était Bob… et Birk aussi sans doute.

La maison de Bedfort Street se composait de plusieurs appartements, répartis sur trois étages. Le premier étage était occupé par le propriétaire en personne, M. O’Brien, négociant en denrées coloniales, actuellement retiré des affaires après fortune faite, un robuste célibataire de soixante-cinq ans, qui avait la réputation d’un brave homme et qui la méritait. M. O’Brien ne laissa pas d’être fort surpris, lorsqu’il entendit un enfant de onze ans et demi lui proposer de louer l’un des magasins du rez-de-chaussée, vacant depuis quelques mois déjà. Mais comment n’eût-il pas été satisfait des réponses sages et pratiques qu’il fit aux questions posées ? Comment n’aurait-il pas éprouvé une réelle sympathie à l’égard de ce garçon, qui lui demandait de consentir un bail, dont il offrait de payer une année d’avance ?

Il ne faut pas oublier que le héros de ce roman — et non un héros de roman, ne point confondre — paraissait plus âgé qu’il n’était, grâce au développement de sa taille, à la carrure de ses épaules. Cela dit, quand bien même il aurait eu quatorze ou quinze ans, est-ce qu’il n’était pas trop jeune pour entreprendre un commerce, fonder un magasin, même sous cette modeste enseigne : Aux petites poches ?
le rayon des jouets se vidait en quelques heures. (Page 380.)
Toutefois, M. O’Brien n’agit pas comme d’autres eussent peut-être agi de prime abord. Ce garçon, proprement habillé, se présentant, avec une certaine assurance, s’expliquant d’une façon convenable, il ne l’éconduisit pas, il l’écouta jusqu’au bout. L’histoire de ce pauvre abandonné, sans famille, ses luttes contre la misère, les épreuves auxquelles il avait été soumis, son commerce de journaux et brochures à Cork, sa tournée foraine jusqu’à la capitale, tout ce récit l’intéressa vivement. Il reconnut chez P’tit-Bonhomme des qualités si sérieuses, il l’entendit raisonner avec tant de clarté et de bon sens, en s’appuyant sur des arguments solides, il vit dans son passé — le passé d’un enfant de cet âge ! — des garanties si sûres pour l’avenir, qu’il fut absolument séduit. L’ancien négociant fit donc bon accueil à P’tit-Bonhomme, il lui promit de l’aider de ses conseils à l’occasion, sa résolution étant prise de suivre de près les essais de son jeune locataire.

Le bail signé, une année payée d’avance, c’est ainsi que P’tit-Bonhomme devint l’un des patentés de Bedfort Street.

Le rez-de-chaussée, loué par Little Boy and Co., se composait de deux pièces, l’une sur la rue, l’autre sur une cour. La première devait servir de magasin, la seconde de chambre à coucher. En retour, s’ouvrait un étroit cabinet et une cuisine, avec fourneau au coke, destinée à la cuisinière, le jour où P’tit-Bonhomme en prendrait une. On n’en était pas là. Pour ce qu’il leur fallait de nourriture, à deux, c’eût été une dépense inutile. Ils mangeraient quand ils auraient le temps, lorsqu’il n’y aurait plus de clientèle à servir. Avant tout, la clientèle.

Et pourquoi la clientèle n’aurait-elle pas fréquenté ce magasin aménagé avec tant de soin, disposé avec tant d’intelligence et de propreté ? Il offrait un grand choix d’articles. Sur l’argent qui lui restait, après avoir payé son bail, notre jeune patron avait acheté comptant, chez les marchands en gros ou chez les fabricants, les objets rangés sur les tables et sur les rayons du bazar des Petites poches.

Et, d’abord, la salle de vente du quartier avait fourni à bon marché six chaises et un comptoir…

Oui, un comptoir, avec cartons étiquetés et tiroirs fermant à clef, pupitre, plumes, encrier et registres. Quant au mobilier de l’autre chambre, il comprenait un lit, une table, une armoire destinée aux habits et au linge, enfin le strict nécessaire, rien de plus. Et pourtant, des cent cinquante livres apportées à Dublin et qui formaient le capital disponible, les deux tiers avaient été dépensés. Aussi n’était-il que prudent de ne pas aller au-delà et de se garder une réserve. Les marchandises qui s’écouleraient seraient remplacées au fur et à mesure, de manière que le bazar fût toujours approvisionné.

Il va de soi que la comptabilité tenue avec une parfaite régularité exigeait le journal pour les ventes quotidiennes, puis le grand-livre — le grand-livre de P’tit-Bonhomme ! — où les opérations devaient être balancées, afin que l’état de la caisse — la caisse de P’tit-Bonhomme ! — fût vérifié chaque soir. M. O’Bodkins, de la ragged-school, n’aurait pas fait mieux.

Et maintenant, que trouvait-on au bazar de Little Boy ?… Un peu de tout ce qui était de vente courante dans le quartier. Si le papetier n’offre au client que de la papeterie, le quincaillier que de la quincaillerie, le ferronnier que de la ferronnerie, le libraire que de la librairie, ici notre jeune marchand s’était ingénié à fusionner les articles de bureau, les ustensiles de ménage, les bouquins à l’usage de tous, almanachs et manuels, etc. On pouvait se fournir aux Petites poches sans grande dépense, à prix fixe, ainsi que l’indiquaient les pancartes de la devanture. Puis, à côté du rayon des choses utiles, se dressait le rayon des jouets, bateaux, râteaux, pelles, balles, raquettes, crockets et tennis pour tous les âges — de cinq ans jusqu’à douze, s’entend, et non ce qui convient aux gentlemen majeurs du Royaume-Uni. Voilà un rayon que Bob aimait à surveiller, un étalage qu’il aimait à disposer ! Avec quel soin il époussetait ces jouets que la main lui démangeait de manier, les bateaux surtout — des bateaux de quelques pence. Hâtons-nous d’ajouter qu’il se fût bien gardé de défraîchir la marchandise de son patron, lequel ne plaisantait pas et lui répétait :

« Sois sérieux, Bob ! Si tu ne l’es pas, c’est à croire que tu ne le seras jamais ! »

En effet, Bob allait sur ses huit ans, et si l’on n’est pas raisonnable à cet âge-là, c’est qu’on ne devra jamais l’être.

Il n’y a pas lieu de suivre jour par jour les progrès que le bazar de Little Boy and Co fit dans l’estime et aussi dans la confiance du public. Qu’il suffise de savoir que le succès de cette entreprise se déclara très promptement. M. O’Brien fut émerveillé des dispositions que son locataire montrait pour le commerce. Acheter et vendre, c’est bien, mais savoir acheter et savoir vendre, c’est mieux : tout est là. Telle avait été la méthode de l’ancien négociant pendant nombre d’années, opérant avec grand sens et grande économie, en vue d’édifier sa fortune. Il est vrai, c’était à vingt ou vingt-cinq ans qu’il avait commencé — non à douze. Aussi, partageant à cet égard les idées de ce brave Grip, entrevoyait-il, en ce qui concernait P’tit-Bonhomme, une fortune rapidement faite.

« Surtout ne va pas trop vite, mon garçon ! ne cessait-il de lui dire à la fin de chaque entretien.

— Non, monsieur, répondait P’tit-Bonhomme, j’irai doucement, prudemment, car j’ai une longue route à parcourir, et il faut ménager mes jambes ! »

Il importe d’observer — afin d’expliquer cette réussite un peu extraordinaire — que la renommée des Petites Poches s’était répandue à tire-d’aile à travers toute la ville. Un bazar, fondé et tenu par deux enfants, un chef de maison, à l’âge où l’on est à l’école, et un associé — and Co — à l’âge où l’on joue aux billes, n’était-ce pas là plus qu’il ne fallait pour forcer l’attention, attirer la clientèle, mettre l’établissement à la mode ? P’tit-Bonhomme, d’ailleurs, n’avait point négligé de faire dans les gazettes quelques annonces qu’il dut payer à tant la ligne. Mais ce fut sans bourse délier qu’il obtint des articles sensationnels en première page de la Gazette de Dublin, du Freeman’s Journal, et autres feuilles de la capitale. Les reporters ne tardèrent pas à s’en mêler, et Little Boy and Co — oui ! Bob lui-même ! — furent interwievés avec autant de minutie que l’excellent M. Gladstone. Nous n’allons pas jusqu’à dire que la célébrité de P’tit-Bonhomme balança celle de M. Parnell, bien que l’on parlât beaucoup de ce jeune négociant de Bedfort Street, de sa tentative qui ralliait toutes les sympathies. Il devint le héros du jour, et — ce qui était d’une tout autre importance — on rendit visite à son bazar.

Inutile de dire avec quelle politesse, avec quelle prévenance était accueillie la clientèle, P’tit-Bonhomme, la plume à l’oreille, ayant l’œil à tout, Bob, la mine éveillée, les yeux pétillants, la chevelure bouclée, une vraie tête de caniche, que les dames caressaient comme celle d’un toutou ! Oui ! de vraies dames, des ladies et des misses, qui venaient de Sackeville Street, de Rutland Place, des divers quartiers habités par le beau monde. C’est alors que le rayon des jouets se vidait en quelques heures, voitures et brouettes prenant la route des parcs, bateaux se dirigeant vers les bassins. Par Saint-Patrick ! Bob ne chômait pas. Les babys, frais et rosés, enchantés d’avoir affaire à un marchand de leur âge, ne voulaient être servis que de ses mains.

Ce que c’est que la vogue, et comme le succès est certain, à la condition qu’elle dure ! Durerait- elle, celle de Little Boy and Co ? En tout cas, P’tit-Bonhomme n’y épargnerait ni son travail ni son intelligence.

Il est superflu d’ajouter que, dès l’arrivée du Vulcan à Dublin, la première visite de Grip était pour ses amis. Se servir du mot « émerveillé », cela ne suffirait pas pour peindre son état d’âme. Un sentiment d’admiration le débordait. Jamais il n’avait rien vu de pareil à ce magasin de Bedfort Street, et, à l’en croire, depuis l’installation des Petites Poches, Bedfort Street aurait pu soutenir la comparaison avec la rue Sackeville de Dublin, avec le Strand de Londres, avec le Broadway de New-York, avec le boulevard des Italiens de Paris. À chaque visite, il se croyait obligé d’acheter une chose ou une autre pour « faire aller le commerce », qui, d’ailleurs, allait bien sans lui. Un jour, c’était un portefeuille destiné à remplacer celui qu’il n’avait jamais eu. Un autre, c’était un joli brick peinturluré qu’il devait donner aux enfants de l’un de ses camarades du Vulcan, lequel n’avait jamais été père de sa vie. Par exemple, ce qu’il acheta de plus coûteux, ce fut une admirable pipe en fausse écume, munie d’un magnifique bout d’ambre en verre jaune.

Et, de répéter à P’tit-Bonhomme qu’il obligeait à recevoir le prix de ses acquisitions :

« Hein, mon boy, ça va !… Ça va même à plus d’cent tours d’hélice, pas vrai ?… Te v’là commandant à bord des Petites Poches… et tu n’as plus qu’à pousser tes feux !… Il est loin, l’temps où tous deux, nous courions en gu’nilles les rues de Galway… où nous crevions d’faim et d’froid dans le gal’tas d’la ragged-school !… À propos, et c’coquin d’Carker, a-t-il été pendu ?…

— Pas encore, que je sache, Grip.

— Ça viendra… ça viendra, et tu auras soin de m’mett’e à part l’journal qui racont’ra la cérémonie ! »

Puis, Grip retournait à bord, le Vulcan reprenait la mer, et, à quelques semaines de là, on voyait le chauffeur reparaître au bazar, où il se ruinait en nouveaux achats.

Un jour, P’tit-Bonhomme lui dit :

« Tu crois toujours, Grip, que je ferai fortune ?

— Si je l’crois, mon boy !… Comme j’crois que not’camarade Carker finira au bout d’une corde ! »

C’était pour lui le dernier degré de certitude auquel on pût atteindre ici-bas.

« Eh bien, et toi, mon bon Grip, est-ce que tu ne songes pas à l’avenir ?…

— Moi ?… Pourquoi qu’j’y song’rais ?… N’ai-je pas un métier que je n’changerai pas pour n’import’ l’quel ?…

— Un métier pénible, et qu’on ne paie guère !

— Guère ?… Quat’e livres par mois… et nourri… et logé… et chauffé… rôti même des fois !..

— Et dans un bateau ! fit observer Bob, dont le plus grand bonheur eût été de pouvoir naviguer à bord de ceux qu’il vendait aux jeunes gentlemen.

— N’importe, Grip, reprit P’tit-Bonhomme, d’être chauffeur n’a jamais mené à la fortune, et Dieu veut que l’on fasse fortune en ce monde..

— En es-tu si sûr qu’ça ? demanda Grip en hochant la tête. C’est-y dans ses commandements ?…

— Oui, répondit P’tit-Bonhomme. Il veut que l’on fasse fortune non seulement pour être heureux, mais pour rendre heureux ceux qui ne le sont pas, et qui méritent de l’être ! »

Et pensif, l’esprit au loin, peut-être notre jeune garçon voyait-il passer dans son souvenir Sissy, sa compagne au cabin de la Hard, et la famille Mac Carthy, dont il n’avait pu retrouver les traces, et sa filleule, Jenny, tous misérables sans doute… tandis que lui…

« Voyons, Grip, reprit-il, songe bien à ce que tu vas me répondre ! Pourquoi ne restes-tu pas à terre ?…

— Quitter l’Vulcan ?…

— Oui… le quitter pour t’associer avec moi… Tu sais bien… Little Boy and Co ?… Eh bien, And Co n’est peut-être pas suffisamment représenté par Bob… et en t’adjoignant…

— Oh !… mon ami Grip !… répéta Bob. Ça nous ferait tant de plaisir à tous les deux !…

— À moi aussi, mes enfants, répliqua Grip, très touché de la proposition. Mais voulez-vous que j’vous dise ?…

— Dis, Grip.

— Eh bien… j’suis trop grand !

— Trop grand ?…

— Oui !… si on m’voyait dans la boutique, un long flandrin comme moi, ça n’serait plus ça !… Ça n’s’rait plus Little Boy and Co !… Il faut que And Co soit p’tit pour attirer l’monde !… J’déparerais la société… J’vous f’rais du tort !… C’est parce que vous êtes des enfants que vot’ affaire marche si bien…

— Peut-être as-tu raison, Grip, répondit P’tit-Bonhomme. Mais nous grandirons…

— Nous grandissons ! répliqua Bob en se redressant sur la pointe du pied.

— Certain’ment, et mêm’ prenez garde d’pousser trop vite !

— On ne peut pas s’empêcher ! fit observer Bob.

— Non… comm’ de juste… Aussi, tâchez d’avoir fait vot’ affaire pendant qu’vous êtes des boys !… Que diable ! j’ai cinq pieds six pouces, bonn’ mesure, et, au-d’ssus de cinq pieds, on n’est plus prop’à rien dans votre partie ! D’ailleurs, si je n’puis être ton associé, P’tit-Bonhomme, tu sais qu’mon argent est à toi…

— Je n’en ai pas besoin.

— Enfin, à ta conv’nance, si l’envie t’prend d’étend’e ton commerce…

— Nous ne pourrions pas y suffire à deux…

— Eh bien… pourquoi qu’vous n’prendriez pas un’ femme pour vot’ménage ?…

— J’y ai déjà songé, Grip, et l’excellent M. O’Brien me l’a même conseillé.

— Il a raison, l’excellent M. O’Brien. Tu n’connaîtrais pas què’que brave servante en qui tu aurais confiance ?…

— Non, Grip…

— Ça s’trouve… en cherchant…

— Attends donc… j’y pense… une vieille amie… Kat… »

Ce nom provoqua un jappement joyeux.

C’était Birk qui se mêlait à la conversation. Au nom de la lessiveuse de Trelingar Castle, il fit deux ou trois bonds invraisemblables, sa queue s’affola comme une hélice qui tourne à vide, et ses yeux brillèrent d’un extraordinaire éclat.

« Ah ! tu te souviens, mon Birk ! lui dit son jeune maître. Kat… n’est-ce pas… la bonne Kat !… »

Et là-dessus, Birk, grattant à la porte, parut n’attendre qu’un ordre pour filer à toutes pattes dans la direction du château.

Phœnix-Park, à Dublin. (Page 372.)

Grip fut mis au courant. On ne pouvait avoir mieux que Kat… Il fallait faire venir Kat… Kat était tout indiquée pour tenir le ménage… Kat s’occuperait de la cuisine… On ne la verrait pas… Elle ne compromettrait point par sa présence la raison sociale Little Boy and Co.

Mais était-elle toujours à Trelingar Castle… et même vivait-elle encore ?…

P’tit-Bonhomme écrivit par le premier courrier. Le surlendemain, il
Birk lui sauta au cou. (Page 385.)

recevait réponse d’une grosse écriture bien lisible, et, quarante-huit heures ne s’étaient pas écoulées que Kat débarquait à la gare de Dublin.

Comme elle fut accueillie de son protégé, après dix-huit mois de séparation ! P’tit-Bonhomme tomba dans ses bras, et Birk lui sauta au cou. Elle ne savait plus auquel des deux répondre… Elle pleurait, et, lorsqu’elle se vit installée dans sa cuisine, lorsqu’elle eut fait la connaissance de Bob, cela recommença de plus belle.

Et, ce jour-là, Grip eut l’honneur et le bonheur de partager avec ses jeunes amis le premier dîner préparé par la bonne Kat ! Le lendemain, quand il reprit la mer, le Vulcan n’avait jamais emporté un chauffeur plus satisfait de son sort.

Peut-être demandera-t-on si Kat devait avoir des gages, elle qui se fût contentée du logement et de la nourriture, du moment qu’elle était nourrie et logée par son cher enfant ? Certes, elle en eut, et d’aussi beaux que n’importe quelle servante du quartier, et on l’augmenterait si elle faisait bien son service ! Le service de Little Boy, après le service de Trelingar Castle, ce n’était point déchoir, on peut nous croire sur parole. Par exemple, elle ne voulut jamais en revenir à tutoyer son maître. Ce n’était plus le groom du comte Ashton, c’était le patron des Petites Poches. Bob lui-même, en sa qualité d’And Co, ne fut appelé que monsieur Bob, et Kat réserva son tutoiement pour Birk, qui ne pouvait s’en formaliser. Et puis, ils s’aimaient tant, Birk et Kat !

Quel avantage d’avoir cette brave femme dans la maison ! Avec quel ordre fut tenu le ménage, avec quelle propreté les chambres et le magasin ! D’aller prendre ses repas dans une restauration du voisinage, cela est plus d’un commis que d’un patron. Les convenances exigent que son « home » soit au complet, qu’il mange à sa propre table. C’est à la fois plus digne pour la situation et meilleur pour la santé, lorsqu’on possède une adroite cuisinière, et Kat s’entendait à faire la cuisine aussi bien qu’à lessiver, à repasser, à raccommoder le linge, à soigner les vêtements, enfin une servante modèle, d’une économie très précieuse, et d’une probité… dont se moquait volontiers la domesticité de Trelingar-Castle. Mais à quoi sert de rappeler l’attention sur la famille des Piborne ! Que le marquis, que la marquise continuent à végéter dans leur fastueuse inutilité, et qu’il n’en soit plus question.

Ce qu’il importe de mentionner, c’est que l’année 1883 se termina par une balance très avantageuse au profit de Little Boy and Co. Pendant la dernière semaine, c’est à peine si le bazar put suffire aux commandes du Christmas et du nouveau jour de l’an. Le rayon des jouets dut être vingt fois renouvelé. Sans parler des autres objets à l’usage des enfants, on se figurerait difficilement ce que Bob vendit de chaloupes, de cutters, de goélettes, de bricks, de trois-mâts et même de paquebots mécaniques ! Les articles d’autres sortes s’enlevèrent avec un égal entrain. Il était de bon ton, parmi le beau monde, de faire ses achats au magasin des Petites Poches. Un cadeau n’était « sélect » qu’à la condition de porter la marque de Little Boy and Co. Ah ! la vogue, lorsque ce sont les babys qui la font, et lorsque les parents leur obéissent, comme c’est leur devoir !

P’tit-Bonhomme n’avait point à se repentir d’avoir abandonné Cork et son commerce de journaux. En venant chercher dans la capitale de l’Irlande un marché plus large, il avait vu juste. L’approbation de M. O’Brien lui était acquise, grâce à son activité, à sa prudence, dont témoignait l’extension croissante des affaires, et cela, rien qu’avec ses seules ressources. Le vieux négociant était frappé de ce que ce jeune garçon avait tenu à s’imposer cette règle de conduite, sans vouloir jamais s’en départir. Ses conseils, d’ailleurs, étaient respectueusement acceptés, s’il n’en avait pas été de même de son argent qu’il avait offert à plusieurs reprises, comme Grip avait offert le sien.

Bref, après avoir achevé son premier inventaire de fin d’année — inventaire dont M. O’Brien reconnut la parfaite sincérité — P’tit-Bonhomme eut lieu d’être satisfait : en six mois, depuis son arrivée à Dublin, il avait triplé son capital.