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P’tit Bonhomme/Deuxième partie/Chapitre 4

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Hetzel (p. 262-281).

IV

les lacs de killarney

Le départ, ainsi qu’il avait été décidé en haut lieu, s’effectua dans la matinée du 3 août. Les deux domestiques, femme et valet de chambre de la marquise et du marquis, prirent place à l’intérieur de l’omnibus du château, qui transportait les bagages à la gare, distante de trois milles.

P’tit-Bonhomme les accompagnait, afin de surveiller plus spécialement ceux de son jeune maître, conformément aux ordres qu’il avait reçus. D’ailleurs, Marion et John étaient d’accord pour le laisser se tirer d’affaire comme il le pourrait, « cet enfant de rien et de personne », ainsi qu’on l’appelait à l’antichambre ou à l’office.

L’enfant de rien s’en tira très intelligemment, et les bagages du comte Ashton furent enregistrés par ses soins, dès que les tickets eurent été délivrés au guichet des voyageurs.

Vers midi, la calèche arriva, après avoir côtoyé la rivière Allo. Lord et lady Piborne en descendirent. Comme un certain nombre de personnes sortaient de la gare pour regarder ces augustes voyageurs — très respectueusement, cela va sans dire — le comte Ashton ne pouvait manquer cette occasion de jouer de son groom. Il l’appela du nom de « boy », suivant l’habitude prise, puisqu’on ne lui en connaissait pas d’autre. Le boy s’avança vers la calèche et reçut en pleine poitrine la couverture de voyage. Il faillit s’étaler du coup, ce qui donna fort à rire aux assistants.

Le marquis, la marquise et leur fils se rendirent au compartiment qui leur avait été réservé dans un wagon de première classe. John et Marion s’installèrent sur la banquette d’un wagon de deuxième, sans inviter le groom à y monter avec eux. Celui-ci vint occuper un autre compartiment, qui était vide, n’ayant aucun regret d’être seul pour le début du voyage.

Le train partit aussitôt. On eût dit qu’il n’attendait que la venue des nobles châtelains de Trelingar.

Une fois déjà, P’tit-Bonhomme avait voyagé en chemin de fer entre les bras de miss Anna Waston ; à peine s’en souvenait-il, ayant dormi tout le temps. Quant à ces voitures, accrochées l’une à l’autre, ces convois passant en grande vitesse, il avait vu cela autour de Galway et de Limerick. Aujourd’hui allait véritablement se réaliser son désir d’être traîné par une locomotive, ce puissant cheval d’acier et de cuivre, hennissant et lançant des tourbillons de vapeur. En outre — ce qui excitait son admiration — c’était non pas ces wagons pleins de voyageurs, mais ces fourgons bondés de marchandises que l’industrie et le commerce expédiaient d’une contrée à une autre.

P’tit-Bonhomme regardait par la portière, dont la vitre était baissée. Bien que le train ne marchât qu’à médiocre allure, cela lui paraissait quelque chose de tout à fait extraordinaire, ces maisons et ces arbres qui filaient en sens contraire le long de la voie, ces fils télégraphiques tendus d’un poteau à l’autre, et sur lesquels les dépêches courent plus rapidement encore que les objets ne disparaissaient, ces convois que le train croisait et dont il n’entrevoyait que la masse confuse et mugissante. Que d’impressions pour son imagination si sensible, où elles se gravaient ineffaçablement !

Pendant un certain nombre de milles, le train suivit la rive gauche de la rivière Blackwater à travers des sites pittoresques. Vers deux heures, après s’être arrêté à quelques stations intermédiaires, il fit une halte de vingt-cinq minutes à la gare de Millstreet.

La noble famille ne descendit pas de son wagon-salon, où Marion fut appelée pour le service de sa maîtresse. John se tint près de la portière à la disposition de son maître. Le groom reçut du comte
P’tit-Bonhomme dut se tenir à disposition. (Page 271.)
Ashton l’ordre de lui acheter quelque « machine amusante », facile à lire pendant une heure ou deux. Il se dirigea donc vers l’étalage de librairie de la gare, et s’il fut embarrassé, on le comprend de reste. Enfin, il est à présumer qu’il consulta plutôt son propre goût que celui du jeune Piborne. Aussi, de quelle rebuffade fut-il accueilli, lorsqu’il rapporta le Guide du touriste aux lacs de Killarney ! L’héritier de Trelingar Castle s’inquiétait bien d’étudier un itinéraire ! Il se souciait,
Les passagers furent durement secoués. (Page 275.)

vraiment, de la région qu’il venait visiter ! Il y allait parce qu’on l’y emmenait ! Et le guide dut être remplacé par une feuille à caricatures ineptes avec légendes sans esprit, qui parurent faire ses délices.

Le départ de Millstreet eut lieu à deux heures et demie. P’tit-Bonhomme s’était réinstallé à la vitre du wagon. Le train s’engageait alors dans les défilés d’une contrée montagneuse, très variée de points de vue. Le temps était assez clair, avec un soleil pas trop mouillé — ce qui est rare en Irlande. Lord Piborne pouvait se féliciter d’avoir une période de sécheresse pour cette excursion. L’ombrelle de la marquise lui serait plus utile que son waterproof. Cependant l’atmosphère n’était pas dépourvue de cette légère brume frissonnante, qui donne plus de charme aux cimes, en adoucissant leurs contours. P’tit-Bonhomme put contempler, vers le sud du railway, les hauts pics de cette partie du comté, le Caherbarnagh et le Pass, dont l’altitude atteint deux mille pieds. C’est aux environs de Killarney, en effet, que les poussées géologiques se sont le plus fortement produites en Irlande.

Le train ne tarda pas à franchir la limite mitoyenne entre les comtés de Cork et de Kerry. P’tit-Bonhomme, qui avait gardé le guide refusé par son maître, suivait avec intérêt le tracé du chemin de fer. Quels souvenirs rappelait à sa mémoire ce nom de Kerry ! À une vingtaine de milles vers le nord, s’étaient écoulées les plus chères années de son enfance, à cette ferme de Kerwan, maintenant abandonnée, d’où l’impitoyable middleman avait chassé la famille Mac Carthy !… Ses yeux se détournèrent du paysage. C’est en lui-même qu’il regardait, et cette douloureuse impression durait encore, lorsque le train s’arrêta en gare de Killarney.

C’est une chance qu’a cette petite bourgade — chance partagée par quelques villes en Europe — d’être située sur le bord d’un lac magnifique.

Peut-être Killarney doit-elle sa vie heureuse et facile à ce chapelet de nappes liquides qui se déroule à ses pieds. Ce n’est point pour son palais où réside l’évêque catholique du comté, ni pour sa cathédrale, ni pour son asile d’aliénés, ni pour sa maison de religieuses, ni pour son couvent de franciscains, ni pour son work-house, que les touristes y affluent pendant la belle saison. Non ! Si cette bourgade est le rendez-vous des excursionnistes, c’est qu’ils y sont attirés par les splendeurs naturelles de ses lacs. Qu’une commotion géologique vienne à les supprimer, que leurs eaux aillent se perdre dans les entrailles du sol, et Killarney aura vécu — ce qui serait regrettable, surtout pour la famille des Kenmare, puisque cette cité fait partie de son immense domaine de quatre-vingt-dix mille hectares. Les hôtels n’y manquent point, sans compter ceux qui s’élèvent sur les bords du Lough-Leane, à moins d’un quart de mille.

Lord Piborne avait fait choix de l’un des meilleurs de l’endroit. Par malheur, cet hôtel était alors « boycotté ». Ce néologisme irlandais vient du nom d’un certain capitaine Boycott, lequel avait réclamé l’assistance de la police pour engranger ses récoltes, les manouvriers du pays se refusant à travailler sur son domaine. Être mis en quarantaine, c’est précisément ce que signifie le mot boycotter. Et, si l’hôtel en question subissait la rigueur de cette mise en quarantaine, c’est que son propriétaire avait procédé par éviction contre quelques-uns de ses tenanciers. Il n’y avait donc plus chez lui ni gens de service, ni cuisiniers, et les fournisseurs n’auraient rien osé lui vendre.

Le marquis et la marquise Piborne durent se rendre à un autre hôtel, en remettant au lendemain leur départ pour les lacs. Après s’être occupé des bagages de son maître, le groom reçut ordre de se tenir à sa disposition pendant toute la soirée. De là, interdiction formelle de quitter l’antichambre, tandis que le jeune Piborne faisait le gentleman au milieu des touristes, qui lisaient, causaient ou jouaient dans le grand salon.

Le lendemain, une voiture attendait au bas du perron de l’établissement. C’était un large et confortable landau, pouvant se découvrir, avec siège derrière pour John et Marion, et siège devant, sur lequel le groom prendrait place près du cocher. Dans les coffres, on enferma le linge et les vêtements de rechange, des provisions en quantité suffisante pour parer aux diverses éventualités du voyage, retards possibles, insuffisance des hôtels, car il convenait que les repas de Leurs Seigneuries fussent partout et toujours assurés. Mais elles n’avaient pas l’intention de monter dans cette voiture au départ de Killarney.

En effet, avec ce bon sens pratique dont lord Piborne se targuait habituellement — même lors des discussions de la Chambre haute — il avait divisé son itinéraire en deux parties distinctes : la première comprenait l’exploration des lacs et devait s’exécuter par eau ; la seconde comportait l’exploration du comté jusqu’au littoral et devait s’exécuter par terre. Il suit de là que le landau ne serait appelé à transporter les nobles excursionnistes que pendant cette dernière partie du voyage. Aussi, se mit-il en route dès le matin, afin d’aller les attendre à Brandons Cottage, à l’extrémité des lacs Killarney, dont il aurait contourné les rives orientales. Or, comme, dans sa sagesse, lord Piborne avait fixé à trois jours la durée de la traversée des lacs, la femme de chambre, le valet de chambre et le groom ne pouvaient quitter leurs maîtres durant ces trois jours. Que l’on juge s’il fut satisfait, notre jeune garçon, à la pensée qu’il allait naviguer sur ces eaux resplendissantes !

Ce n’était pas la mer, il est vrai — la mer immense, infinie, qui va d’un continent à l’autre. Il n’y avait là que des lacs, n’offrant au commerce aucun débouché, et dont la surface n’est sillonnée que par les embarcations des touristes. Mais enfin, même en ces conditions, cela était pour réjouir P’tit-Bonhomme. Hier, pour la seconde fois, il était monté en chemin de fer… Aujourd’hui, pour la première fois, il allait monter en bateau.

Pendant que John et Marion, suivis du groom, faisaient à pied le mille qui sépare Killarney de la rive septentrionale des lacs, une calèche y conduisait le marquis, la marquise et leur fils. Au coin d’une place, P’tit-Bonhomme entrevit la cathédrale qu’il n’avait pas eu le temps de visiter. Peu de monde dans les rues, plutôt des flâneurs que des travailleurs. En effet, l’animation de Killarney est limitée aux quelques mois pendant lesquels dix à douze mille excursionnistes y affluent de tous les points du Royaume-Uni. Alors il semble que la population ne soit uniquement composée que de cochers et de bateliers, lesquels s’y disputent, sans trop l’injurier mais en l’exploitant sans vergogne, la clientèle de passage.

À l’appontement, une embarcation avec cinq hommes, quatre aux avirons, un à la barre, attendait Leurs Seigneuries. Des bancs rembourrés, un tendelet pour le cas où le soleil serait trop ardent ou la pluie trop persistante, assuraient le confort des passagers. Lord et lady Piborne s’installèrent sur ces bancs ; le comte Ashton prit place à leur côté ; les domestiques et le groom s’assirent à l’avant ; l’amarre fut larguée, les avirons plongèrent simultanément et l’embarcation s’éloigna de la rive.

Les lacs de Killarney recouvrent vingt et un kilomètres superficiels de cette région lacustre. Ils sont au nombre de trois : le lac Supérieur, qui reçoit les eaux de la contrée recueillies par les rivières Grenshorn et Doogary ; le lac Muckross ou Tore, où s’épanchent les eaux de l’Owengariff, après avoir suivi l’étroit canal du Lough-Range ; le lac Inférieur, le Lough-Leane, qui se décharge par la Lawne et autres tributaires entraînés vers la baie Dingle, sur le littoral de l’Atlantique. Il faut observer que le courant des lacs s’établit du sud au nord — ce qui explique pourquoi le lac Inférieur occupe une position septentrionale par rapport aux autres.

Vu en plan géométral, l’ensemble de ces trois bassins représente assez exactement un gros palmipède, pélican ou autre, ayant pour patte le canal du Lough-Range, pour griffe le lac Supérieur, pour corps le Muckross et le Lough-Leane. Comme l’embarcation s’était détachée de la rive nord du Lough-Leane, l’exploration se poursuivrait de l’aval à l’amont, le lac Inférieur d’abord, le lac Muckross ensuite, puis, en remontant par le canal du Lough-Range, le lac Supérieur. D’après le programme de lord Piborne, une journée devait être consacrée à la visite de chaque lac.

Au sud et à l’ouest de cette région, les plus hauts systèmes orographiques de la Verte Erin chevauchent jusqu’à cette admirable baie de Bantry, taillée dans la côte du comté de Cork. Là est le petit port de pêche Glengariff, dans lequel Hoche et ses quatorze mille hommes débarquèrent, en 1796, lorsque la République française les envoya au secours de ses frères d’Irlande.

Lough-Leane, le plus vaste des trois lacs, mesure cinq milles et demi de longueur et trois de largeur. Ses rives à l’est, dominées par les chaînes du Carn-Tual, sont encadrées de bois verdoyants, qui appartiennent pour la plupart au domaine de Muckross. À sa surface émergent un certain nombre d’îles, Brown, Lamb, Heron, Mouse, entre lesquelles l’île Ross est la plus importante, et Innisfallen la plus belle.

Ce fut vers celle-ci que l’embarcation se dirigea d’abord. Le temps était superbe, le soleil dispensait largement ses rayons dont il est trop souvent avare envers cette province. Une légère brise ridait la surface des eaux. P’tit-Bonhomme s’enivrait de ces salutaires effluves, en même temps que ses regards admiraient les sites enchanteurs qui se diversifiaient avec le déplacement du bateau. Il se fût bien gardé d’exprimer ses sentiments par des interjections intempestives. On l’eût prié de se taire.

Et, en vérité, lord et lady Piborne auraient pu s’étonner qu’un être sans éducation et sans naissance fût sensible à ces beautés naturelles, créées pour le plaisir des yeux aristocratiques. D’ailleurs, Leurs Seigneuries faisaient cette excursion — on ne l’a pas oublié — parce qu’il convenait que des gens de leur rang l’eussent faite, et, probablement, il n’en resterait rien dans leur souvenir. Quant au comte Ashton, voilà qui ne le touchait guère ! Il avait emporté quelques lignes et il se promettait bien de pêcher, tandis que ses augustes parents iraient, par devoir, visiter les cottages ou les ruines des environs.

Ce fut là ce qui chagrina surtout P’tit-Bonhomme. En effet, lorsque l’embarcation accosta Innisfallen, le marquis et la marquise débarquèrent, et, à la proposition qu’ils adressèrent à leur fils de les accompagner :

« Merci, répondit ce charmant garçon, j’aime mieux pêcher pendant votre promenade !

— Pourtant, reprit lord Piborne, il y a là les vestiges d’une abbaye célèbre, et mon ami lord Kenmare, à qui appartient cette île, ne me pardonnerait pas…

— Si le comte préfère… dit nonchalamment la marquise.

— Certes… je préfère, répondit le comte Ashton, et mon groom restera pour me préparer mes hameçons. »

Le marquis et la marquise partirent donc, suivis de Marion et de John, et voilà pourquoi, à son vif déplaisir, obligé d’obéir aux caprices du jeune Piborne, P’tit-Bonhomme ne vit rien des curiosités archéologiques d’Innisfallen. Au surplus, le marquis et la marquise n’en rapportèrent aucune impression ni sérieuse ni durable. Que pouvaient dire à leur esprit indifférent ou blasé les beautés de ce monastère dont la fondation remonte au VIe siècle, la disposition des quatre édifices qui le composent, la chapelle romane avec les fines ciselures de son cintre, tout cet ensemble perdu sous une luxuriante verdure, au milieu des groupes de houx, d’ifs, de frênes, d’arbousiers, dont les plus remarquables échantillons semblent appartenir à cette île, « l’île des Saints », que Mlle de Bovet a si justement appelée le joyau de Killarney ?

Mais, si le comte Ashton avait refusé d’accompagner Leurs Seigneuries pendant l’heure qu’ils consacrèrent à explorer Innisfallen, il ne faudrait pas croire qu’il eût perdu son temps. Sans doute, une belle truite lui avait échappé par sa faute, et son dépit s’était traduit par d’interminables reproches aussi peu mérités que grossiers envers son groom. Il est vrai, deux ou trois anguilles, ferrées par son hameçon, lui paraissaient bien préférables à ces ruines imbéciles, dont il ne se souciait en aucune façon.

Et cela lui paraissait à tel point digne d’occuper ses loisirs, qu’il ne voulut même pas parcourir l’île Ross, où l’embarcation s’arrêta une heure plus tard. Il envoya de nouveau sa ligne dans ces eaux limpides, et P’tit-Bonhomme dut se tenir à sa disposition, tandis que lord et lady Piborne promenaient leur majestueuse indifférence sous les magnifiques ombrages de lord Kenmare.

Car elle fait partie du superbe domaine de ce nom, cette île de quatre-vingts hectares, que son propriétaire a réunie par une chaussée à la rive orientale du lac, non loin de son château, vieille forteresse féodale du XIVe siècle. Ce qui choqua peut-être le marquis et la marquise, c’est que l’île Ross et le parc sont libéralement ouverts aux habitants du pays, aux excursionnistes, à quiconque aime les tapis verdoyants, émaillés de menthes et d’asphodèles, entre les touffes arborescentes des azalées et des rhododendrons, sous la ramure d’arbres séculaires.

Après une exploration de deux heures, coupée de haltes fréquentes, Leurs Seigneuries revinrent au petit port où les attendait l’embarcation. Le comte Ashton était en train de morigéner son groom, auquel le marquis et la marquise n’hésitèrent pas à donner tort, sans daigner l’entendre. Et le tort de P’tit-Bonhomme venait de ce que la pêche avait été peu fructueuse, le poisson s’étant gardé de mordre aux hameçons du gentleman. De là, une mauvaise humeur qui devait persister jusqu’au soir.

On se rembarqua, et les bateliers se dirigèrent vers le milieu du lac, afin de visiter la murmurante cascade d’O’Sullivan, sur la rive occidentale, avant de gagner l’embouchure du Lough-Range, près de laquelle se trouvait Dinish Cottage, où lord Piborne comptait passer la nuit.

P’tit-Bonhomme avait repris sa place à l’avant, le cœur gonflé des injustices dont on l’accablait. Mais bientôt il les oublia, laissant son imagination l’entraîner sous ces eaux dormantes. N’avait-il pas lu, dans le guide, cette curieuse légende relative aux lacs de Killarney ? Là, jadis, se développait une heureuse vallée qu’une vanne protégeait contre le trop-plein des cours d’eau du voisinage. Un jour, la jeune fille, gardienne de cette vanne, l’ayant, baissée par imprudence, les eaux se précipitèrent en torrents. Villages et habitants furent engloutis avec leur chef, le « thanist ». Depuis cette époque, paraît-il, ils vivent au fond du lac, et, en prêtant l’oreille, on peut les entendre fêter leurs dimanches dans ce royaume des anguilles et des truites, sous les nappes immobiles du Lough-Leane.

Il était quatre heures, lorsque Leurs Seigneuries prirent terre à Dinish Cottage, près de la bouche du Lough-Range, sur sa rive gauche, au fond de la baie de Glena. Elles se disposèrent à y coucher dans des conditions assez acceptables. Mais, lorsque P’tit-Bonhomme fut congédié vers neuf heures, il reçut ordre formel de
La brèche de Dunloe. (Page 277.)

regagner sa chambre, et n’eut pas même alors quelques heures de liberté.

Le lendemain fut consacré à l’exploration du lac Muckross. Ce lac, long de deux milles et demi, sur une largeur moindre de moitié, n’est à vrai dire qu’un vaste étang, de forme régulière, au milieu d’un domaine que ses propriétaires n’habitent plus, et dont les magnifiques futaies ne perdent rien de leur charme pour être retournées à l’état de nature.

Cette fois, le comte Ashton daigna accompagner le marquis et la marquise. Et si le groom fut de la partie, c’est que son maître l’avait chargé de son fusil et de son carnier. Jadis, ces bois nourrissaient nombre de sangliers et de cochons sauvages. À présent ces animaux ont presque tous disparu, laissant la place à ces grands daims rouges dont la race ne tardera pas à manquer aux forêts du Royaume-Uni.

Donc, le comte Ashton eût à coup sûr accompli quelque prouesse cynégétique, si ces daims, très défiants, eussent bien voulu venir à bonne portée. Grosse déception, et pourtant, deux des bateliers avaient fait le métier de rabatteurs, et P’tit-Bonhomme celui de chien de chasse. Aussi fut-il privé de voir la pittoresque cascade de Tore et une vieille abbaye de franciscains du XIIIe siècle, avec église et cloître en ruines, que Leurs Seigneuries eussent été mieux avisées de ne pas visiter.

En effet, ce cloître possède un if d’une venue extraordinaire, puisqu’il mesure quinze pieds de circonférence. Obéissant à je ne sais quelle fantaisie, peut-être pour conserver un souvenir de sa promenade à l’abbaye de Muckross, voici que la marquise eut l’idée de détacher une feuille de cet if. Déjà elle tendait la main vers l’arbre, lorsqu’elle fut arrêtée par un cri du guide :

« Que Votre Seigneurie prenne garde !…

— Prenne garde ?… répéta lord Piborne.

— Sans doute, mylord ! Si madame la marquise avait cueilli une de ces feuilles…

— Est-ce que cela est défendu par le propriétaire de Muckross Castle ? demanda le marquis d’un ton hautain.

— Non, monsieur le marquis, répondit le guide. Mais quiconque cueille une de ces feuilles meurt dans l’année…

— Même une marquise ?…

— Même une marquise ! »

Et, là-dessus, lady Piborne d’être si impressionnée qu’elle faillit se trouver mal. Un instant de plus, et elle avait arraché la feuille fatale. C’est que l’on ajoute foi à ces légendes dans l’Île Émeraude, on y croit comme à l’Évangile chez ces descendants des antiques races non moins superstitieux que les Paddys des villes et des campagnes.

Lady Piborne revint donc toute troublée à Dinish Cottage, songeant au danger qu’elle avait couru. Aussi, bien qu’il ne fût que deux heures de l’après-midi, lord Piborne voulut-il remettre au lendemain l’exploration du lac Supérieur.

Quant au jeune Ashton, il était on ne peut plus dépité de rentrer bredouille. Et, s’il était épuisé de fatigue, à quel point devait l’être son chien — nous voulons dire son groom — auquel il n’avait pas accordé un moment de répit. Mais les chiens ne se plaignent pas, et, d’ailleurs, P’tit-Bonhomme était trop fier pour se plaindre.

Le lendemain, après déjeuner, Leurs Seigneuries prirent place dans l’embarcation. Les bateliers durent « souquer dur », comme eût dit Pat Mac Carthy, à la remontée du Lough-Range. L’étranglement de son embouchure forme des tourbillons et des remous. Il a des violences de torrent. Les passagers furent durement secoués, et, si ce fut un plaisir pour notre héros, lord et lady Piborne ne le partagèrent en aucune façon. Le marquis allait même donner l’ordre de revenir en arrière, tant la marquise paraissait épouvantée, et le comte Ashton mal à son aise. Mais quelques bons coups d’avirons permirent de franchir les brisants, et l’embarcation se retrouva sur une eau relativement calme, entre des rives agrémentées de nénuphars. À un mille et demi plus loin se dressait une montagne de dix-huit cents pieds, fréquentée des aigles, appelée Eagle’s Nest.

Les bateliers prévinrent Leurs Seigneuries que, si Leurs Seigneuries daignaient adresser la parole à cette montagne, celle-ci s’empresserait de leur répondre. Il y a là, en effet, des phénomènes de répercussion très admirés des touristes. Le marquis et la marquise regardèrent sans doute comme indigne d’eux d’entrer en conversation avec cet écho qui « ne leur avait pas été présenté ». Mais le comte Ashton ne pouvait perdre une si belle occasion de lancer deux ou trois phrases ineptes, d’où il résulta qu’ayant finalement demandé qui il était :

« Un petit sot ! » répondit l’Eagle’s Nest par la bouche de quelque promeneur, caché derrière d’épais bouquets de genévriers à mi-montagne.

Leurs Seigneuries, très mortifiées, déclarèrent que cet écho mal appris aurait été puni comme il le méritait pour son insolence, aux temps où les châtelains exerçaient haute et basse justice sur les domaines féodaux. Aussitôt les bateliers imprimèrent à l’embarcation une allure plus rapide, et, vers une heure, elle atteignait le lac Supérieur.

L’aire de ce lac est à peu près égale à celle du Muckross. Il affecte une forme plus irrégulière, ce qui en accroît les beautés. Au sud, se dressent les raides talus des Cromaglans. Au nord s’étagent les croupes du Tomie et de la Montagne-Pourpre, tapissée de bruyères incarnates. Sur la rive méridionale, c’est toute une futaie de ces beaux arbres qui ombragent la vallée de Killarney. Mais, quelque enchanteur que fût l’aspect de ce lac, Leurs Seigneuries s’y intéressèrent médiocrement, et, à l’exception de P’tit-Bonhomme, personne ne goûta de plaisir à cette exploration. Aussi lord Piborne donna-t-il l’ordre de se diriger vers l’embouchure de la Geanhmeen en gagnant Brandons Cottage, où l’on devait se reposer avant de visiter la région du littoral.

À la suite de tant de fatigues, il était naturel que Leurs Seigneuries eussent besoin de repos. Pour eux, cette traversée des lacs avait été l’équivalent d’une traversée de l’Océan. Les deux domestiques et le groom durent rester à l’hôtel, et là, si P’tit-Bonhomme ne reçut pas vingt ordres incohérents, c’est que le comte Ashton s’était profondément endormi au dix-neuvième.

Le lendemain, il fallut se lever de bonne heure, car l’itinéraire de lord Piborne comportait une assez longue étape. La marquise se fit prier. Marion lui trouvait le teint un peu pâle, la mine un peu défaite. De là, discussion sur la question de continuer le voyage ou de revenir le jour même à Trelingar Castle. Lady Piborne inclinait vers cette solution ; mais lord Piborne, ayant fait valoir que leurs intimes amis, le duc de Francastar et la duchesse de Wersgalber avaient poussé leur excursion jusqu’à Valentia, il fut décidé, en dernier lieu, que l’itinéraire ne serait pas modifié. Grande satisfaction pour P’tit-Bonhomme, qui ne craignait rien tant que de rentrer au château sans avoir revu la mer.

Le landau était attelé dès neuf heures du matin. Le marquis et la marquise s’assirent au fond, le comte Ashton sur le devant. John et Marion occupaient le siège de derrière, et le groom prit place près du cocher. On laissa le landau découvert, quitte à le refermer en cas de mauvais temps. Enfin, les nobles voyageurs, dès qu’ils eurent reçu les respectueux hommages du personnel de Brandons Cottage, se mirent en route.

Pendant un quart de mille, les deux vigoureux chevaux suivirent la rive gauche du Doogary, l’un des affluents du lac Supérieur, puis ils s’engagèrent le long des rudes rampes de la chaîne des Gillyenddy-Reeks. La voiture ne marchait qu’au pas en s’élevant sur ces croupes abruptes. À chaque détour de ce lacet, de nouveaux sites s’offraient aux regards. P’tit-Bonhomme était probablement seul à les admirer. On traversait alors la partie la plus accidentée du comté de Kerry et même de toute l’Irlande. À neuf milles au sud-est, par delà les Gillyenddy-Reeks, le Carrantuohill effilait sa pointe perdue à trois mille pieds entre les nuages. Au bas des montagnes gisaient nombre de moraines éparses, un chaos de blocs erratiques, accumulés par la poussée lente et continue des glaciers.

Au milieu du jour, laissant les monts Tomie et la Montagne-Pourpre à droite, le landau s’engagea sur la rampe d’une étroite coupée des Gillyenddy-Reeks. C’est une brèche célèbre dans le pays, la brèche de Dunloe, et le valeureux Roland n’a pas fendu d’un coup plus formidable le massif pyrénéen. Çà et là de jolis lacs variaient l’aspect de ces contrées sauvages, et, pour peu que cela eût intéressé Leurs Seigneuries, P’tit-Bonhomme aurait pu raconter les légendes du pays, car il avait eu le soin d’étudier son guide avant de partir. Mais on n’y eût pris aucun agrément.

Au-delà de cette brèche, le landau, d’une allure plus rapide, descendit les pentes du nord-ouest. Dès trois heures, il atteignit la rive droite de la Lawne, dont le lit sert de déversoir au trop plein des lacs de Killarney, en dirigeant leurs eaux sur la baie Dingle. Cette rivière fut côtoyée pendant quatre milles, et il était six heures, lorsque les voyageurs vinrent faire halte à la petite bourgade de Kilgobinet, fatigués par une étape de neuf milles.

Nuit calme dans un hôtel où le confortable, quelque peu insuffisant, fut remplacé par des égards multiples et des attentions respectueuses, reçus avec cette indifférence que donne l’habitude des hautes situations. Puis, à l’extrême inquiétude de P’tit-Bonhomme, nouvelles hésitations relatives à la direction que prendrait le landau au jour levant, soit à droite pour revenir à Killarney, soit à gauche pour gagner l’estuaire de la Valentia. Mais, l’hôtelier ayant affirmé que, deux mois auparavant, le prince et la princesse de Kardigan avaient parcouru cette dernière route, lord Piborne fit comprendre à lady Piborne qu’il convenait de suivre les traces de ces augustes personnages.

Départ de Kilgobinet à neuf heures du matin. Ce jour-là, le temps était pluvieux. Il fallut rabattre la capote du landau. Assis près du cocher, le groom ne pourrait guère s’abriter contre les rafales. Bah ! il en avait reçu bien d’autres.

Notre jeune garçon ne perdit donc rien des sites qui méritaient d’être admirés, les chaînes embrumées de l’est, les longues et profondes déclivités de l’ouest, s’abaissant vers le littoral. Le sentiment des beautés de la nature se développait graduellement en son âme, et il ne devait pas en perdre le souvenir.

Dans l’après-midi, à mesure que les montagnes dominées par le Carrantuohill reculaient dans l’est, les monts Iveragh se levèrent à l’horizon opposé. Au-delà, à s’en rapporter au guide, une route plus facile descendait jusqu’au petit port de Cahersiveen.

Leurs Seigneuries atteignirent le soir la bourgade de Carramore, ayant fourni une étape d’une dizaine de milles. Comme cette région est fréquentée par les excursionnistes, les hôtels, convenablement tenus, n’y font point défaut, et il n’y eut pas lieu d’utiliser les réserves du landau.

Le lendemain, la voiture repartit par un temps pluvieux, un ciel sillonné de nuages rapides, que le vent de mer balayait à grands souffles. De larges trouées laissaient de temps à autre filtrer les rayons du soleil. P’tit-Bonhomme respirait à pleins poumons cet air imprégné de salures marines.

Un peu avant midi, le landau, tournant brusquement un coude, revint en ligne droite vers l’ouest. Après avoir franchi, non sans quelques bons coups de collier, une étroite passe des Iveragh, il n’eut plus qu’à rouler, en se maîtrisant du sabot, jusqu’à l’estuaire de la Valentia. Il n’était pas cinq heures de l’après-midi, lorsqu’il vint s’arrêter au terme du voyage, devant un hôtel de Cahersiveen.

« Qu’est-ce que Leurs Seigneuries ont bien pu voir de toute cette belle nature ? » se demandait P’tit-Bonhomme.

Il ignorait que nombre de gens — et des plus honorables — ne voyagent que pour dire qu’ils ont voyagé.

La bourgade de Cahersiveen est accroupie sur la rive gauche de la Valentia, laquelle s’évase, en cet endroit, de manière à former un port de relâche, auquel on a donné le nom de Valentia-harbour. Au-delà, gît l’île de ce nom, l’un des points de l’Irlande le plus avancé vers l’ouest, au cap de Brag-Head. Quant à cette petite bourgade de Cahersiveen, aucun Irlandais ne pourra jamais oublier qu’elle est la ville natale du grand O’Connell.

Le lendemain, Leurs Seigneuries, s’entêtant à remplir jusqu’au bout leur programme d’excursionnistes, durent consacrer quelques heures à visiter l’île de Valentia. L’envie de tirer des mouettes ayant pris le comte Ashton, il en résulta que P’tit-Bonhomme reçut, à son extrême joie, l’ordre de l’accompagner.

Un ferry-boat fait le service entre Cahersiveen et l’île, située à un mille en avant de l’estuaire. Lord Piborne, lady Piborne et leur suite s’embarquèrent après déjeuner, et le ferry-boat vint les déposer au petit port au fond duquel les bateaux de pêche vont s’abriter contre les violentes houles du large.

Très sauvage, très rude de contours, très âpre d’aspect, cette île n’est pas exempte de richesses minérales, car elle possède des ardoisières renommées. Il s’y trouve un village où se voient certaines maisons dont les murs et le toit sont faits chacun d’une seule ardoise. Les touristes peuvent séjourner dans ce village, s’ils en ont la fantaisie. Une excellente auberge leur assure la nourriture et le coucher. Mais pourquoi séjourneraient-ils ? Lorsqu’ils ont visité, ainsi que le firent Leurs Seigneuries, le vieux fort en ruines qui fut construit par Cromwell, lorsqu’ils sont montés au phare qui éclaire les navires venus de la haute mer, quand ils ont admiré ces deux cônes qui émergent à quinze milles de là, ces Skelligs, dont les feux signalent ces redoutables parages, pourquoi s’attarderaient-ils à Valentia ? Ce n’est, en somme, qu’une de ces îles comme on en compte par centaines sur la côte ouest de l’Irlande.

Oui, sans doute, mais Valentia jouit d’une triple célébrité personnelle.

Elle a servi de point de départ au travail de triangulation en vue de mesurer cet arc de cercle, qui se décrit à travers l’Europe jusqu’aux monts Ourals.

Elle est actuellement la station météorologique la plus avancée de l’ouest, et crânement placée pour recevoir les premiers coups des tempêtes américaines.

Enfin, il s’y trouve un bâtiment isolé, où furent conduits lord et lady Piborne. Là se rattache le premier câble transatlantique, qui fut immergé entre l’Ancien et le Nouveau Monde. En 1858, le capitaine Anderson le traîna dans le sillage du Great-Eastern, et il commença à fonctionner en 1866 — seul alors, en attendant que quatre nouveaux fils eussent relié l’Amérique à l’Europe.

C’est donc là que parvint le premier télégramme échangé d’un continent à l’autre, et adressé par le président des États-Unis Buchanan sous cette forme évangélique :

« Gloire à Dieu dans le ciel, et paix aux hommes de bonne volonté sur la terre ! »

Pauvre Irlande ! tu n’as point négligé de glorifier le Très-Haut, mais les hommes de bonne volonté t’assureront-ils jamais la paix sociale en te rendant l’indépendance ?