P’tit Bonhomme/Deuxième partie/Chapitre 6

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Hetzel (p. 298-312).

VI

dix-huit ans à deux


P’tit-Bonhomme respira comme il n’avait jamais peut-être respiré de sa vie, longuement, du bon air plein ses poumons, dès que le comte Ashton, son piqueur et ses chiens eurent disparu. Et il est permis d’affirmer que Birk en fit autant, lorsque P’tit-Bonhomme eut desserré les mains qui lui tenaient le museau, disant :

« N’aboie pas… n’aboie pas, Birk ! »

Et Birk n’aboya pas.

C’était une chance, ce matin-là, que P’tit-Bonhomme, bien décidé à partir, eût revêtu ses anciens habits, rassemblé et ficelé son léger paquet, glissé sa bourse dans sa poche. Cela lui épargnait le désagrément de rentrer au château, où le comte Ashton ne tarderait pas à apprendre à qui appartenait le meurtrier du pointer. De quelle façon le groom eût été reçu, on l’imagine. Il est vrai, à ne pas reparaître, il sacrifiait la quinzaine de gages qui lui était due et qu’il comptait réclamer. Mais il préférait se résigner à cet abandon. Il était hors de Trelingar Castle, loin du jeune Piborne et de l’intendant Scarlett. Son chien l’accompagnant, il n’en demandait pas davantage, et ne songeait qu’à s’éloigner au plus vite.

À combien se montait sa petite fortune ? Exactement à quatre livres, dix-sept shillings et six pence. C’était la plus forte somme qu’il eût jamais possédée en propre. Il ne s’en exagérait pas l’importance, d’ailleurs, n’étant pas de ces enfants qui se seraient crus riches de se sentir la poche si bien garnie. Non ! il savait qu’il verrait promptement la fin de son épargne, s’il n’y joignait la plus stricte économie, jusqu’à ce que l’occasion s’offrit de se placer quelque part — avec Birk, cela va de soi.

La blessure du brave animal n’était pas grave par bonheur — une simple éraflure dont la guérison ne serait pas longue. En lui tirant dessus, le piqueur n’avait été guère plus adroit que le comte Ashton.

Les deux amis partirent d’un bon pas, dès qu’ils eurent rejoint la grande route au-delà du bois, Birk frétillant de joie, P’tit-Bonhomme quelque peu soucieux de l’avenir.

Cependant, ce n’était pas au hasard qu’il allait. La pensée de se rendre à Kanturk ou à Newmarket lui était d’abord venue à l’esprit. Il connaissait ces deux bourgades, l’une pour l’avoir déjà habitée, l’autre pour y avoir accompagné maintes fois le jeune Piborne. Mais c’eût été s’exposer à des rencontres qu’il convenait d’éviter. Aussi, savait-il bien ce qu’il faisait, en redescendant vers le sud. D’une part, il s’éloignait de Trelingar Castle dans une direction où on ne chercherait pas à le poursuivre ; de l’autre, il se rapprochait du chef-lieu du comté de Cork, sur la baie de ce nom, l’une des plus fréquentées de la côte méridionale… De là partent des navires… des navires marchands… des grands… des vrais pour toutes les parties du monde… et non point des caboteurs du littoral, ni des barques de pêche comme à Westport ou à Galway… Cela attirait toujours notre jeune garçon, cet irrésistible instinct des choses du commerce.

Enfin l’essentiel était d’atteindre Cork — ce qui exigerait un certain temps. Or, P’tit-Bonhomme avait mieux à songer qu’à dépenser son argent en voiture ou en railway, et il n’était pas impossible qu’il parvînt à gagner quelques shillings à travers les bourgades et les villages, comme entre Limerick et Newmarket. Sans doute, une trentaine de milles pour les jambes d’un enfant de onze ans, c’est une jolie trotte, et il y emploierait une huitaine de jours, pour peu qu’il fît halte dans les fermes.

Le temps était beau, déjà froid à cette époque, le chemin sans boue et sans poussière, excellentes conditions quand il s’agit d’un voyage à pied. Chapeau de feutre sur la tête, veste, gilet et pantalon de drap chaud, bons souliers avec guêtres de cuir, son paquet sous le bras, son couteau dans sa poche — cadeau de Grand’mère — à la main un bâton qu’il venait de couper à une haie, P’tit-Bonhomme n’avait point l’air d’un pauvre. Aussi devait-il se garder des mauvaises rencontres. D’ailleurs, rien qu’en montrant ses crocs, Birk suffirait à éloigner les gens suspects.

Cette première journée de marche, avec un repos de deux heures, se chiffra par un trajet de cinq milles et une dépense d’un demi-shilling. Pour deux, un enfant et un chien, ce n’est pas énorme, et la pitance de lard et de pommes de terre est maigre à ce prix-là. Quant à regretter la cuisine de Trelingar Castle, P’tit-Bonhomme n’y songea pas un instant. Le soir venu, il coucha un peu au-delà du bourg de Baunteer, dans une grange, avec la permission du fermier, et, le lendemain, après un déjeuner qui lui coûta quelques pence, il se remit gaillardement en marche.

Même temps à peu près, des éclaircies entre les nuages. Le chemin fut pénible, car il commençait à monter. Cette portion du comté de Cork présente un relief orographique d’une certaine importance. La route qui va de Kanturk au chef-lieu traverse le système compliqué des monts Boggeraghs. De là, des côtes raides, des crochets fréquents. P’tit-Bonhomme n’avait qu’à marcher droit devant lui, il ne risquait pas de s’égarer. D’ailleurs, il était dans sa nature de savoir s’orienter comme un Chinois ou un renard. Ce qui devait le rassurer, c’est que le chemin n’était pas désert. Quelques cultivateurs abandonnaient les champs et revenaient. Des charrettes se rendaient d’un village à l’autre. À la rigueur, on peut toujours s’informer de la direction. Toutefois, il préférait ne point attirer l’attention, et passer sans interroger personne.

Au bout d’une demi-douzaine de milles, enlevés d’un pas rapide, il atteignit Derry-Gounva, petite localité sise à l’endroit où la route coupe le massif des Boggeraghs. Là, dans une auberge, un voyageur qui était en train de souper lui adressa deux ou trois questions, d’où il venait, où il allait, quand il comptait repartir, et, très satisfait de ses réponses, lui proposa de partager son repas. Comme c’était de cordiale amitié, P’tit-Bonhomme accepta de bon cœur. Il se réconforta largement, et Birk ne fut point oublié par le généreux amphytrion. Il était fâcheux que ce digne Irlandais n’eût pas affaire à Cork, car il aurait offert une place dans sa voiture ; mais il remontait vers le nord du comté.

Après une nuit tranquille à l’auberge, P’tit-Bonhomme quitta Derry-Gounva dès la pointe du jour, et s’engagea à travers le défilé des Boggeraghs.

La journée fut fatigante. Le vent soufflait avec rage, s’engouffrant entre les talus boisés. On eût dit qu’il venait du sud-ouest, bien qu’il suivît les détours du défilé, quelle que fût leur orientation. P’tit-Bonhomme le trouvait toujours debout à lui, sans avoir, comme un navire, la ressource de courir des bordées. Il fallait marcher contre la rafale, perdre parfois cinq ou six pas sur douze, s’aider des broussailles agraffées aux rocs, ramper au tournant de certains angles, enfin, s’éreinter beaucoup pour n’avancer que peu de chemin. En vérité, une charrette, un jaunting-car lui eût rendu un grand service. Il n’en rencontrait point. Cette portion des Boggeraghs est à peine fréquentée. On peut gagner les villages du pays sans se risquer dans ce dédale. De passants, P’tit-Bonhomme n’en vit guère, et encore allaient-ils dans une direction inverse.

Notre jeune garçon et son chien durent, à maintes reprises, s’étendre le long des buissons, au pied des arbres, pour prendre quelque repos. Pendant l’après-midi, en marchant d’un pas plus rapide, ils franchirent le point maximum d’altitude de la région. À relever le parcours sur une carte, le compas n’eût pas donné plus de quatre à cinq milles. Pénible étape. Mais le plus rude était accompli, et, en deux heures, l’extrémité orientale du défilé serait atteinte.

Il eût été imprudent, peut-être, de se hasarder après le coucher du soleil. Entre ces hauts talus, la nuit tombe rapidement. L’obscurité fut profonde dès six heures du soir. Mieux valait s’arrêter sur place, quoiqu’il n’y eût là ni ferme ni auberge. C’était un lieu très solitaire, un encaissement de la route, et P’tit-Bonhomme ne se sentait pas trop rassuré. Heureusement, Birk était un gardien vigilant et fidèle, et son maître pouvait se fier à lui.

Cette nuit-là, il n’eut pour tout abri qu’une étroite anfractuosité, creusée dans la paroi rocheuse du talus, et sur laquelle retombait un rideau de pariétaires. Il s’y glissa, il s’allongea sur un matelas de terre molle et sèche. Birk vint se coucher à ses pieds, et tous deux s’endormirent à la grâce de Dieu.

Le lendemain, on reprit sa course au petit jour. Temps incertain, humide et froid. Encore une étape de quinze milles, et Cork apparaîtrait à l’horizon. À huit heures, les défilés des monts Boggeraghs furent franchis. La pente s’accusait. On allait vite, mais on avait faim. Le bissac commençait à sonner le vide. Birk trottinait de droite et de gauche, le nez à terre, quêtant sa nourriture ; puis il revenait, et semblait dire à son maître :

« Est-ce qu’on ne déjeune pas, ce matin ?

— Bientôt », lui répondait P’tit-Bonhomme.

En effet, vers dix heures, tous deux faisaient halte au hameau de Dix-Miles-House.

C’est un endroit où la bourse du jeune voyageur s’allégea d’un shilling dans une modeste auberge, qui lui offrit le menu ordinaire des Irlandais, les pommes de terre, le lard et un gros morceau de ce fromage rouge appelé « cheddar ». Birk, lui, eut une bonne pâtée, trempée de bouillon. Après le repas, le repos, et après le repos, reprise du voyage. Territoire toujours accidenté, cultivé de part et d’autre. Çà et là, des champs où le paysan achevait, tardive sous ce climat, la moisson des orges et des seigles.

P’tit-Bonhomme ne se trouvait plus seul sur la route. Il se croisait avec les gens de la campagne auxquels il souhaitait le bonjour, et qui le lui rendaient. Peu ou point d’enfants — nous entendons de ceux qui n’ont pour toute occupation que de courir derrière les voitures, en mendiant. Cela tenait à ce que les touristes s’aventurent rarement en cette portion du comté, et qu’il n’y aurait aucun profit à y tendre la main. Il est vrai, si quelque gamin fût venu demander l’aumône à P’tit-Bonhomme, il en aurait obtenu un ou deux coppers. Le cas ne se présenta pas.

Vers trois heures de l’après-midi, on atteignit le point où la route commence à longer une rivière ou plutôt un rio sur une longueur de sept à huit milles. C’était la Dripsey, un affluent de la Lee, laquelle va se perdre dans une des extrêmes baies du sud-ouest.

S’il voulait ne point coucher, la nuit prochaine, à la belle étoile, il fallait que P’tit-Bonhomme poussât son étape jusqu’au gros bourg de Woodside, à trois ou quatre milles de Cork. Une fameuse étape à enlever avant la nuit ! Cela ne lui parut pas impossible, et Birk avait l’air d’être de cet avis.

« Allons, se dit-il, un dernier coup de collier. J’aurais le temps de me reposer là-bas. »

Le temps, oui ! Ce n’est jamais le temps qui lui manquerait, ce serait l’argent… Bah ! de quoi s’inquiétait-il ? Il possédait quatre livres en bel or, sans compter ce qui lui restait de pence. Avec un pareil pécule, on va des semaines, et des semaines… cela fait bien des jours…

En route donc, et allonge les jambes, mon garçon ! Le ciel est couvert, le vent a calmi. S’il se met à pleuvoir, n’avoir d’autre ressource que de se blottir sous quelque meule, ce n’est pas pour vous réjouir, alors qu’il y a de bons coins à vous attendre dans une des auberges de Woodside.

P’tit-Bonhomme et Birk hâtèrent le pas et, un peu avant six heures du soir, ils n’étaient plus qu’à trois milles de la bourgade, lorsque Birk, s’arrêtant, fit entendre un singulier grognement.

P’tit-Bonhomme s’arrêta aussi et regarda le long de la route : il ne vit rien.

« Qu’as-tu, Birk ? »

Birk aboya de nouveau. Puis, s’élançant à droite, courut du côté de la rivière, dont la berge n’était distante que d’une vingtaine de pas.

« Il a soif, sans doute, pensa P’tit-Bonhomme, et, ma foi, il me donne l’envie de boire. »

Il se dirigeait vers la Dripsey, lorsque le chien, poussant un aboiement plus aigu, se précipita dans le courant.

P’tit-Bonhomme, très surpris, eut atteint la berge en quelques bonds, et il allait rappeler son chien…

Il y avait là un corps entraîné par le courant rapide — le corps d’un enfant. Le chien venait de le saisir par ses habits ou plutôt ses haillons. Mais la Dripsey est pleine de remous, qui rendent son cours très dangereux. Birk essayait de revenir à la berge… C’est à peine s’il gagnait, tandis que l’enfant se raccrochait convulsivement à sa fourrure.

P’tit-Bonhomme savait nager — on se souvient que Grip le lui avait enseigné. Il n’hésita pas, et il commençait à se débarrasser de sa veste, lorsque, dans un dernier effort, Birk parvint à reprendre pied sur la berge.

P’tit-Bonhomme n’eut plus qu’à se baisser, à saisir l’enfant par ses vêtements, à le déposer en lieu sûr, tandis que le chien se secouait en aboyant.

Cet enfant était un garçon — un garçon de six à sept ans au plus. Les yeux fermés, la tête ballottante, il avait perdu connaissance…

P’tit-Bonhomme n’eut plus qu’à se baisser. (Page 304.)}}

Quel fut l’étonnement de P’tit-Bonhomme, lorsqu’il eut écarté de sa figure sa chevelure toute mouillée ?…

C’était le gamin que le comte Ashton, deux semaines avant, n’avait pas craint de frapper d’un coup de fouet sur la route de Trelingar Castle — ce qui avait attiré au jeune groom de mauvais compliments pour son intervention charitable.

Depuis quinze jours, ce pauvre petit, continuant d’aller devant lui, vaguait sur les routes… Dans l’après-midi, il était arrivé en cet endroit, au bord de la Dripsey… il avait voulu se désaltérer… sans doute… le pied lui avait glissé… il était tombé dans le courant… et, faute de Birk entraîné par son instinct de sauveteur, il n’aurait pas tardé à disparaître au milieu des remous…

Il s’agissait de le rappeler à la vie, et c’est à cela que P’tit-Bonhomme employa tous ses soins.

Malheureuse et pitoyable créature ! Sa figure allongée, son corps maigre et décharné, disaient tout ce qu’il avait souffert — la fatigue, le froid, la faim. En le tâtant de la main, on sentait que son ventre était flasque comme un sac vidé. Par quel moyen lui faire reprendre connaissance ? Ah ! en le débarrassant de l’eau qu’il avait avalée, en opérant des pressions sur son estomac, en lui insufflant de l’air par la bouche… Oui… cela vint à l’idée de P’tit-Bonhomme… Quelques instants après, l’enfant respirait, il ouvrait les yeux, et ses lèvres laissaient échapper ces mots :

« J’ai faim… j’ai faim ! »

I am hungry ! c’est le cri de l’Irlandais, le cri de toute son existence, le dernier qu’il jette au moment de mourir !

P’tit-Bonhomme possédait encore quelques provisions. D’un peu de pain et de lard, il fit deux ou trois bouchées, il les introduisit entre les lèvres de l’enfant, et celui-ci les avala gloutonnement. Il fallut le modérer, il se fût étouffé. Ces choses entraient en lui comme l’air dans une bouteille où l’on aurait fait le vide.

Alors, se redressant, il sentit ses forces lui revenir. Ses regards se fixèrent sur P’tit-Bonhomme, il hésita, puis, le reconnaissant :

« Toi… toi ?… murmura-t-il.

— Oui… Tu te rappelles ?…

— Sur la route… je ne sais plus quand…

— Moi… je le sais… mon boy…

— Oh ! ne m’abandonne pas !…

— Non… non !… Je te reconduirai… Où allais-tu ?…

— Devant… devant moi…

— Où demeures-tu ?…

— Je ne sais pas… Nulle part…

— Comment es-tu tombé dans la rivière ?… En voulant boire, sans doute ?…

— Non.

— Tu auras glissé ?

— Non… je suis tombé… exprès !

— Exprès ?…

— Oui… oui… Maintenant je ne veux plus… si tu restes avec moi…

— Je resterai… je resterai ! »

Et P’tit-Bonhomme eut des larmes plein les yeux. À sept ans, cette affreuse idée de mourir !… Le désespoir menant ce boy à la mort, le désespoir qui vient du dénuement, de l’abandon, de la faim !…

L’enfant avait refermé ses paupières. P’tit-Bonhomme se dit qu’il ne devait pas le presser de questions… Ce serait pour plus tard… Son histoire, il la connaissait d’ailleurs… C’était celle de tous ces pauvres êtres… c’était la sienne… À lui, du moins, doué d’une énergie peu commune, la pensée n’était jamais venue d’en finir ainsi avec ses misères !…

Il convenait d’aviser cependant. L’enfant n’était pas en état de faire quelques milles pour atteindre Woodside. P’tit-Bonhomme n’aurait pu le porter jusque-là. En outre, la nuit s’approchait, et l’essentiel était de trouver un abri. Aux environs, on ne voyait ni une auberge ni une ferme. D’un côté de la route, la Dripsey, longue, sans un bateau, sans une barque. De l’autre, des bois qui s’étendaient à perte de vue sur la gauche. C’était donc en cet endroit qu’il fallait passer la nuit au pied d’un arbre, sur une litière d’herbes, près d’un feu de bois mort, si cela était nécessaire. Le soleil levé, lorsque les forces seraient revenues à l’enfant, tous deux ne seraient pas gênés de gagner Woodside et peut-être Cork. On avait suffisamment de quoi souper ce soir-là, tout en gardant quelques morceaux pour le déjeuner du lendemain.

P’tit-Bonhomme prit entre ses bras le boy que la fatigue avait endormi. Suivi de Birk, il traversa la route et s’enfonça d’une vingtaine de pas sous le bois, assez obscur déjà, entre ces gros hêtres séculaires, dont on compte des milliers dans cette partie de l’Irlande.

Quelle satisfaction il éprouva de rencontrer un de ces larges troncs, à demi courbé, creusé par la vieillesse ! C’était une sorte de berceau, de nid si l’on veut, où il pourrait déposer son petit oiseau. Ce trou était rempli d’une poussière molle comme de la sciure, et en y ajoutant une brassée d’herbes, cela ferait un lit très convenable. Et même, il ne serait pas impossible de s’y blottir à deux, d’y reposer plus chaudement. Tout en dormant, l’enfant sentirait qu’il n’était plus seul.

Un instant encore et il était installé dans ce creux. Ses yeux ne se rouvrirent même pas, mais il respirait doucement et ne tarda pas à tomber dans un profond sommeil.

P’tit-Bonhomme s’occupa alors de faire sécher les vêtements que son protégé — le protégé de P’tit-Bonhomme ! — devrait reprendre le lendemain. Ayant allumé un feu de bois sec, il tordit ces haillons, il les exposa à la flamme pétillante, puis il les étendit sur une basse branche du hêtre.

Le moment était venu de souper de pain, de pommes de terre, de cheddar. Le chien ne fut point oublié, et bien que sa part n’eût pas été très grosse, il ne se plaignait point. Son jeune maître alla s’étendre dans le creux du hêtre, et, les bras autour du petit, il finit par succomber au sommeil, tandis que Birk veillait sur le couple endormi.

Le lendemain, 18 septembre, l’enfant se réveilla le premier, tout étonné d’être couché dans un si bon lit. Birk lui adressa un jappement protecteur… Dame ! est-ce qu’il n’était pas pour quelque chose dans son sauvetage ?

P’tit-Bonhomme ouvrit les yeux presque aussitôt, et le boy se jeta à son cou en l’embrassant.

« Comment te nommes-tu ? lui demanda-t-il.

— P’tit-Bonhomme. Et toi ?…

— Bob.

— Eh bien, Bob, viens t’habiller. »

Bob ne se le fit point dire deux fois. Tout vaillant, à peine se souvenait-il qu’il s’était jeté la veille dans la rivière. Est-ce qu’il n’avait pas une famille, maintenant, un père qui ne l’abandonnerait pas, ou du moins un grand frère, qui l’avait déjà consolé en lui donnant une poignée de coppers sur la route de Trelingar Castle ? Il se laissait aller à cette confiance du jeune âge, nuancée de cette familiarité naturelle qui distingue les enfants irlandais. D’autre part, il semblait à P’tit-Bonhomme que la rencontre de Bob lui avait créé de nouveaux devoirs — ceux de la paternité.

Et si Bob fut content, lorsqu’il eut une chemise blanche sous ses vêtements bien secs ! Et quels yeux il ouvrit — autant que la bouche, devant une miche de pain, un morceau de fromage, et une grosse pomme de terre, qui venait d’être réchauffée sous les cendres du foyer ! Ce déjeuner à deux, ce fut peut-être le meilleur repas qu’il eût fait depuis sa naissance…

Sa naissance ?… Il n’avait pas connu son père ; mais, plus favorisé que P’tit-Bonhomme, il avait connu sa mère… morte de misère — il y avait deux ans… trois ans… Bob ne pouvait dire au juste… Depuis, il avait été recueilli dans l’asile d’une ville, pas trop grande, dont il ignorait le nom… Plus tard, l’argent manquant, on avait fermé l’asile, et Bob s’était trouvé dans la rue — sans savoir pourquoi — il ne savait rien, Bob ! — avec les autres enfants, la plupart n’ayant pas de famille. Alors il avait vécu sur les routes, couchant n’importe où, mangeant quand il pouvait — il faisait ce qu’il pouvait, Bob ! — jusqu’au jour où, après un jeûne de quarante-huit heures, la pensée lui vint de mourir.

Telle était son histoire, qu’il raconta en mordant à même sa grosse pomme de terre, et cette histoire-là, ce n’était pas nouveau pour un ancien pensionnaire de la Hard, réduit à l’état de manivelle chez Thornpipe, un « élève » de la ragged-school !

Puis, au milieu de son bavardage, voici que la figure intelligente de Bob changea soudain, ses yeux si vifs s’éteignirent, il devint tout pâle.

« Qu’y a-t-il, lui demanda P’tit-Bonhomme.

— Tu ne vas pas me laisser seul ! » murmura-t-il.

C’était là sa grande crainte.

« Non, Bob.

— Alors… tu m’emmènes ?…

— Oui… où je vais ! »

Où ?… Bob ne tenait même pas à le savoir, pourvu que P’tit-Bonhomme l’emmenât avec lui.

« Mais ta maman… ton papa… à toi ?…

— Je n’en ai pas…

— Ah ! fit Bob, je t’aimerai bien !

— Moi aussi, mon boy, et nous tâcherons de nous arranger tous les deux.

— Oh ! tu verras comme je cours après les voitures, s’écria Bob, et les coppers qu’on me jettera, je te les donnerai ! »

Ce gamin n’avait jamais fait d’autre métier.

« Non, Bob, il ne faudra plus courir après les voitures.

— Pourquoi ?…

— Parce que ce n’est pas bien de mendier.

— Ah !… fit Bob, qui resta songeur.

— Dis-moi, as-tu de bonnes jambes ?

— Oui… mais pas grandes encore !

— Eh bien, nous allons faire une longue trotte aujourd’hui pour coucher ce soir à Cork.

À Cork ?…

— Oui… une belle ville de là-bas… avec des bateaux…

— Des bateaux… je sais…

— Et puis la mer ?… As-tu vu la mer ?…

— Non.

— Tu la verras ! Ça s’étend loin, loin !… En route !… »

Et les voilà partis, précédés de Birk, qui gambadait en balançant sa queue.

Deux milles plus loin, la route abandonne les berges de la Dripsey, et longe celles de la Lee, qui va se jeter au fond de la baie de Cork. On rencontra plusieurs voitures de touristes, qui se dirigeaient vers la partie montagneuse du comté.

Et alors Bob, emporté par l’habitude, de courir en criant : « Copper… copper ! »

P’tit-Bonhomme le rattrapa.

« Je t’ai dit de ne plus faire cela, lui répéta-t-il.

— Et pourquoi ?…

— Parce que c’est très mal de demander l’aumône !

— Même quand c’est pour manger ?… »

P’tit-Bonhomme ne répondit pas, et Bob fut très inquiet de son déjeuner jusqu’au moment où il se vit attablé dans une auberge de la route. Et, ma foi, pour six pence, tous trois se régalèrent, le grand frère, le petit frère et le chien.

Bob ne pouvait en croire ses yeux. P’tit-Bonhomme avait une bourse, et cette bourse contenait des shillings, et il en restait encore, lorsque l’écot eut été payé à l’aubergiste,

« Ces belles pièces-là, dit-il, d’où qu’elles viennent ?

— Je les ai gagnées, Bob, en travaillant…

— En travaillant ?… Moi aussi, je voudrais bien travailler… mais je ne sais pas…

— Je t’apprendrai, Bob.

— Tout de suite…

— Non… quand nous serons là-bas. »

Si l’on voulait arriver le soir même, il ne fallait pas perdre un instant. P’tit-Bonhomme et Bob se remirent en marche, et ils firent telle diligence qu’ils avaient atteint Woodside entre quatre et cinq heures du soir. Au lieu de s’arrêter dans une auberge de cette bourgade, puisqu’il n’y avait plus que trois milles, mieux valait pousser jusqu’à Cork.

« Tu n’es pas trop fatigué, mon boy ? demanda P’tit-Bonhomme,

— Non… Ça va.. ça va !… » répondit l’enfant.

Et, après un nouveau repas qui leur redonna des forces, tous les deux continuèrent l’étape.

À six heures, ils atteignaient à l’entrée de l’un des faubourgs de la ville. Un hôtelier leur offrit un lit, et, l’un dans les bras de l’autre, ils s’endormirent.