P’tit Bonhomme/Première partie/Chapitre 12

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Hetzel (p. 144-158).

XII

le retour


Actuellement, P’tit-Bonhomme était heureux et n’imaginait pas qu’il fût possible de l’être davantage — tout au présent, sans songer à l’avenir. Mais l’avenir, est-ce autre chose qu’un présent qui se renouvelle de lendemains en lendemains ?

Sa mémoire, il est vrai, lui ramenait parfois des images du passé. Il songeait souvent à cette fillette qui vivait avec lui chez la méchante femme. Sissy aurait aujourd’hui près de onze ans. Qu’était-elle devenue ?… La mort ne l’avait-elle pas délivrée comme l’autre petite ?… Il se disait qu’il la retrouverait un jour. Il lui devait tant de reconnaissance pour ses soins affectueux, et, dans son besoin de se rattacher à tous ceux qui l’avaient aimé, c’était une sœur qu’il voulait voir en elle.

Puis, il y avait Grip — le brave Grip qu’il confondait avec Sissy dans le même sentiment de gratitude. Six mois s’étaient écoulés depuis l’incendie de la ragged-school à Galway, six mois durant lesquels P’tit-Bonhomme avait été le jouet de hasards si divers ! Qu’était devenu Grip ?… Lui, non plus, ne pouvait être mort… De si bons cœurs, « ça ne cesse pas de battre comme ça !… » Ce serait plutôt aux Hards, aux Thornpipes, de s’en aller, et personne ne les regretterait… Ces bêtes-là ont la vie dure !

Ainsi raisonnait P’tit-Bonhomme, et, on s’en doute bien, il n’avait pas été sans parler à la ferme de ses amis d’autrefois. Aussi la ferme s’était-elle intéressée à leur sort.

P’tit-Bonhomme regardait à travers la campagne. (Page 150.)}}

Martin Mac Carthy avait donc fait une enquête ; mais — on ne l’a pas oublié — il n’en était rien résulté à l’égard de Sissy, la fillette ayant disparu du hameau de Rindok.

Pour ce qui est de Grip, on avait reçu une réponse de Galway. Le pauvre garçon, à peine remis de sa blessure, n’ayant plus d’emploi, avait quitté la ville, et, sans doute, il errait d’une bourgade à l’autre afin de se procurer de l’ouvrage. Gros chagrin pour P’tit-Bonhomme, de se sentir si heureux, tandis que Grip ne l’était probablement pas ! M. Martin se fût intéressé à Grip, et n’aurait pas mieux demandé que de l’occuper à la ferme, où il aurait fait du bon travail. Mais on ignorait ce qu’il était devenu… Les deux pensionnaires de l’école des déguenillés se reverraient-ils un jour ?… Pourquoi ne pas en garder l’espoir ?…

À Kerwan, la famille Mac Carthy menait une existence laborieuse et régulière. Les fermes les plus rapprochées en étaient distantes de deux ou trois milles. On ne voisine guère entre tenanciers au milieu de ces districts peu fréquentés de la basse Irlande. Tralee, le chef-lieu du comté, se trouvait à une douzaine de milles, et M. Martin ou Murdock n’y allaient que si leurs affaires les y obligeaient, les jours de marché.

La ferme dépendait de la paroisse de Silton, située à cinq milles de là — un village d’une quarantaine de maisons, avec une centaine d’habitants réunis autour de leur clocher. Le dimanche, on attelait la carriole pour conduire les femmes à la messe, et les hommes suivaient à pied. Le plus souvent, Grand’mère restait au logis par dispense du curé, eu égard à son âge, à moins qu’il ne s’agît des fêtes de Noël, de Pâques ou de l’Assomption.

Et dans quelle tenue P’tit-Bonhomme se présentait à l’église de Silton ! Ce n’était plus l’enfant en haillons qui se glissait sous le porche de la cathédrale de Galway et se dissimulait derrière les piliers. Il ne craignait plus d’être chassé, il ne tremblait pas devant cette redingote sévère, ce gilet montant, cette longue canne, dont l’ensemble constitue l’important bedeau de paroisse. Non ! il avait sa place au banc, près de Martine et de Kitty, il écoutait les chants sacrés, il y répondait d’une voix douce, il suivait l’office dans un livre à images, dont Grand-mère lui avait fait cadeau. C’était un garçon que l’on pouvait montrer avec quelque fierté, vêtu de son tweed de bonne étoffe, toujours propre et dont il prenait grand soin.

La messe achevée, on remontait dans la carriole, on revenait à Kerwan. Cet hiver-là, par exemple, il neigeait à gros tourbillons, des fois, et la bise piquait ferme. Tous avaient les yeux rougis par le froid, la face gercée. À la barbe de M. Martin et de ses fils pendaient de petits cristaux de glace, ce qui leur faisait comme des têtes de plâtre.

Il est vrai, un bon feu de racines et de tourbe que Grand’mère avait entretenu, flambait au fond de l’âtre. On s’y réchauffait, on s’asseyait devant la table, sur laquelle fumait quelque morceau de lard aux choux à forte odeur, entre un plat de pommes de terre brûlantes sous leur enveloppe rougeâtre, et une omelette dont les œufs avaient été soigneusement choisis selon leur ordre numérique.

Puis, la journée s’écoulait en lectures, en causeries, lorsque le temps ne permettait pas de sortir. P’tit-Bonhomme, sérieux et attentif, tirait profit de ce qu’il entendait.

La saison s’avançait. Février fut très froid, et mars très pluvieux. L’époque approchait où les labours allaient recommencer. En somme, l’hiver, n’ayant pas été d’une extrême rigueur, ne semblait pas devoir se prolonger. Les ensemencements se feraient en de bonnes conditions. Les tenanciers seraient en mesure de répondre aux exigences des propriétaires pour les fermages de la prochaine Noël, sans être exposés à ces funestes évictions dont tant de districts sont le théâtre, lorsque la récolte a manqué, et qui dépeuplent des paroisses entières[1].

Cependant, ainsi que l’on dit, il y avait un point noir à l’horizon de la ferme.

Deux ans auparavant, le second fils, Pat, était parti sur le navire de commerce Guardian, appartenant à la maison Marcuard de Liverpool. Deux lettres de lui étaient arrivées, après son passage à travers les mers du Sud ; la dernière remontait à neuf ou dix mois, et, depuis lors, les nouvelles faisaient absolument défaut. M. Martin avait écrit à Liverpool, cela va sans dire. Or, la réponse n’avait point été satisfaisante. On n’avait rien appris ni par les courriers ni par les correspondances maritimes, et MM. Marcuard ne cachaient pas leurs inquiétudes sur le sort du Guardian.

Il s’ensuit donc que Pat était principalement l’objet des conversations à la ferme, et P’tit-Bonhomme comprenait quel chagrin ce manque de nouvelles devait causer à la famille.

Aussi ne s’étonnera-t-on pas de l’impatience avec laquelle on attendait chaque matin le mail-coach du post-office. Notre petit garçon le guettait sur la route, qui met cette partie du comté en communication avec le chef-lieu. Du plus loin qu’il apercevait la voiture, reconnaissable à sa couleur de sang de bœuf, il courait à toutes jambes, non plus comme ces gamins en quête de quelques coppers, mais afin de savoir s’il n’y avait pas une lettre à l’adresse de Martin Mac Carthy.

Le service des postes est remarquablement établi jusque dans les parties les plus reculées des comtés de l’Irlande. Le mail s’arrête à toutes les portes pour distribuer ou recevoir les lettres. À un pan de mur, à une borne, on trouve des boîtes signalées par une plaque en fonte rouge, même des sacs, suspendus aux branches d’arbres, que le courrier lève en passant.

Par malheur, aucune lettre de la main de Pat n’arrivait à la ferme de Kerwan, aucune envoyée par la maison Marcuard. Depuis la dernière fois que le Guardian avait été vu au large de l’Australie, on n’avait pas eu de ses nouvelles.

Grand’mère était très affectée. Pat avait toujours été son enfant de prédilection. Elle en parlait sans cesse. Déjà très vieille, ne le reverrait-elle pas avant de mourir ?… P’tit-Bonhomme essayait de la rassurer.

« Il reviendra, disait-il. Je ne le connais pas, et il faut que je le connaisse… puisqu’il est de la famille.

— Et il t’aimera comme nous t’aimons tous, répondit-elle.

— C’est pourtant beau, d’être marin, Grand’mère ! Quel dommage qu’il faille se quitter, et pour si longtemps ! On ne pourrait donc pas aller en mer, toute une famille ?…

— Non, mon enfant, non, et, quand s’en est allé Pat, cela m’a fait beaucoup de peine… Qu’ils sont heureux ceux qui peuvent ne se séparer jamais !… Notre garçon aurait pu rester à la ferme… il aurait eu sa part de travail, et nous ne serions pas dévorés d’inquiétude !… Il ne l’a pas voulu… Dieu nous le ramène !… N’oublie pas de prier pour lui !

— Non, Grand’mère, je ne l’oublie pas… pour lui et pour vous tous ! »

Les labours furent repris dès les premiers jours d’avril. Grosse besogne, car la terre est encore dure, que de la retourner à la charrue, de la fouler au rouleau pour l’égaliser, de la passer à la herse. Il fallut faire venir quelques manouvriers du dehors. M. Martin et ses deux fils n’auraient pu y suffire. En effet, les moments sont précieux, quand on a dû attendre le printemps pour semer. Et puis, il y avait aussi les légumes, et en ce qui concerne les pommes de terre, à choisir ceux de ces tubercules dont les « œils » peuvent assurer une forte récolte.

En même temps, les bestiaux allaient sortir de l’étable. Les porcs, on les laissait vaguer à travers la cour et sur la route. Les vaches, que l’on mettait au piquet dans les prairies, n’exigeaient pas grande surveillance. On les menait le matin, on les ramenait le soir. La traite était l’ouvrage des femmes. Mais il y avait à garder les moutons, qui s’étaient nourris de paille, de choux et de navets pendant l’hiver, à les conduire au pacage, tantôt sur un champ, tantôt sur un autre. Il semblait bien que P’tit-Bonhomme était tout désigné pour être le berger de ce troupeau.

Martin Mac Carthy ne possédait, on le sait, qu’une centaine de moutons, de cette bonne race écossaise à longue laine plutôt grisâtre que blanche, avec le museau noir et les pattes de même couleur. Aussi, la première fois que P’tit-Bonhomme les dirigea vers la pâture, à un demi-mille de la ferme, éprouva-t-il une certaine fierté d’exercer ces nouvelles fonctions. Cette troupe bêlante qui défilait sous ses ordres, son chien Birk qui faisait ranger les retardataires, les quelques béliers qui marchaient en tête, les agneaux qui se pressaient près de leurs mères… quelle responsabilité ! Si l’un d’eux venait à s’égarer !… Si les loups rôdaient aux environs !… Non ! Avec Birk, et son couteau passé à la ceinture, le jeune berger n’avait pas peur des loups.

Il partait tout au matin, une grosse miche, un œuf dur, un morceau de lard au fond de son bissac, de quoi dîner à midi en attendant le repas du soir. Les moutons, il les comptait au sortir de l’étable, et il les comptait au retour. De même les chèvres qu’il surveillait également et que les chiens laissent libres d’aller et venir.

Pendant les premiers jours, le soleil était à peine levé, lorsque P’tit-Bonhomme remontait la route derrière son troupeau. Quelques étoiles brillaient encore vers le couchant. Il les voyait s’éteindre peu à peu, comme si le vent eût soufflé dessus. Alors les rayons solaires, frissonnant à travers l’aube, se glissaient jusqu’à lui, en piquant d’une gemme étincelante les cailloux et les gerbes. Il regardait à travers la campagne. Le plus souvent, sur un champ voisin, M. Martin et Murdock poussaient la charrue, qui laissait un sillon droit et noirâtre derrière elle. Dans un autre, Sim lançait d’un geste régulier la semence que la herse allait bientôt recouvrir d’une légère couche de terre.

Il faut retenir que P’tit-Bonhomme, quoiqu’il ne fût qu’au début de la vie, était plus porté à saisir le côté pratique que le côté curieux des choses. Il ne se demandait pas comment d’un simple grain il pouvait sortir un épi, mais combien l’épi rendrait de grains de blé, d’orge ou d’avoine. Et, la moisson venue, il se promettait de les compter, comme il comptait les œufs de la basse-cour, et d’inscrire le résultat de ses calculs. C’était sa nature. Il eût plutôt compté les étoiles qu’il ne les eût admirées.

Par exemple, il accueillait avec joie l’apparition du soleil, moins encore pour la lumière que pour la chaleur qu’il venait répandre sur le monde. On dit que les éléphants de l’Inde saluent l’astre du jour, quand il se lève à l’horizon, et P’tit-Bonhomme les imitait, s’étonnant que ses moutons ne fissent pas entendre un long bêlement de reconnaissance. N’est-ce pas lui qui fond les neiges dont le sol est recouvert ? Pourquoi donc, en plein midi, au lieu de le regarder en face, ces animaux se serraient-ils les uns contre les autres, la tête basse, de telle façon qu’on ne leur voyait plus que le dos, faisant ce qu’on appelle leur « prangelle ». Décidément, les moutons sont des ingrats !

Il était rare que P’tit-Bonhomme ne fût pas seul sur les pâtures pendant la plus grande partie de la journée. Quelquefois, cependant, Murdock ou Sim s’arrêtaient sur la route, non pour surveiller le berger, car on pouvait se fier à lui, mais par goût d’échanger quelques propos familiers.

« Eh ! lui disaient-ils, le troupeau va-t-il bien, et l’herbe est-elle épaisse ?…

— Très épaisse, monsieur Murdock.

— Et tes moutons sont sages ?…

— Très sages, Sim… Demande à Birk… Il n’est jamais obligé de les mordre ! »

Birk, pas beau, mais très intelligent, très courageux, était devenu le fidèle compagnon de P’tit-Bonhomme. Il est positif que tous deux causaient ensemble, des heures durant. Ils se disaient des choses qui les intéressaient. Lorsque le jeune garçon le regardait dans les yeux en lui parlant, Birk, dont le long nez tremblottait au bout de sa narine brune, semblait humer ses paroles. Il remuait bavardement sa queue — cette queue qu’on a justement appelée un « sémaphore portatif ». Deux bons amis, à peu près du même âge, et qui s’entendaient bien.

Avec le mois de mai, la campagne devint verdoyante. Les fourrages faisaient déjà une chevelure touffue de sainfoin, de trèfle et de luzerne aux pâturages. Il est vrai, les champs, ensemencés de grains, n’avaient jusqu’ici que de menues pousses, pâles comme ces premiers cheveux qui apparaissent sur la tête d’un bébé. P’tit-Bonhomme éprouvait l’envie d’aller les tirer pour les faire grandir. Et, un jour que M. Martin était venu le rejoindre, il lui communiqua sa fameuse idée.

« Eh, mon garçon, répondit le fermier, est-ce que si l’on te tirait les cheveux, tu t’imagines qu’ils en pousseraient plus vite ?… Non ! on te ferait mal, voilà tout.

— Alors, il ne faut pas ?…

— Non, il ne faut jamais faire de mal à personne, pas même aux plantes. Laisse venir l’été, laisse agir la nature, et tous ces brins verts formeront de beaux épis, et on les coupera pour avoir leur grain et leur paille !

— Vous pensez, monsieur Martin, que la moisson sera belle cette année ?

— Oui ! cela s’annonce bien. L’hiver n’a pas été trop rude, et, depuis le printemps, nous avons eu plus de jours de soleil que de jours de pluie. Dieu veuille que cela continue pendant trois mois, et la récolte paiera amplement les taxes et les fermages. »

Cependant, il y avait des ennemis avec lesquels il fallait compter. C’étaient les oiseaux pillards et voraces, qui pullulent à la surface de la campagne irlandaise. Passe pour ces hirondelles, qui ne vivent que d’insectes durant leur séjour de quelques mois ! Mais les moineaux effrontés et gourmands, véritables souris de l’air, qui s’attaquent aux graines, et surtout, ces corbeaux, dont les ravages sont intolérables, que de mal ils causent aux récoltes !

Ah ! les abominables volatiles, comme ils faisaient enrager P’tit-Bonhomme ! Comme ils avaient bien l’air de se moquer ! Lorsqu’il conduisait ses moutons à travers les pâturages, il en faisait lever des bandes noirâtres, qui jetaient des croassements aigus et s’envolaient, les pattes pendantes. C’étaient des bêtes d’une énorme envergure, que leurs puissantes ailes entraînaient rapidement. P’tit-Bonhomme se mettait à leur poursuite, il excitait Birk qui s’époumonait en aboyant. Que faire contre des oiseaux qu’on ne peut approcher ? ils vous narguent même à dix pas. Puis : « Krrroa… krrroa !… » et la nuée déguerpit !
p’tit-bonhomme vit les corbeaux se poser. (Page 153.)

Ce qui dépitait P’tit-Bonhomme, c’est que les épouvantails, placés au milieu des pièces de blé ou d’avoine, ne servaient à rien. Sim avait fabriqué des mannequins d’aspect terrible, les bras étendus, le corps vêtu de loques qui s’agitaient au vent. Des enfants en auraient eu peur, certainement ; les corbeaux, pas le moins du monde. Peut-être convenait-il d’imaginer quelque machine plus effrayante et moins taciturne. C’est une idée qui vint à notre héros après de longues méditations. Le mannequin remue ses bras, sans doute, lorsque la brise est forte, mais il ne parle pas, il ne crie pas : il fallait le faire crier.

Excellente idée, on l’avouera, et, pour la mettre à exécution, Sim n’eut qu’à fixer sur la tête de l’appareil une crécelle que le vent faisait tourner avec bruit.

Bah ! si messieurs les corbeaux se montrèrent, sinon inquiets, du moins étonnés les deux premiers jours, le troisième, ils n’y prirent plus garde, et P’tit-Bonhomme les vit se poser tranquillement sur le mannequin, dont la crécelle ne pouvait lutter avec leurs croassements.

« Décidément, pensa-t-il, tout n’est pas parfait en ce bas monde ! »

À part ces quelques ennuis, les choses marchaient à la ferme. P’tit-Bonhomme y était aussi heureux que possible. Pendant les longues soirées de cet hiver il avait fait des progrès sérieux en écriture et en calcul. Et, maintenant, lorsqu’il rentrait à la fin du jour, il mettait en ordre sa comptabilité. Elle comprenait, avec les œufs des poules, les poussins du poulailler inscrits à la date de leur naissance et numérotés suivant leur espèce. Il en était de même des porcelets et des lapins, qui forment des familles nombreuses en Irlande comme ailleurs. Ce n’était pas là une mince besogne pour le jeune comptable. Aussi lui en savait-on gré. Il témoignait d’un esprit si ordonné qu’on l’y encourageait. Et, chaque soir, M. Martin lui remettait le caillou convenu qu’il glissait dans son pot de grès. Ces cailloux-là avaient à ses yeux autant de valeur que des shillings. Après tout, la monnaie, ce n’est qu’une affaire de convention. En outre, le pot contenait aussi la belle guinée d’or que lui avait valu son début au théâtre de Limerick, et dont, par on ne sait quelle réserve, il n’avait point parlé à la ferme. Au surplus, faute d’en avoir l’emploi puisqu’il ne manquait de rien, il lui attribuait un moindre prix qu’à ses petites pierres, lesquelles attestaient son zèle et sa parfaite conduite.

La saison ayant été favorable, on fit les préparatifs pour les travaux de fenaison dès la dernière semaine de juillet. Bonne apparence de récolte. Tout le personnel de la ferme dut être mis en réquisition. Une cinquantaine d’acres à faucher, ce fut l’ouvrage de Murdock, de Sim et de deux manouvriers du dehors. Les femmes leur venaient en aide pour étendre le fourrage frais afin de le faire sécher, avant de le mettre en « moffles » — puis de le rentrer à l’intérieur des granges. Sous un climat aussi pluvieux, on comprend qu’il n’y ait pas une journée à perdre, et, si le temps est au beau, que l’on se hâte d’en profiter. Peut-être P’tit-Bonhomme négligea-t-il son troupeau pendant une semaine, désireux de seconder Martine et Kitty. De quelle ardeur il massait les herbes avec son râteau, et comme il s’entendait à édifier ses moffles !

Ainsi s’écoula cette année — l’une des plus heureuses de M. Martin à la ferme de Kerwan.

Elle n’aurait laissé aucun regret, si on avait eu des nouvelles de Pat. C’était à croire que la présence de P’tit-Bonhomme portait bonheur. Lorsque le collecteur des taxes et le receveur des redevances se présentèrent, ils furent payés intégralement. À l’hiver qui suivit, exempt de grands froids et très humide, succéda un printemps précoce, lequel justifia les espérances que les cultivateurs avaient conçues.

On retourna à la vie des champs. P’tit-Bonhomme reprit les longues journées avec Birk et ses moutons. Il vit les herbages reverdir, il entendit le bruit menu que font le blé, le seigle, l’avoine, lorsque l’épi commence à se former. Il s’amusa du vent qui effleurait les panaches soyeux des orges. Et puis, on parlait d’une autre récolte impatiemment attendue, une chose qui faisait sourire Grand’mère… Oui ! trois mois ne s’écouleraient pas sans que la famille Mac Carthy se fût accrue d’un nouveau membre, dont Kitty se préparait à lui faire cadeau.

Pendant la fenaison en août, voici que précisément au plus fort de la besogne, un des ouvriers fut pris de fièvre et ne put continuer son travail. Pour le remplacer, il fallait s’adresser à quelque faucheur en chômage, s’il s’en trouvait encore. L’ennui était que M. Martin dût perdre une demi-journée à courir jusqu’à la paroisse de Silton. Aussi accepta-t-il volontiers, lorsque P’tit-Bonhomme offrit de s’y rendre.

On pouvait se fier à lui pour porter un mot et le remettre au destinataire. Cinq milles sur une route qu’il connaissait, puisqu’il la parcourait chaque dimanche, ce n’était pas chose à l’embarrasser. Et même, il se proposait d’aller à pied, les chevaux et l’âne étant occupés au charroi des fourrages. En quittant la ferme de grand matin, il promettait d’être de retour avant midi.

Petit-Bonhomme partit dès l’aube, d’un pas délibéré, ayant dans sa poche la lettre du fermier qu’il devait remettre à l’aubergiste de Silton, et, dans son bissac, de quoi manger en route.

Le temps était beau, rafraîchi par une légère brise de l’est, et les trois premiers milles furent allègrement enlevés.

Personne ni sur le chemin ni à l’intérieur des maisons isolées. Tout le monde était pris par les travaux des champs. À perte de vue, la campagne se montrait couverte de milliers de moffles, qui ne tarderaient pas à être rentrées.

En un certain endroit, la route rencontre un bois épais qu’elle contourne en s’allongeant d’un mille au moins. P’tit-Bonhomme jugea que mieux valait traverser ce bois afin de gagner du temps. Il y pénétra donc, non sans éprouver cette crainte toute naturelle que la forêt inspire aux enfants — la forêt où il y a des voleurs, la forêt où il y a des loups, la forêt où se passent toutes les histoires que l’on raconte pendant les veillées. Il est vrai, en ce qui concerne le loup, Paddy prie volontiers les saints pour qu’ils le maintiennent en bonne santé et il l’appelle « son parrain ».

P’tit-Bonhomme avait à peine fait une centaine de pas le long d’une étroite allée, qu’il s’arrêta à la vue d’un homme étendu au pied d’un arbre.

Était-ce un voyageur qui était tombé à cette place, ou tout simplement un passant qui se reposait avant de se remettre en chemin ?

P’tit-Bonhomme regardait, immobile, et, l’homme ne remuant pas, il s’avança.

L’homme dormait d’un profond sommeil, ses bras croisés, son chapeau rabattu sur ses yeux. Il paraissait jeune, vingt-cinq ans au plus. À ses bottes terreuses, à ses vêtements poussiéreux, nul doute qu’il ne vînt de fournir une longue étape, en remontant la route de Tralee.

Mais ce qui attira surtout l’attention de P’tit-Bonhomme, c’est que ce voyageur devait être un marin… oui ! avoir son costume et son bagage contenu dans un sac de grosse toile goudronnée. Sur ce sac, il y avait une adresse que notre garçonnet put lire, dès qu’il se fut approché.

« Pat… s’écria-t-il, c’est Pat ! »

Oui ! Pat, et on l’eût reconnu rien qu’à sa ressemblance avec ses frères, Pat dont on n’avait plus de nouvelles depuis si longtemps, Pat dont on attendait le retour avec tant d’impatience !

Et alors P’tit-Bonhomme fut sur le point de l’appeler, de le réveiller… Il se retint. La réflexion lui fit comprendre que si Pat reparaissait à la ferme, sans que l’on fût préparé à le revoir, sa mère et sa grand’mère surtout, éprouveraient un tel saisissement qu’elles pourraient en être malades. Non ! mieux valait prévenir M. Martin… Il arrangerait les choses en douceur… Il préparerait les femmes à l’arrivée de leur fils et petit-fils… Quant à la commission pour l’aubergiste de Silton, eh bien ! on la ferait demain… Et puis, Pat, n’était-ce pas un travailleur tout indiqué, un enfant de la ferme, qui en vaudrait bien un autre ?… D’ailleurs, le jeune marin était fatigué, et, en effet, il avait quitté Tralee au milieu de la nuit, après y être venu par le railway. Dès qu’il serait sur pied, il aurait vite fait d’atteindre la ferme. L’essentiel, c’était de l’y précéder, afin que son père et ses frères, avertis à temps, pussent venir au-devant de lui.

Inutile, pas vrai, de lui laisser ce paquet pendant les trois derniers milles ? Pourquoi P’tit-Bonhomme ne s’en chargerait-il pas ? N’était-il pas assez fort pour le porter sur ses épaules ?… En outre, cela lui ferait tant de plaisir de se charger d’un sac de matelot… un sac qui avait navigué… Songez donc !…

Il prit le sac par la boucle de corde qui le fermait, et, l’ayant assujetti sur son dos, il s’élança du côté de la ferme.

Une fois sorti du bois, il n’y avait plus qu’à suivre la grande route, qui filait droit pendant un demi-mille.

P’tit-Bonhomme n’avait pas fait cinq cents pas dans cette direction, qu’il entendit des cris retentir en arrière. Ma foi, il ne voulut ni s’arrêter ni ralentir sa marche, et chercha au contraire à gagner de l’avant.

Mais, en même temps qu’on criait, on courait aussi.

C’était Pat.

En se réveillant, il n’avait plus trouvé son sac. Furieux, il s’était jeté hors du bois, il avait aperçu l’enfant au tournant de la route.

« Eh ! voleur… t’arrêteras-tu ?… »

On imagine bien que P’tit-Bonhomme n’entendait pas de cette oreille-là. Il courait de son mieux. Mais, avec ce sac sur le dos, il ne pouvait manquer d’être rattrapé par le jeune marin, qui devait avoir des jambes de gabier.

« Ah ! voleur… voleur… tu ne m’échapperas pas… et ton affaire est claire ! »

Alors, sentant que Pat n’était plus qu’à deux cents pas derrière lui, P’tit-Bonhomme laissa tomber le sac et se mit à détaler de plus belle.

Pat ramassa le sac et continua sa poursuite.

Bref, la ferme apparut au moment où Pat, étant parvenu à rejoindre l’enfant, le tenait par le collet de sa veste.

M. Martin et ses fils étaient dans la cour, occupés à décharger des bottes de fourrage. Quel cri leur échappa, sans qu’ils eussent pris garde de le retenir.

« Pat… mon fils !…

— Frère… Frère !… »

Et voilà Martine et Kitty, et voilà Grand’mère, qui accourent pour serrer Pat entre leurs bras…

P’tit-Bonhomme restait là, les yeux rayonnants de joie, se demandant s’il n’y aurait pas une caresse pour lui…

« Ah… mon voleur ! » s’écria Pat.

Tout s’expliqua en quelques mots, et P’tit-Bonhomme, s’élançant vers Pat, lui grimpa au cou, comme s’il se fût hissé à la hune d’un navire.



  1. C’est depuis 1870, que les fermiers ne peuvent plus être expulsés sans recevoir une indemnité pour les améliorations qu’ils ont faites au sol.