P’tit Bonhomme/Première partie/Chapitre 5

La bibliothèque libre.
Hetzel (p. 48-61).

V

encore la ragged-school.


En rentrant à l’école, Grip crut devoir attirer l’attention de M. O’Bodkins sur la conduite de Carker et des autres. Ce ne fut point pour parler des tours qu’on lui jouait et dont il ne s’apercevait même pas la plupart du temps. Non ! il s’agissait de P’tit-Bonhomme et des mauvais traitements auxquels il était en butte. Cette fois, cela avait été poussé si loin que, sans l’intervention de Grip, il y aurait maintenant un cadavre d’enfant que les lames rouleraient sur la grève de Salthill.

Pour toute réponse, Grip n’obtint qu’un hochement de tête de M. O’Bodkins. Il aurait dû le comprendre, c’étaient de ces choses qui ne regardent point la comptabilité. Que diable ! le grand-livre ne peut avoir une colonne pour les taloches et une autre pour les coups de pied ! Cela ne saurait pas plus s’additionner, en bonne arithmétique, que trois cailloux et cinq chardonnerets. Sans doute M. O’Bodkins avait comme directeur le devoir de s’inquiéter des agissements de ses pensionnaires ; mais, comme comptable, il se borna à envoyer promener le surveillant de l’école.

À partir de ce jour, Grip résolut de ne plus perdre de vue son protégé, de ne jamais le laisser seul dans la grande salle, et, quand il sortait, il prenait soin de l’enfermer au fond de son galetas, où du moins l’enfant se trouvait en sûreté.

Les derniers mois de l’été s’écoulèrent. Septembre arriva. C’est déjà l’hiver pour les districts des comtés du nord, et l’hiver de la
Toute l’école se pressait autour du foyer. (Page 50.)

haute Irlande est fait d’une succession ininterrompue de neiges, de bises, de rafales, de brouillards, venus des plaines glacées de l’Amérique septentrionale, et que les vents de l’Atlantique précipitent sur l’Europe.

Un temps âpre et rude aux riverains de cette baie de Galway, enserrée dans son écran de montagnes comme entre les parois d’une glacière. Des jours bien courts et des nuits bien longues à passer pour ceux dont le foyer n’a ni houille ni tourbe. Ne vous étonnez pas si la température est basse alors à l’intérieur de la ragged-school, sauf peut-être dans la chambre de M. O’Bodkins. Est-ce que si le directeur-comptable n’était pas au chaud, son encre resterait liquide en son encrier ?… Est-ce que ses paraphes ne seraient pas gelés avant qu’il eût pu achever leur fioriture ?

C’était ou jamais le moment d’aller ramasser par les rues, sur les routes, tout ce qui est susceptible de se combiner avec l’oxygène pour produire de la chaleur. Médiocre ressource, il faut le reconnaître, lorsqu’on en est réduit aux branches tombées des arbres, aux escarbilles abandonnées à la porte des maisons, aux cassures de charbon que les pauvres se disputent sur les quais de déchargement du port. Les pensionnaires de l’école s’occupaient donc à cette récolte, et combien les glaneurs étaient nombreux !

Notre petit garçon prenait sa part de ce pénible travail. Chaque jour, il rapportait un peu de combustible. Ce n’était pas mendier, cela. Aussi, tant bien que mal, l’âtre brillait-il de vilaines flammes fumeuses dont il fallait se contenter. Toute l’école, gelée sous ses haillons, se pressait autour du foyer — les plus grands aux bonnes places, cela va de soi, tandis que le souper essayait de cuire dans la marmite. Et quel souper !… Des croûtes de pain, des pommes de terre de rebut, quelques os auxquels adhéraient encore des bribes de chair, une abominable soupe, où les taches de graisse remplaçaient les yeux du bouillon gras.

Il va sans dire que, devant le feu, il n’y avait jamais une place pour P’tit-Bonhomme, et rarement une écuelle de ce liquide que la vieille réservait aux plus grands. Ceux-ci se jetaient dessus comme des chiens affamés, et n’hésitaient pas à montrer les crocs pour défendre leur maigre portion.

Heureusement, Grip s’empressait d’emmener l’enfant dans son trou, et il lui donnait le meilleur de ce qui lui revenait pour sa part de la réfection quotidienne. Sans doute, il n’y avait pas de feu là-haut. Cependant, en se blottissant sous la paille, en se serrant l’un contre l’autre, tous deux parvenaient à se garantir du froid, puis à s’endormir, et le sommeil, peut-être cela réchauffe-t-il ?… Il faut l’espérer du moins.

Un jour, Grip eut un vrai coup de fortune. Il était en promenade et filait le long de la principale rue de Galway, lorsqu’un voyageur qui rentrait à Royal-Hotel, le pria de lui porter une lettre au post-office. Grip s’empressa de faire la commission et, pour sa peine, il reçut un beau shilling tout neuf. Certes, ce n’était pas un gros capital qui lui arrivait sous cette forme, et il n’aurait pas à se creuser la tête pour décider s’il le placerait en rentes sur l’État ou en valeurs industrielles. Non ! le placement tout indiqué se ferait en nature, beaucoup dans l’estomac de P’tit-Bonhomme, un peu dans le sien. Il acheta donc une portion de charcuterie variée qui dura trois jours, et dont on se régala en cachette de Carker et des autres. On le pense bien, Grip entendait ne rien partager avec ceux qui ne partageaient jamais avec lui.

En outre — ce qui rendit particulièrement heureuse la rencontre de Grip et du voyageur de Royal-Hotel — c’est que ce digne gentleman, le voyant si mal vêtu, se défit en sa faveur d’un tricot de laine qui était en bon état.

Ne croyez pas que Grip eût songé à le garder pour son usage personnel. Non ! il ne pensa qu’à P’tit-Bonhomme. Ce serait « fameux » d’avoir ce bon tricot sous ses haillons.

« Il s’ra là-d’dans comme un mouton sous sa laine ! » se dit le brave cœur.

Mais le mouton ne voulut point que Grip se dépouillât de sa toison à son profit. Il y eut discussion. Enfin les choses purent s’arranger à la satisfaction commune.

En effet, le gentleman était gros, et son tricot eût fait deux fois le tour du corps de Grip. Le gentleman était grand, et son tricot eût enveloppé P’tit-Bonhomme de la tête aux pieds. Donc, en gagnant sur la hauteur et la largeur, il ne serait pas impossible d’ajuster le tricot à l’avantage des deux amis. Demander à cette vieille ivrognesse de Kriss de découdre et de recoudre, autant lui demander de renoncer à sa pipe. Aussi, s’enfermant dans le galetas, Grip se mit-il à l’œuvre en y concentrant toute son intelligence. Après avoir pris mesure sur l’enfant, il travailla si adroitement qu’il parvint à confectionner une bonne veste de laine. Quant à lui, il se trouva pourvu d’un gilet — sans manches, il est vrai — mais enfin un gilet, c’est déjà quelque chose.

Il va de soi que recommandation fut faite à P’tit-Bonhomme de cacher sa veste sous ses loques, afin que les autres ne pussent la voir. Plutôt que de la lui laisser, ils l’auraient mise en morceaux. C’est ce qu’il fit, et s’il apprécia l’excellente chaleur de ce tricot pendant les grands froids de l’hiver, nous le laissons à penser.

À la suite d’un mois d’octobre excessivement pluvieux, novembre déchaîna sur le comté une bise glaciale qui condensa en neige toute l’humidité de l’atmosphère. La couche blanche dépassa l’épaisseur de deux pieds dans les rues de Galway. La récolte quotidienne de houille et de tourbe s’en ressentit. On gelait rudement dans la ragged-school, et si le foyer manquait de combustible, l’estomac, qui est un foyer, en manquait également, car on n’y faisait pas de feu tous les jours.

Il fallait bien, néanmoins, au milieu de ces tempêtes de neige, à travers les courants glacés, le long des rues, sur les routes, que les déguenillés cherchassent à pourvoir aux besoins de l’école. Maintenant, on ne trouvait plus rien à ramasser entre les pavés. L’unique ressource, c’était d’aller de porte en porte. Certes, la paroisse faisait ce qu’elle pouvait pour ses pauvres ; mais, sans parler de la ragged-school, nombre d’établissements de charité se réclamaient d’elle en ce temps de misère.

Les enfants étaient dès lors réduits à quêter d’une maison à l’autre, et quand toute pitié n’y était pas éteinte, on ne leur faisait pas mauvais accueil. Le plus souvent, il est vrai, avec quelle brutalité on les recevait, avec quelles menaces en cas qu’ils s’aviseraient de revenir, et ils rentraient alors les mains vides…

P’tit-Bonhomme n’avait pu se refuser à suivre l’exemple de ses compagnons. Et pourtant, lorsqu’il s’arrêtait devant une porte, après en avoir soulevé le marteau, il lui semblait que ce marteau retombait d’un grand coup sur sa poitrine. Alors, au lieu de tendre la main, il demandait si l’on n’avait pas quelque commission à lui donner. Il s’épargnait du moins la honte de mendier… Une commission à ce gamin de cinq ans, on savait ce que cela voulait dire, et parfois, on lui jetait un morceau de pain… qu’il prenait en pleurant. Que voulez-vous ?… la faim.

Avec décembre, le froid devint très rigoureux et très humide. La neige ne cessait de tomber à gros flocons. C’est à peine si l’on pouvait reconnaître son chemin à travers les rues. À trois heures de l’après-midi, il fallait allumer le gaz, et la lumière jaunâtre des becs ne parvenait point à percer l’amas des brumes, comme si elle eût perdu tout pouvoir éclairant. Ni voitures ni charrettes en circulation. De rares passants se hâtant vers leur logis. Et P’tit-Bonhomme, avec les yeux brûlés par le froid, les mains et la figure bleuies sous les morsures de la bise, courait en serrant étroitement ses loques blanches de neige…

Enfin ce pénible hiver s’acheva. Les premiers mois de l’année 1877 furent moins durs. L’été fit une précoce apparition. Il y eut d’assez fortes chaleurs dès le mois de juin.

Le 17 août, P’tit-Bonhomme — il avait alors cinq ans et demi — eut la bonne chance d’une trouvaille, qui allait avoir des conséquences très inattendues.

À sept heures du soir, il suivait une des ruelles aboutissant au pont du Claddagh, et revenait à la ragged-school, certain d’y être fort mal reçu, car sa tournée n’avait point été fructueuse. Si Grip n’avait pas quelque vieille croûte en réserve, tous deux devraient se passer de souper ce soir-là. Ce ne serait pas la première fois, d’ailleurs, et de s’attendre à manger tous les jours, à heure fixe, c’eût été de la présomption. Que les riches aient de ces habitudes, rien de mieux, puisque c’est dans leurs moyens. Mais un pauvre diable, ça mange quand ça peut, et « ça n’mang’pas, quand ça n’peut pas ! » disait Grip, très habitué à se nourrir de maximes philosophiques.

Or, voilà qu’à deux cents pas de l’école, P’tit-Bonhomme buta et s’étendit de tout son long sur le pavé. Comme il n’était point tombé de haut, il ne se fit aucun mal. Mais, au moment où il s’étalait, un objet, heurté par son pied, avait roulé devant lui. C’était une grosse bouteille de grès, qui ne s’était pas cassée — par bonheur, car il aurait pu être blessé grièvement.

Notre petit garçon se releva, et, en cherchant autour de lui, finit par retrouver cette bouteille, dont la contenance pouvait être de deux à trois gallons. Un bouchon de liège fermait son goulot, et il suffisait de l’enlever avec la main pour savoir ce que contenait ladite bouteille.

P’tit-Bonhomme la déboucha donc, et il lui sembla qu’elle était pleine de gin.

Ma foi, il y aurait là de quoi satisfaire tous les déguenillés, et, ce jour-là, P’tit-Bonhomme put être assuré qu’on lui ferait un excellent accueil.

Personne dans la ruelle, aucun passant ne l’avait vu, et deux cents pas le séparaient de la ragged-school.

Mais alors des idées lui vinrent — des idées qui ne seraient venues ni à Carker ni aux autres. Elle ne lui appartenait pas, cette bouteille. Ce n’était point un don de charité, ce n’était pas un débris jeté aux ordures, c’était un objet perdu. Sans doute, de retrouver son propriétaire, cela ne laisserait pas d’être assez difficile. N’importe, sa conscience lui disait qu’il n’avait pas le droit de disposer de la chose d’autrui. Il savait cela d’instinct, car Thornpipe pas plus que M. O’Bodkins ne lui avaient jamais enseigné ce que c’est que d’être honnête. Heureusement, il y a de ces cœurs d’enfant où c’est écrit tout de même.

P’tit-Bonhomme, assez embarrassé de sa trouvaille, prit la résolution de consulter Grip. Bien sûr, Grip parviendrait à opérer la restitution. L’essentiel, c’était d’introduire la bouteille dans le galetas sans être vu des vauriens, car ils ne s’inquiéteraient guère de la rendre à qui elle appartenait. Deux ou trois gallons de gin !… Quelle aubaine !… La nuit venue, il n’en resterait pas une goutte… Pour ce qui concerne Grip, P’tit-Bonhomme en répondait comme de lui. Il ne toucherait pas à la bouteille, il la cacherait sous la paille, et, le lendemain, il prendrait des informations dans le quartier. S’il le fallait, tous deux iraient de maison en maison, ils frapperaient aux portes : ce ne serait pas pour mendier, cette fois.

P’tit-Bonhomme se dirigea alors vers l’école, en essayant, non sans peine, de cacher la bouteille qui faisait une grosse bosse sous ses haillons.

Par malchance, lorsqu’il fut arrivé devant la porte, voici que Carker sortit brusquement, et il ne put éviter le choc. D’ailleurs Carker l’ayant reconnu et le voyant seul, trouva l’occasion bonne pour lui payer l’arriéré qu’il lui devait depuis l’intervention de Grip sur la grève de Salthill.

Il se jeta donc sur P’tit-Bonhomme, et, ayant senti la bouteille sous ses loques, il la lui arracha.

« Eh ! qu’est-ce que ça ? s’écria-t-il.

— Ça !… ce n’est pas à toi !

— Alors… c’est à toi ?

— Non… ce n’est pas à moi ! »

Et P’tit-Bonhomme voulut repousser Carker, lequel, d’un coup de pied, l’envoya rouler à trois pas.

S’emparer de la bouteille, puis rentrer dans la salle, c’est ce que Carker eut fait en un instant, et P’tit-Bonhomme ne put que le suivre en pleurant de rage.

Il essaya encore de protester ; mais Grip n’étant pas là pour lui venir en aide, ce qu’il reçut de taloches, de coups de pieds, de coups de dents même !… Jusqu’à la vieille Kriss qui s’en mêla, dès qu’elle eut aperçu la bouteille.

« Du gin, s’écria-t-elle, du bon gin, et il y en aura pour tout le monde ! »

Assurément P’tit-Bonhomme eût mieux fait de laisser cette bouteille dans la rue, où son propriétaire la cherchait peut-être à cette heure, car, enfin, deux ou trois gallons de gin, ça vaut des shillings et même plus d’une demi-couronne. Il aurait dû se dire qu’il lui serait impossible de remonter au galetas de Grip sans être vu. Maintenant, il était trop tard.

Quant à s’adresser à M. O’Bodkins, à lui raconter ce qui venait de se passer, il aurait été bien accueilli. Aller au cabinet du directeur, entrouvrir sa porte si peu que ce fût, risquer de le déranger au plus fort de ses calculs… Et puis, qu’en serait-il résulté ? M. O’Bodkins aurait fait apporter la bouteille, et ce qui entrait dans son bureau n’en sortait guère.

P’tit-Bonhomme ne pouvait rien, et il se hâta de rejoindre Grip au galetas, afin de tout lui dire.

« Grip, demanda-t-il, ce n’est pas à soi, n’est-ce pas, une bouteille qu’on trouve ?…

— Non… j’crois pas, répondit Grip. Est-ce que t’as trouvé une bouteille ?…

— Oui… j’avais l’intention de te la donner, et, demain, nous aurions été savoir dans le quartier…

À qui qu’elle appartient ?… dit Grip.

— Oui, et peut-être en cherchant…

— Et ils te l’ont prise, c’te bouteille ?…

— C’est Carker !… J’ai essayé de l’empêcher… et alors les autres… Si tu descendais, Grip ?…

— Je vais descendre, et nous verrons à qui qu’elle rest’ra, la bouteille !… »

Mais lorsque Grip voulut sortir, il ne le put. La porte était fermée à l’extérieur.

Cette porte, vigoureusement secouée, résista, à la grande joie de la bande, qui criait d’en bas :

« Eh ! Grip !…

— Eh ! P’tit-Bonhomme !…

À leur santé ! »

Grip, ne pouvant enfoncer la porte, se résigna suivant son habitude, s’efforçant de calmer son compagnon très en colère.

« Bon ! dit-il, laissons-les, ces bêtes !

— Oh ! n’être pas le plus fort !

— À quoi qu’ça servirait !… Tiens, P’tit, v’là des pommes de terre que je t’ai gardées… Mange…

— Je n’ai pas faim, Grip !

— Mange tout d’même, et puis on s’fourr’ra sous la paille pour dormir. »

C’était ce qu’il y aurait de mieux à faire, après un souper, hélas ! si maigre.

Si Carker avait fermé la porte du galetas, c’est qu’il ne tenait pas à être dérangé ce soir-là. Grip sous les verrous, on serait à son aise pour fêter la bouteille de gin, et Kriss ne s’y opposerait pas, pourvu qu’on lui réservât sa part.

Et alors la liqueur circula dans les tasses. Quels cris, quels hurlements ! Il ne leur en fallait pas beaucoup, à ces vauriens, pour les griser, sauf Carker peut-être, qui avait déjà l’habitude des boissons alcooliques.

C’est ce qui ne tarda pas d’arriver. La bouteille n’était pas à demi vide, quoique Kriss y eût puisé à même, que l’ignoble bande était plongée dans l’ivresse. Et ce tumulte, ce vacarme, ne suffirent pas à tirer M. O’Bodkins de son indifférence accoutumée. Que lui importait ce qui se passait en bas, lorsqu’il était en haut devant ses cartons et ses livres ?… La trompette du jugement dernier n’aurait pu l’en distraire.

Et pourtant, il allait bientôt être brusquement arraché de son bureau — non sans grand dommage pour sa chère comptabilité.

Après avoir absorbé un gallon et demi de gin, des trois que contenait la bouteille, la plupart des garnements étaient tombés sur leur paille, pour ne pas dire leur fumier. Et là, ils se fussent endormis, s’il ne fût venu à Carker l’idée de faire un brûlot.

Un brûlot, c’est un punch. Au lieu de rhum, on met du gin dans une casserole, on l’allume, il flambe, et on le boit tout brûlant.

C’est ce qu’imagina Carker, pour le plus vif plaisir de la vieille Kriss et de deux ou trois autres qui résistaient encore. Certes, il manquait certains ingrédients à ce brûlot, mais les pensionnaires de la ragged-school n’étaient point exigeants.

Lorsque le gin eut été versé dans la marmite — l’unique ustensile que la vieille Kriss eût à sa disposition — Carker prit une allumette, et alluma le brûlot.

Dès que la flamme bleuâtre eut éclairé la salle, ceux de ces déguenillés qui pouvaient se tenir sur leurs jambes commencèrent une ronde bruyante autour de la marmite. Qui eût passé en ce moment dans la rue, aurait cru qu’une légion de diables avait envahi l’école. Il est vrai, ce quartier est désert aux premières heures de la nuit.

Soudain une vaste lueur apparut à l’intérieur de la maison. Un faux pas ayant renversé le récipient, d’où débordaient les vapeurs enflammées du gin, le liquide se répandit sur la paille, en gagnant jusqu’aux derniers recoins de la salle. En un instant, le feu fut partout, comme s’il eût fusé d’un tas de pièces d’artifices. Ceux qui étaient valides et ceux qui furent tirés de leur ivresse par les crépitements de l’incendie n’eurent que le temps d’ouvrir la porte, d’entraîner la vieille Kriss et de se jeter dans la rue.

En ce moment, Grip et P’tit-Bonhomme, qui venaient de s’éveiller, cherchèrent vainement à s’enfuir hors du galetas, que remplissait une fumée suffocante.

Déjà, d’ailleurs, le reflet des flammes avait été aperçu. Quelques habitants, munis de seaux et d’échelles, accouraient. Très heureusement, la ragged-school était isolée, et le vent, portant à l’opposé, ne menaçait point les maisons d’en face.

Mais, s’il y avait peu d’espoir de sauver cette antique cassine, il fallait songer à ceux qui s’y trouvaient, et auxquels la flamme fermait toute issue.

Alors s’ouvrit une fenêtre de l’étage qui donnait sur la rue.

C’était la fenêtre du cabinet de M. O’Bodkins, que l’incendie allait bientôt atteindre. Le directeur apparut tout effaré, s’arrachant les cheveux.

Ne croyez pas qu’il s’inquiétait de savoir si ses pensionnaires étaient en sûreté… il ne songeait même pas à lui, ni au danger qu’il courait…

« Mes livres… mes livres ! » criait-il en agitant désespérément les bras.

Et, après avoir essayé de descendre par l’escalier de son cabinet dont les marches crépitaient sous la lèche des flammes, il se décida à jeter par la fenêtre ses registres, ses cartons, ses ustensiles de bureau. Aussitôt les garnements de se précipiter dessus, de les piétiner, d’éparpiller les feuillets que le vent dispersait, tandis que M. O’Bodkins se décidait enfin à se sauver par une échelle dressée contre la muraille.

Mais ce que le directeur avait pu faire, Grip et l’enfant ne le pouvaient pas. Le galetas ne prenait jour que par une étroite lucarne, et l’escalier qui le desservait s’effondrait marche à marche au milieu de la fournaise. La déflagration des murs de paillis commençait, et les flammèches, retombant en pluie sur le toit de chaume, allaient bientôt faire de la ragged-school un large brasier.

Les cris de Grip dominèrent alors le fracas de l’incendie.

« Il y a donc du monde dans ce grenier ? » demanda quelqu’un qui venait d’arriver sur le théâtre de la catastrophe.

C’était une dame en costume de voyage. Après avoir laissé sa voiture au tournant de la rue, elle était accourue de ce côté avec sa femme de chambre.

En réalité, le sinistre s’était propagé si rapidement qu’il n’existait plus aucun moyen de s’en rendre maître. Aussi, depuis que le directeur avait été sauvé, avait-on cessé de combattre le feu, croyant qu’il ne se trouvait plus personne dans la maison.

« Du secours… du secours à ceux qui sont là ! s’écria de nouveau la voyageuse, en faisant de grands gestes dramatiques. Des échelles, mes amis, des échelles… et des sauveteurs ! »

Mais comment appliquer des échelles contre ces murs qui menaçaient de s’écrouler ? Comment atteindre le galetas sur un toit enveloppé d’une fumée épaisse, et dont le chaume pétillait comme une meule livrée aux flammes ?

« Qui donc est dans ce grenier ?… demanda-t-on à M. O’Bodkins, occupé à ramasser ses registres.

— Qui ?… je ne sais… » répondit le directeur éperdu, n’ayant conscience que de son propre désastre.

Puis, la mémoire lui revenant :

« Ah !… si… deux… Grip et P’tit-Bonhomme…

— Les malheureux ! s’écria la dame. Mon or, mes bijoux, tout ce que je possède, à qui les sauvera ! »

Il était maintenant impossible de pénétrer à l’intérieur de l’école. Une gerbe écarlate se projetait à travers les murs. Le dedans flambait, crépitait, s’écroulait. Encore quelques instants, et sous le souffle de la rafale, qui tordait les flammes comme l’étamine d’un pavillon, la ragged-school ne serait plus qu’une caverne de feu, un tourbillon de vapeurs incandescentes.

Soudain le toit de chaume creva à la hauteur de la lucarne. Grip était parvenu à le déchirer, à briser les bardeaux, au moment où l’incendie faisait craquer le plancher du galetas. Il se hissa alors sur les traverses du faîtage, et il tira après lui le jeune garçon à demi-suffoqué. Puis, ayant gagné la partie du mur qui formait pignon à droite, il se laissa glisser sur l’arête, tenant toujours P’tit-Bonhomme entre ses bras.

En ce moment, il se produisit une violente poussée de flammes fuligineuses, éructées de la toiture, en faisant jaillir des milliers d’étincelles.

« Sauvez-le… cria Grip, sauvez-le ! »

Et il lança l’enfant du côté de la rue, où, par bonheur, un homme le reçut dans ses bras, avant qu’il se fût brisé sur le sol.

Grip, se jetant à son tour, roula presque asphyxié au pied d’un pan de muraille, qui s’abattit d’un bloc.

Alors la voyageuse s’avançant vers l’homme qui tenait P’tit-Bonhomme, lui demanda d’une voix tremblante d’émotion :

« À qui est cette innocente créature ?…

À personne !… Ce n’est qu’un enfant trouvé… lui répondit cet homme.

— Eh bien… il est à moi… à moi !… s’écria-t-elle en le prenant, en le serrant sur sa poitrine.

— Madame… fit observer la femme de chambre.

— Tais-toi… Élisa… tais-toi !… C’est un ange qui m’est tombé du ciel ! »

Comme l’ange n’avait ni parents ni famille, autant valait le laisser aux mains de cette belle dame, douée d’un cœur si généreux, et ce furent des hurrahs qui la saluèrent, au moment où s’écroulaient, au milieu d’une gerbe de flammeroles, les derniers restes de la ragged-school.