Padmavati
I. – Les Kouravars.
Les poètes de l’Occident sont tous d’accord pour célébrer la mélancolique beauté des soirs d’automne sous nos latitudes tempérées. La douce lumière du crépuscule éclairant la cime des arbres rougis par les premières gelées leur inspire ces chants plaintifs qui nous émeuvent, parce qu’ils répondent aux intimes douleurs de chacun de nous. Le spectacle de la nature silencieuse et calme, qui s’assoupit après avoir livré à l’homme le trésor de ses moissons, n’est-il pas en effet le symbole de la vie humaine si pleine de labeurs et si vite arrivée à son déclin ? En Orient, sous le climat brûlant de l’Inde, loin de se tourner avec attendrissement vers les dernières lueurs du jour, loin d’adresser un adieu mêlé de soupirs à l’année qui finit, c’est le soleil levant, c’est leur été sans fin que les poètes et les brahmanes saluent avec espérance. Là point de ces heures incertaines où les ténèbres reculent lentement devant le jour. Les étoiles pâlissent tout à coup comme des feux qui s’éteignent, et l’astre enflammé s’élance à l’horizon ; la nature surprise s’éveille instantanément à cette immense clarté. À peine le chacal a-t-il cessé de faire entendre ses aboiemens lugubres, que le coucou noir (kokila) lance dans les airs son cri sonore pareil à la voix humaine. À travers l’espace, des myriades d’insectes aux antennes diaprées, des volées de petits oiseaux nuancés des plus vives couleurs, brillent comme des étincelles : la nuit est vaincue, le jour triomphe. Le brahmane, qui se regarde comme le premier né de la création, se rend aux étangs consacrés pour y faire ses ablutions. Plongé jusqu’à la ceinture au milieu des eaux, il en prend quelques gouttes dans le creux de sa main et les jette dans l’espace, en adressant à ses dieux des hymnes de louange et de reconnaissance. Il ne s’humilie point devant la divinité. Placé au-dessus des autres hommes par la dignité de sa caste, il aspire, à franchir l’espace qui le sépare des immortels, pour s’absorber enfin dans le sein du grand être en qui tout vit et se résume.
Par une de ces matinées si belles pour l’homme contemplatif, mais assurément très fatigantes pour qui se meut et travaille, deux voyageurs, un Hindou et sa femme, marchaient d’un pas rapide dans la plaine sablonneuse qui s’étend au bord de la mer, depuis Pondichéry jusqu’à Madras. La femme pouvait avoir dix-huit ans ; une pièce d’étoffe à raies roses et blanches, souple et transparente, entourait la partie inférieure de son corps et retombait en écharpe sur sa poitrine. De la main droite, elle soutenait sur sa hanche nue un tout petit enfant, dont un collier de graines aussi brillantes que le corail composait à la fois la parure et le vêtement. Quant à l’Hindou, il avait les jambes entièrement découvertes, ce qui ne l’empêchait pas de porter avec fierté un habit militaire rehaussé d’épaulettes de laine rouge. Ses cheveux nattés flottaient sur son dos un mouchoir de Madras roulé en turban protégeait le sommet de sa tête. Le shako de carton verni et le pantalon de drap bleu liés ensemble formaient un paquet qu’il avait suspendu sur son épaule en le fixant au bout de son sabre. Certes, un soldat de nos armées aurait eu peine à reconnaître, dans cet indigène de la côte de Coromandel, un camarade, un frère d’armes : c’était pourtant un grenadier des bataillons de cipayes de Pondichéry en tenue de route.
Les deux voyageurs se trouvaient à une dizaine de lieues de la ville de Madras. Le jour les avait surpris au moment où ils débouchaient sur une grève au milieu de laquelle s’avance un bras de mer peu profond : des dunes élevées empêchent de voir le point par où cette nappe d’eau communique avec l’océan ; on la prendrait pour un lac. Bien loin devant eux, au-delà de la baie dont ils suivaient les bords, s’étendait, comme une zone verdoyante, comme une oasis en plein désert, une masse compacte de plantations sous lesquelles se cachait un village. Autour d’eux, le paysage était monotone et triste : des sables et de l’eau. Leurs pieds s’enfonçaient dans un sol léger et brûlant, et le soleil leur lançait à la face ses rayons acérés, — ses flèches aiguës, comme disent les poètes de l’Orient. De loin en loin, ils passaient près d’un arbre aux rameaux dépouillés au grêle feuillage ; de gros vautours chauves, couverts de plumes hérissées, sales et maigres, comme s’ils se fussent échappés la veille des cages d’une ménagerie, s’éveillaient à leur approche et s’envolaient avec un piaulement plaintif.
— Padmavati, dit le cipaye à sa femme, tu te fatigues à porter l’enfant ; donne-le-moi.
— Oh ! non, répliqua Padmavati, qui commençait à rester en arrière, et dont la lassitude se trahissait par le mouvement de sa gorge haletante ; il ne pèse guère, le pauvre petit ! Est-ce qu’une mère est jamais lasse de porter son enfant ? Regarde, je ne fais que le soutenir avec ma main.
— Donne-le-moi, reprit le cipaye ; nous avons de la route à faire avant d’arriver an prochain village. J’ai hâte de me reposer sous les grands arbres qui nous attendent là-bas.
— Eh bien ! prends-le, dit Padmavati, mais à la condition que tu me le rendras quand nous atteindrons les premières maisons. Que diraient les femmes du hameau, si elles me voyaient marcher à tes côtés les bras pendans et les mains vides ?
La jeune mère embrassa son enfant et le présenta au cipaye. — Il ne pèse pas autant qu’un mousquet, le bambin, ajouta celui-ci en l’enlevant à hauteur de bras ; allons, petit, n’aie pas peur : une, deux, trois, à califourchon sur mon épaule.
Effrayé d’abord de se sentir élever dans les airs par un mouvement si rapide, l’enfant s’accrocha de ses mains débiles aux cheveux de son père ; il lui tirait la moustache et lui pinçait les oreilles. Patient • et débonnaire, le soldat ne laissait échapper aucune plainte.
— Il te fait du mal ? disait Padmavati.
— Non, non, au contraire, répondait le cipaye ; il a la poignée forte, ce petit homme-là. Il fera un fameux militaire, quand il sera grand !
Et Padmavati souriait. Ils cheminèrent ainsi pendant plus de deux heures sous un soleil de feu. Pour ne pas rester en arrière, Padmavati était obligée de courir ou plutôt de trotter à la manière des porteurs de palanquin, en sautant alternativement sur un pied et sur l’autre, car son mari faisait de grandes enjambées et soutenait héroïquement son pas accéléré. Si quelque brahmane avait aperçu ce père complaisant qui voyageait son enfant sur l’épaule, il l’eût comparé au saint personnage Vasoudéva emportant dans son ermitage le petit dieu Krichna. Nous pourrions dire, dans un langage chrétien, qu’il rappelait le saint Christophe des légendes du moyen-âge chargeant sur son dos l’enfant Jésus pour lui faire passer un ruisseau.
Dès que les deux voyageurs furent près du village, la jeune mère réclama son fardeau. Ils ne purent résister au désir de s’asseoir au bord du chemin sous les premiers arbres qui s’offrirent à eux ; accablés de lassitude, ils avaient besoin l’un et l’autre de prendre haleine. Autour d’eux régnait le silence le plus absolu ; qui eût osé travailler aux champs par une chaleur aussi suffocante ?’Le seul bruit qui frappât leurs oreilles était celui d’une grande roue d’irrigation cachée au milieu d’une touffe de bambous. De petits bœufs bossus, aux cornes effilées, imprimaient un mouvement continu à cette roue qui répandait à travers les rizières une eau vivifiante. Incessamment humectée par ces arrosemens et fécondée par l’ardeur du soleil, la terre faisait germer les moissons que le laboureur lui avait confiées ; mais, hors des espaces cultivés, le jungle reparaissait bientôt, montrant dans toute sa force cette végétation sauvage et luxuriante dont un sol généreux se revêt et s’enveloppe comme de sa parure naturelle. Il y avait donc là, entre les rizières et la route, un bois de palmiers de la plus belle venue, hérissés du haut en bas de feuilles larges comme des parasols, les unes séchées par le vent d’été et découpées en lanières, les autres vertes encore, et jetant sur la tête du passant une ombre abondante. Le cipaye et sa femme se reposaient sous ces palmiers. À quelques centaines de pas derrière eux, cinq ou six cabanes étaient dressées, pauvres huttes, formées de nattes en lambeaux, autour desquelles gambadaient et se roulaient dans la poussière des bambins malpropres qui n’avaient pour tout vêtement que la couleur sombre de leur peau. Des chiens maigres au pelage gris moucheté de noir rôdaient aux abords de ce camp. Dans les huttes, si basses qu’il eût été difficile de s’y tenir debout, des hommes et des femmes presque nus, accroupis sur les talons, s’occupaient à tresser des paniers. On voyait, suspendus au soleil à l’entrée des cabanes, des restes d’animaux fraîchement dépouillés, que l’œil le moins exercé eût reconnus pour des carcasses de chats, de chiens et de rats musqués. À peine les deux voyageurs avaient-ils pris place sous les palmiers, qu’une vieille mégère, se glissant parmi les buissons, s’approcha d’eux, et s’inclina devant Padmavati : — Vous êtes une heureuse mère, lui dit-elle ; les dieux vous ont donné un bel enfant. Faites-moi l’aumône d’un paiça, et que la route vous soit douce !
— Viens, dit tout bas le cipaye à sa femme, marchons !
— Il a bien deux ans, votre petit ? reprit la vieille d’une voix doucereuse.
— Il n’a pas encore dix-huit mois, répondit la mère avec orgueil, n’est-ce pas qu’il a profité pour son âge ?
— Marchons, interrompit le cipaye avec impatience en poussant sa femme devant lui. Tu ne vois donc pas que cette femme est de la tribu des Kouravars ? Ce sont des vagabonds qui n’appartiennent à aucune caste, des gens sans aveu, sans asile, qui vivent de rapine et se nourrissent de viandes immondes. Fi des Kouravars ! leur contact souille même les parias.
— Elle ne m’a pas touchée, reprit vivement Padmavati, ni le petit non plus.
— C’est égal ; qui sait si elle n’a pas cherché à jeter un sort sur notre enfin ? dit le cipaye avec inquiétude. Ces gens-là ont tant de manières de faire le mal !
En parlant ainsi, ils avançaient toujours, suivis de loin par la vieille femme, qui semblait les menacer de ses deux bras décharnés. Ses cheveux gris flottaient en désordre sur ses épaules ridées ; l’âge et la misère donnaient un aspect hideux à son torse amaigri. Elle représentait dignement la race maudite à laquelle elle appartenait, celle des bohémiens de l’Inde, que la police du pays condamne à camper toujours en rase campagne, à distance respectueuse des villages. Les Kouravars mènent une vie indépendante, mais ils végètent toujours dans la plus profonde misère. Bateleurs, saltimbanques, marchands de paniers, mendians, charlatans et vendeurs de drogues, ils se font admirer et craindre des autres castes ; on les redoute partout, nulle part on ne les aime : peu leur importe, ils se vengent du mépris et du dégoût qu’ils inspirent en faisant autour d’eux le plus de mal possible. Errans sur la terre, ils fixent leurs demeures temporaires aux abords des lieux habités, afin d’être à portée de piller quand ils le veulent, et se tiennent toujours prêts à disparaître dès qu’ils le jugent convenable.
II. – Le chef du village.
Dans l’Inde, les hôtelleries sont inconnues ; tout voyageur trop pauvre pour prendre des domestiques à son service doit acheter lui-même au bazar les provisions dont il a besoin. Arrivé dans le village, le cipaye se mit à en parcourir le marché ; les jambes nues et l’habit militaire boutonné sur la poitrine, il allait d’une boutique à l’autre, entassant dans son mouchoir les fruits, les légumes, le piment et le riz, qui forment la base d’un carry[1] indien. Padmavati, sa femme, s’était établie sous un figuier de la famille des multiplians qui couvrait de son ombre comme d’un immense parasol tout le centre du village. Les habitans du lieu, pour témoigner leur vénération à cet arbre gigantesque, sous lequel s’étaient abritées plusieurs générations, l’avaient entouré d’une enceinte de pierres, espèce de plate-forme ou d’autel dressé autour de l’arbre-dieu. Les racines chevelues qui tombaient de chaque branche s’implantaient dans le sol ; ces ramifications nombreuses avaient produit autant de nouveaux figuiers qui tenaient par leurs tiges au tronc principal et grossissaient de haut en bas. Les passans se logeaient sous ces voûtes de feuillage, simple hôtellerie, dont une végétation puissante faisait tous les frais. En attendant le retour de son mari, la femme du cipaye s’y était choisi une place après avoir allaité son enfant, elle lui fit une couchette avec quelques feuilles vertes, l’y déposa et le regarda dormir. Penchée sur lui avec sollicitude, elle écartait les mouches de son front et l’admirait de toute son ame. Il n’était pas beau, le pauvre petit ! Ses parens, issus de basse caste, lui avaient transmis la couleur noire de leur peau nuancée de ces reflets bleuâtres que les poètes hindous comparent avec admiration au luisant éclat de l’aile du corbeau frappée par le soleil. Cette image est poétique et vraie ; mais, en Europe, nous serions peu sensibles à ce genre de beauté. Jamais nous ne nous sommes avisés de peindre en noir les anges qui sont pour nous le symbole du premier âge dans son innocence et sa pureté. Transporté dans un village de France, cet échantillon de la race hindoue avec sa grosse tête noire, ses lèvres rouges, ses yeux larges comme des amandes, eût mis en fuite toutes les commères. Dans son pays, on l’appelait un bel enfant, parce qu’il était plein de vie et de santé. Sa mère l’aimait et le trouvait charmant ; son père était fier de la progéniture que le ciel lui avait accordée.
Cependant le cipaye s’attardait dans le bazar. Tandis que son riz cuisait dans une cabane voisine, il conversait avec d’anciens camarades qu’il n’avait pas vus depuis long-temps, et qui allaient en pèlerinage à la pagode de Chillambaram : les Hindous sont le peuple du monde qui voyage le plus volontiers et le plus facilement. De son côté, Padmavati cédait à la fatigue. Incapable de lutter plus long-temps contre le sommeil, elle étendit un mouchoir sur son enfant pour le préserver de la piqûre des insectes et s’appuya contre l’un des troncs du figuier, décidée à dormir. Bien qu’elle fût, nous l’avons dit, aussi noire que l’ombre sous laquelle elle s’abritait, la jeune femme était pourtant belle dans l’attitude du repos. Ce qui lui manquait du côté de la couleur était racheté par la délicatesse des formes et la grace de la pose. En statuaire, le bronze vaut le marbre. Comme elle venait de fermer les yeux, la vieille aux cheveux gris qui l’avait abordée quelques instans auparavant s’approcha d’elle à pas comptés. On eût dit un chacal flairant une gazelle, un vautour guettant une palombe. Les bras et les épaules chargés de paniers, la vieille kouravar se pencha sur la jeune mère comme pour s’assurer qu’elle était bien réellement endormie. Padmavati sommeillait, et si profondément, qu’elle ne s’aperçut pas de la présence de l’étrangère. Celle-ci, prenant de ses deux mains l’enfant assoupi, le glissa dans un de ses paniers, puis, par un mouvement rapide, elle en mit un autre à sa place. Après avoir exécuté cet escamotage avec autant de précision que de dextérité, la vieille se glissa furtivement sous les voûtes de feuillage qui la protégeaient de leur ombre, et disparut. Un quart d’heure après, les Kouravars campés aux abords du hameau avaient plié bagage. Ils poussaient devant eux vers l’intérieur des terres les bœufs efflanqués qui portaient leurs nattes, leurs ustensiles de ménage, leurs paniers et l’enfant du cipaye.
Celui-ci rejoignit enfin sa femme ; il lui frappa doucement sur l’épaule pour l’éveiller. — Tiens, dit-il avec joie, voilà de quoi faire un bon repas. Buvons d’abord le lait de ce coco, je meurs de soif !… Et le petit ?
— Il dort, répondit Padmavati ; ne le touche pas, tu le ferais pleurer.
— J’aurais pourtant aimé le voir dormir, répliqua le cipaye en versant dans son écuelle de bois le riz fumant et blanc comme la neige. Et la vieille kouravar, tu ne l’as pas revue ? Il m’a semblé qu’elle rôdait tout à l’heure sous ces arbres.
— La vieille ?… je ne l’ai ni vue ni entendue, dit Padmavati. Ce n’est pas elle que tu as aperçue ; elle m’aurait bien éveillée pour me demander l’aumône. Pauvre femme ! on dirait qu’elle jeûne depuis qu’elle est en âge de marcher.
Tout en causant, les deux époux absorbaient avec un appétit dévorant le carry et les fruits, dont une centaine de corneilles, hôtes du figuier séculaire, leur disputaient avidement les restes. Tout à coup un petit cri fit dresser l’oreille à la jeune mère ; elle leva précipitamment le mouchoir qui recouvrait l’enfant, et poussa une exclamation de surprise.
— Eh bien, qu’a-t-il ? demanda le cipaye.
Padmavati ne répondait pas : elle avait pris l’enfant dans ses bras et cherchait à calmer ses cris ; mais la pauvre petite créature se tordait dans des convulsions horribles. — Le soleil de ce matin lui a fait mal, dit enfin Padmavati ; la douleur le rend méconnaissable… Il n’est plus le même ! – Et elle le berçait en le pressant sur son sein.
— Femme, répliqua le cipaye, qui contemplait avec tristesse le visage contracté de l’enfant, la vieille a passé par ici… elle a jeté un sort sur le petit… c’est bien elle que j’ai vue. Laisse-moi courir au campement des Kouravars ; je l’amènerai ici de force, et il faudra bien qu’elle guérisse la maladie qu’elle lui a donnée, ou je lui tords le cou, foi de cipaye !
Il ne tarda pas à se convaincre que les Kouravars avaient décampé. Abandonner sa femme dans un pareil moment et poursuivre ces vagabonds par monts et par vaux était chose impossible. Il revint donc au pas de course, inquiet, agité de mille pensées contradictoires. — Ils sont partis ! s’écria-t-il, ils sont partis, preuve qu’ils ont commis quelque méchante action dans le voisinage ! Et toi, Padmavati, qui plaignais cette vieille sorcière ! Vois dans quel état elle a mis notre enfant !
La pauvre femme pleurait ; en vain essayait-elle d’apaiser les cris du petit être qu’elle couvrait de baisers, et qui la repoussait avec ses mains crispées. Accablé de chagrin, le cipaye s’arrachait les cheveux, s’emportait en imprécations contre les Kouravars, puis retombait dans un morne abattement. — Vois-tu, Padmavati, dit-il enfin avec l’accent d’une profonde tristesse, nous étions trop heureux ; les dieux ont été jaloux ! Depuis six mois, je demandais à mon capitaine un congé pour aller voir ma vieille mère, qui ne te connaît pas encore. Je lui annonce que nous arrivons tous les deux, joyeux et alertes, avec le plus joli marmot… Et puis voilà qu’un spectre hideux survient à la traverse… Oh ! la vieille sorcière ! la vieille sorcière ! Que faisait-elle là, sur le bord de la route ?…
Comme il se lamentait ainsi, un grand mouvement se fit remarquer dans le bazar. Des habitans de la campagne, hommes, femmes et enfans, des marchands de fruits et des blanchisseurs, parlaient tous à la fois : les Asiatiques sont en général peu causeurs ; mais, quand ils sortent de leur long silence, ils deviennent tout à coup bruyans et criards. Dans cette foule subitement accourue et dont l’animation allait croissant, on entendait les plus hardis appeler distinctement le patel (chef du village). Celui-ci parut enfin : c’était un Hindou de haute taille, au teint moins foncé que ses administrés, un banyan de la caste assez respectée des Vaïcyas. Le front ceint d’un turban de mousseline blanche, le corps enveloppé de la longue tunique de coton, il affronta la multitude sans s’émouvoir, et la multitude se tut.
— Eh bien ! mes enfans, dit le chef du village, de quoi vous plaignez-vous ?
— Des Kouravars, répondirent en chœur les mécontens ; ils nous ont volé des poules, des fruits, du riz, des nattes, etc. La nomenclature des larcins se composait d’autant d’objets divers qu’il y avait de métiers et de professions représentés dans ces groupes tumultueux.
— Mes amis, il fallait vous tenir sur vos gardes ; vous savez bien que la corneille et le Kouravar prennent le bien d’autrui partout où ils le trouvent : que voulez-vous que j’y fasse ?
Ces paroles semblèrent avoir calmé un instant la tempête ; cependant l’orage grondait sourdement encore, et la foule s’agitait comme un homme qui hésite à dire quelque chose dont la hardiesse l’effraie. Parmi ceux qui criaient le plus haut, il y en avait plus de la moitié qui n’avaient pas été volés d’un grain de riz. Le cipaye, animé par le mécontentement général auquel il s’associait de toute la violence de son chagrin, s’avança résolûment vers le chef du village. — Ces pauvres gens-là n’osent pas parler clairement, dit-il en tenant la tête haute ; ce sont des laboureurs, des petits marchands qui ont peur de s’attirer des vexations de la part de ceux qui les gouvernent. Eh bien ! je dirai en leur nom qu’il y a par la côte de Coromandel des chefs de village qui s’entendent avec les Kouravars et partagent avec eux le fruit de leurs rapines. Si la Bahadour company[2] le savait !… Mais ce n’est pas à moi de le lui apprendre ; je n’ai rien à démêler avec elle, attendu que, moi, Pérumal, fils de Seshnag le forgeron, je suis cipaye de sa hautesse le roi de France.
Une bruyante acclamation accueillit ces paroles, qui exprimaient la pensée de chacun. Tandis que l’alcade indien manifestait son indignation par les injures dont il accablait le cipaye en lui lançant à la face des expressions empruntées au vocabulaire du bazar, celui-ci s’esquivait modestement au milieu de son triomphe. Replaçant sur son épaule son paquet de voyage, il sortit de la bourgade, accompagné de Padmavati qui le suivait tristement, en proie à un serrement de cœur inexprimable. À peine débarrassé du seul homme qui osât lui tenir tête, le chef du village recouvra tout son sang-froid. D’une main ferme, il saisit par sa longue boucle d’oreilles le premier mécontent qui se trouva à sa portée : c’était un marchand de fruits petit et grêle, à la voix flûtée, assez madré pour voler ses voisins, mais trop fin pour se laisser dévaliser, même par un Kouravar.
— Voyons, lui dit le patel, tu oses dire qu’on t’a pillé ?
— Il ne m’a rien été pris, à moi, répondit l’Hindou en balbutiant ; ce changeur que voilà réclame une poignée de païças qui lui ont été enlevés comme il dormait à côté de sa cassette.
— Je ne réclame rien, s’écria vivement le changeur, qui devait lui-même quelque argent au patel, et je n’ai chargé personne de porter plainte en mon nom. C’est cette femme de laboureur qui est là, devant vous, qui fait tout ce bruit pour trois oeufs qui auraient disparu de son panier.
— Non, non, interrompit la marchande ; j’avais mon panier à mon bras : c’est dans celui de ma sœur que le vol a été commis.
— Vous êtes tous des menteurs ! dit le patel ; vous êtes tous des pillards ! et, quand ces pauvres diables de Kouravars paraissent dans le pays, vous leur mettez sur le dos tous les larcins que vous avez commis vous-mêmes dans le courant de l’année. Si je faisais pendre comme rebelles une demi-douzaine d’entre vous au choix, je n’aurais pas à me reprocher la mort d’un seul homme honnête. Retirez-vous, ou je fais un exemple !
Il n’eut pas la peine de le dire deux fois ; la foule se dispersait d’elle-même. On eût dit d’une de ces nuées de corbeaux qu’on voit s’abattre autour d’un ciseau de proie, le harcelant de leurs cris et l’étourdissant de leurs clameurs, mais qui prennent leur vol dès que l’oiseau aux serres crochues hérisse seulement ses plumes. Le patel n’avait pas tout-à-fait renoncé à sévir contre ses administrés ; pour imposer silence aux mauvaises langues, il fit mettre en prison le petit marchand de fruits, et ne l’en laissa sortir que moyennant finance. Cette émeute, si vite calmée, ne fut donc pas pour lui sans profit, et il s’en consola en répétant le proverbe indien qui dit : « D’une bonne vache à lait, on peut bien souffrir quelques coups de pied. »
III. — Le Domben.
La vieille mère du cipaye habitait un village éloigné de quelques lieues de la route qui conduit de Pondichéry à Madras. Les deux voyageurs devaient y arriver à l’entrée de la nuit ; ils marchaient aussi vite, mais moins gaiement que le matin. Padmavati trouvait un peu pesant à son bras l’enfant malade qui ne cessait de pleurer et de pousser des cris.
— Pauvre ; petit ! disait le cipaye, il dépérit à vue d’œil. — Et la jeune mère résignée jetait sur le marmot des regards inquiets. Tout en cheminant, elle le berçait et roulait entre ses doigts le collier de graines rouges suspendu à son cou. C’était de sa part un mouvement habituel et machinal. Tout à coup elle s’arrêta avec effroi et soutint l’enfant en l’air pour le mieux considérer. Un affreux soupçon venait de traverser son esprit… Le collier n’avait pas le nombre de graines accoutumé ; cet enfant n’était pas le sien ! Ce terrible secret qui se dévoilait subitement à ses yeux, elle eut la force de le faire rentrer dans son cœur. Elle se prit à haïr cet enfant inconnu de toute la violence des regrets que lui causait la perte de l’autre ; mais comment eût-elle osé déclarer à son mari la vérité tout entière ? Elle seule pouvait se reprocher un instant de fatigue et de négligence, puisque c’était son rôle de mère de veiller, sur son enfant endormi. Ce mystérieux secret, elle sut le contenir, mais il la déchirait comme un remords. Le cipaye, qui surprenait sur le visage de sa femme les marques d’un profond chagrin, l’attribuait à sa tendresse alarmée. Il cherchait à son tour à lui donner du courage, et ses consolations ne servaient qu’à redoubler les tourmens de Padmavati.
L’entrée dans la cabane de leur mère ne fut ni joyeuse ni triomphale, comme les deux époux l’avaient espéré. Accablée de tristesse, Padmavati gardait un morne silence ; dans toutes ses allures se trahissait un air de contrainte qui choquait son mari, et dont la mère du cipaye se montrait froissée. Durant la nuit, l’enfant malade poussait des cris qui troublaient le sommeil de toute la maison. Au matin, l’aïeule prenait le marmot, sur ses genoux et essayait de l’endormir à son tour, puis elle le rendait à Padmavati en disant : — Garde-le, ton petit, je n’en veux plus ; il est né sous une mauvaise étoile, et tu auras bien de la peine à l’élever. Il ne ressemble pas à son père. C’était, lui, un beau et vigoureux enfant, toujours riant, toujours de bonne humeur ! — Alors, sous prétexte d’aller chercher de l’eau à la fontaine ou des fruits au jardin, Padmavati sortait pour pleurer. Son orgueil de mère était humilié. Pareille à la fleur qu’un insecte a flétrie de sa piqûre et qui s’incline sur sa tige, elle baissait la tête et semblait craindre de rencontrer les regards de son mari. Elle avait toujours devant les yeux la méchante femme qui lui avait adressé la parole sur le bord du chemin. À force d’y penser, elle évoquait une vision qui la suivait partout. En proie à cette obsession, elle tombait dans une langueur maladive, et le cipaye, voyant se ternir chez sa femme cet éclat de l’adolescence et cet épanouissement de la vie qui le charmaient, commençait à ne plus ressentir pour elle la même affection.
Une vingtaine de jours se passèrent ainsi pendant lesquels il n’y eut, pour ces trois êtres unis entre eux par les liens les plus chers, ni bonheur ni consolation. La vieille marchande de paniers avait laissé parmi eux le germe de cette douloureuse tristesse et emporté dans sa course le seul objet sur qui reposaient leur joie et leur espérance. Un soir, le cipaye Pérumal, armé de la bêche, cherchait à se distraire en plantant des fleurs dans le petit jardin de sa mère ; celle-ci déroulait des fils de coton sur un dévidoir fait de quelques planchettes de bambou mal ajustées, et Padmavati pilait du riz dans un mortier de bois. La porte de la chaumière étant ouverte, les rayons obliques du soleil y pénétraient, pareils aux barres de fer rougi que le forgeron tire de sa fournaise. Cette lumineuse clarté s’éclipsa tout à coup, et les deux femmes tournèrent la tête. Un grand homme à la figure effrontée se tenait debout dans l’étroite ouverture en faisant entendre un son strident qui ressemblait moins à la voix humaine qu’au sifflement d’un oiseau.
Salut à vous, dit l’étranger ; voulez-vous voir des tours de passe-passe, des jeux d’adresse ? Je suis le domben[3] ; j’avale des sabres, j’escamote des boules grosses comme la tête, je fais danser des serpens et parler des poupées magiques ; je marche pieds nus sur des lames de couteau… Je suis le domben, le domben, le domben ! — Et il accompagnait cette rapide énumération du sifflement accoutumé, qu’un Européen eût pu prendre pour la pratique de Polichinelle.
— Nous sommes de pauvres gens, répondit la mère du cipaye ; passez votre chemin, domben !
— Pauvres gens ont bon cœur, répliqua le jongleur en franchissant le seuil. Je n’ai rien fait d’aujourd’hui ; donnez-moi un peu de riz, et je vous le paierai en tours d’adresse.
Il déposa aussitôt à ses pieds les sabres, les couteaux, les gobelets qu’il portait dans un grand sac suspendu à ses épaules, et, après avoir fait claquer ses doigts, il se mit à lancer autour de sa tête une demi-douzaine de boules de cuivre qui étincelaient au soleil et ceignaient son front d’une auréole lumineuse. Tout en se livrant à ses exercices, il prononçait à voix basse des formules d’incantation. Son regard était fixe ; on eût dit que par le prestige de sa prunelle ardente il dirigeait les boules dans leurs évolutions successives et les empêchait de tomber ; puis il les reprit l’une après l’autre et les fit jaillir de ses deux mains comme une double cascade. Le cipaye, qui venait de rentrer dans la chaumière, le regardait avec une satisfaction naïve ; de son côté, Padmavati s’approchait d’un pas timide, et épiait l’occasion de lui adresser la parole en particulier.
— Domben, lui dit-elle avec hésitation, connaissez-vous l’art de guérir ?
— L’art de guérir ? répliqua le charlatan, c’est mon affaire ; je connais aussi celui de conjurer les maladies à venir, de se venger d’un ennemi, d’éloigner les maléfices ; je sais les incantations, les évocations, les secrets de la magie,… et pour un peu d’argent je suis au service de tout le monde.
— Tenez, ajouta la jeune femme en lui présentant une pièce d’argent, dites-moi s’il y a moyen de guérir ce petit être ? — Et elle lui montrait l’enfant malade. Le cipaye et sa femme s’avancèrent en même temps vers le domben, qui répondit, avec le plus grand sang-froid : H’hom, h’ rhum, sh’hrum, sho’hrim, ramaya, namaha[4] ; puis, prenant une attitude suppliante, il adressa aux dieux une longue prière. La pauvre petite créature sur laquelle le jongleur opérait ne paraissait pas éprouver un soulagement bien visible.
— La maladie sera-t-elle longue ? demanda Padmavati.
— Cela dépendra des soins que vous donnerez à l’enfant, répondit le jongleur ; il est né sous une mauvaise étoile !
— C’est ce que je dis tous les jours, s’écria l’aïeule.
— A moins qu’on ne lui ait jeté un sort, ce qui rendrait la cure plus difficile, ajouta le domben.
— C’est ce que je crois, ce dont je suis même certain, interrompit le cipaye.
Tout en parlant ainsi, le domben regardait furtivement Padmavati. Sans être sorcier, comme il le disait, comme il le croyait sans nul doute, le jongleur avait assez de tact et de perspicacité pour lire dans le cœur de ceux qui le consultaient. L’accent de résignation et de froide douleur avec lequel Padmavati venait de l’interroger éveilla sa curiosité. Il pensa que cette jeune femme cachait en elle-même un secret dont la révélation, adroitement amenée, pourrait lui rapporter quelque bénéfice, et il se promit d’en faire son profit. Dès qu’il eut achevé le frugal repas qui lui était dû pour prix de ses tours d’adresse, il ramassa lentement les ustensiles épars sur le sol et dit à voix basse en se tournant vers Padmavati : — N’avez-vous rien à me demander ? Je vous attends derrière le jardin, au bord du puits.
Parler à un étranger, seul à seul, en un lieu écarté, c’est un grand crime pour une femme indienne. Padmavati, troublée, n’osa rien répondre ; elle feignit même de n’avoir pas entendu. En partant, le jongleur jeta sur elle un regard perçant qui la fit trembler ; il lui semblait que cet homme allait la trahir, qu’il lui avait ravi son secret. Dès qu’il fut parti, elle s’esquiva par la porte du jardin, fit semblant d’arroser les fleurs que son mari avait plantées quelques instans auparavant, et, comme entraînée par un mouvement irrésistible, elle marcha vers le lieu indiqué. Le domben l’y attendait.
— Le petit est bien mal, dit Padmavati se réfugiant dans son rôle de mère pour inspirer plus de respect au jongleur, il est bien mal, n’est-ce pas ? De retour à Pondichéry, je le ferai voir au chirurgien du bataillon de cipayes.
— Vos médecins firinguis[5] guérissent-ils au nom des dieux ou au nom des boutams[6] ? demanda ironiquement le jongleur ; ils ne prononcent jamais sur les malades de formules magiques. Qu’est-ce que leur science ? Aussi bien la santé de cet enfant ne vous intéresse guère.
Padmavati baissait les yeux ; le domben continua : — Votre mari croit que cet enfant lui appartient, n’est-ce pas ?
— Que voulez-vous dire ? s’écria Padmavati.
— Pas si haut, reprit le jongleur, ou bien il va vous entendre. Je dis que votre mari se croit le père de cet enfant, et vous, vous savez qu’il se trompe. Vous n’êtes pas sa mère non plus.
— C’est vrai, c’est vrai, interrompit la jeune femme avec exaltation ; on m’a volé le mien ; où est-il ? qu’en a-t-elle fait ?
— J’ai un moyen de vous venger ; mais ça coûterait un peu cher. Pour faire un maléfice complet, il me faudrait les os de soixante-quatre animaux d’espèces différentes, y compris l’os du pied d’un paria, d’un savetier, d’un mahométan et d’un Européen. Ce sont là des ingrédiens qu’on n’a pas toujours sous la main, tout ignobles qu’ils sont, et puis l’incantation serait trop longue. C’est dommage pourtant, car, après avoir mêlé ensemble ces ossemens divers, après les avoir consacrés par des formules et des sacrifices, nous aurions pu choisir une nuit propice et les enterrer devant la maison de votre ennemie, qui aurait péri infailliblement.
— Mon ennemie n’a pas de maison, répondit Padmavati ; mon ennemie mène la vie errante des Kouravars, et je ne veux pas tuer celle qui m’a volé mon enfant. Que m’importe qu’elle vive ou qu’elle meure ? Je veux la retrouver, jeter à ses pieds l’odieux petit être qu’elle a glissé entre mes bras et lui reprendre le trésor qu’elle m’a dérobé.
— Très bien, dit le jongleur, très bien. J’ai au fond de mon sac tout ce qu’il vous faut. Laissez-moi chercher… Tenez ; vous voyez ce morceau d’argile, il est formé de fragmens de terre recueillis dans soixante-quatre endroits sales et immondes : ces fragmens ont été pétris : avec des poils de rat, des cheveux humains, des rognures d’ongles, des débris de cornes de buffle, etc. Les formules d’incantation ont été répétées sur le tout ; pour que le charme opère, il suffit de façonner avec cette masse informe l’image de votre ennemie. Elle souffrira tous les maux qu’il vous conviendra de lui infliger.
— Oh ! qu’elle souffre toutes les douleurs du naraca[7], je le veux bien, interrompit Padmavati ; mais que je la retrouve !
— Attendez donc, répliqua le jongleur. Maintenant que la petite statue est achevée, — elle a en vérité forme humaine, — voici une épine, enfoncez-la dans la jambe de la statuette ; votre ennemie deviendra boiteuse. Comme elle courra moins vite, vous l’atteindrez plus facilement, et, quand elle passera devant vos yeux, vous n’aurez pas de peine à la reconnaître.
Padmavati saisit avidement l’image de terre, et, d’une main que la haine et le désir de la vengeance rendaient tremblante, elle lacéra à coups d’épine la jambe de cette grossière statuette ; puis, craignant d’être aperçue, elle se retira précipitamment en jetant au jongleur quelque menue monnaie qu’elle tenait en réserve dans un pan de son vêtement. L’aveu qu’elle venait de faire soulageait son ame après une si longue contrainte ; un vague espoir la ranimait. De son côté, le domben se remit en route, assez satisfait d’avoir pu exercer dans un humble village sa triple profession de jongleur, de médecin et de magicien. — Chercher un Kouravar sur la côte de Coromandel, se disait-il à demi-voix, autant vaudrait poursuivre l’hirondelle dans les airs… A tout prendre pourtant, j’aurais bien du malheur si la vieille qui a volé l’enfant ne se faisait pas mordre la patte par un chien, dans quelque expédition nocturne !
Tandis qu’il se parlait ainsi, il s’enfonçait à travers les halliers, et coupait au plus court pour gagner la grand’route. Son sac sur l’épaule ; le turban incliné sur l’oreille, il marchait à grands pas et chantait à demi-voix. Habitué à vivre au jour le jour, et à dormir sur le seuil des pagodes, l’insouciant domben ne s’inquiétait ni de l’approche de la nuit, ni de l’aspect désert de la campagne. Tantôt il arrachait aux buissons de petites graines qu’il faisait sauter d’une main dans l’autre ; tantôt il faisait pirouetter son bâton sur l’extrémité de ses doigts ; il charmait ainsi les ennuis de la route, en se livrant à ses exercices de jongleur.
IV. – La pagode et l’église.
Quelques jours après, un groupe composé d’une demi-douzaine d’indiens de basse, caste sortait de Pondichéry par les sentiers qui conduisent dans la campagne du côté du sud. La brise du soir, commençait à rafraîchir l’atmosphère embrasée ; les touffes de bambous balançaient leurs tiges flexibles avec un doux murmure. Le long des haies bordées de bananiers et de vacouas, sous les manguiers gigantesques dont les feuilles épaisses frémissaient au vent, de jeunes ; filles marchaient d’un pas rapide ; la cruche de terre rouge posée sur la tête, la main sur la hanche nue, elles se dirigeaient, vers les fontaines pour y puiser de l’eau. Les anneaux de cuivre suspendus à leurs pieds rendaient un bruit métallique, entendu des laboureurs, qui, du haut des cocotiers dont ils cueillaient les fruits, semblaient y répondre par de joyeuses chansons. À la molle langueur d’une journée brûlante succédait la fraîcheur vivifiante qui annonce le réveil de tous les êtres ; les oiseaux eux-mêmes, sortant de l’ombre où ils s’étaient tenus cachés, voltigeaient en plein soleil et gazouillaient d’une voix plus hardie. Tout renaissait dans la nature, tout revêtait un air de fête ; cependant le petit groupe qui traversait cette riante campagne, paraissait morne et attristé. En tête du cortège marchaient deux parias coiffés du turban blanc ; ils portaient sur leurs épaules une tige de bambou à laquelle était attachée une pièce de toile nouée aux quatre coins. Ce qu’enveloppait cette toile, disposée comme un hamac, c’était le corps de l’enfant chétif substitué par la vieille kouravar à celui du cipaye, et qu’ils allaient enterrer. À trois reprises les porteurs s’arrêtèrent, et le cipaye Pérumal, qui les suivait, fit glisser dans la bouche de l’enfant mort quelques grains de riz et quelques gouttes d’eau ; touchante et inutile cérémonie qui prouvait aux assistans que la vie avait pour toujours abandonné cette pauvre petite créature ! Enfin, quand le cortège fut arrivé au lieu désigné pour la sépulture, un sonneur de trompe, portant à ses lèvres une grande corne de terre cuite, en tira un son éclatant et terrible ; mais ce dernier appel ne put faire tressaillir l’enfant, qui dormait du sommeil dont on ne s’éveille plus.
La fosse fut bientôt creusée ; on y déposa le petit corps ; puis les parias piétinèrent le sol dont ils l’avaient recouvert, afin d’empêcher les chacals de l’exhumer. Sur sa tombe, le cipaye plaça une noix de coco brisée, dont le lait lui servit à faire une libation, et y jeta aussi une fleur comme un symbole de cette frêle existence, de cette tige naissante fauchée presque au berceau. Cette petite scène se passait à une certaine distance de la ville, au-delà de la plaine rendue fertile par les irrigations, à l’ombre d’un de ces bois de palmiers qui poussent spontanément parmi les sables de la côte de Coromandel. Quand les gens qui composaient le convoi se furent retirés et que le silence régna de nouveau dans cette savane solitaire, la vieille kouravar sortit du milieu des broussailles. Sa tribu campait à un mille de là, près du bord de la mer. Au moment où le cipaye accomplissait la cérémonie funèbre que nous venons de décrire, la méchante femme, qui cueillait furtivement des branches de palmiers, l’avait reconnu. Cachée près de là, elle avait suivi d’un œil attentif tous ses mouvemens, et restait convaincue que le secret de son larcin demeurait à jamais enfoui sous la terre. Elle aurait pu d’un mot changer en joie les larmes de ce pauvre homme, dont elle avait détruit le bonheur et brisé l’espérance. Insensible à tout sentiment de pitié, elle s’applaudit du succès de sa ruse et haussa les épaules en regardant le cipaye qui s’éloignait les yeux cachés dans ses mains. Déjà les corneilles s’abattaient sur la tombe et fouillaient le sable à grands coups de bec ; les milans affamés rasaient le sol de leurs longues ailes en poussant des cris aigus. La vieille s’avança au milieu de ces oiseaux criards et voraces qui se mirent à voltiger tumultueusement au-dessus de sa tête. Ils s’approchèrent d’elle familièrement ; on eût dit qu’elle savait charmer les habitans de l’air. Avec quelques grains de riz et des parcelles d’un gâteau qu’elle émiettait dans le creux de sa main décharnée, elle faisait tourbillonner autour de son front le noir essaim, excitait ses clameurs ou les apaisait tout à coup. Il semblait que ces oiseaux pillards rendissent hommage à la supériorité de cet être dégradé, mais intelligent, qui vivait comme eux de vols et de rapine. Quand le jour baissa, cédant à leur instinct, les milans gagnèrent les forêts, et les corneilles se perchèrent au hasard sur le sommet des palmiers. Restée seule, la vieille s’achemina vers le bord de la mer ; la brise qui soufflait avec plus de force faisait bondir et écumer la vague sur le sable avec un bruit retentissant. À genoux sur leurs catimarans[8], les pêcheurs, pareils à des points noirs, ramaient vigoureusement pour atteindre le rivage. Il n’y avait plus à l’horizon sur la haute mer que les voiles gonflées d’un grand navire qui passait au loin, faisant route vers le golfe du Bengale. La voix de la mer dominait tout autre bruit ; à la lueur des étoiles qu’aucun nuage n’éclipsait, la vieille hindoue, les cheveux épars, demi-nue, le dos chargé de branches d’arbres, se mit à marcher lentement, le front au vent, les pieds baignés par l’écume des flots.
Pendant toute cette soirée, Padmavati était restée au logis, la loi hindoue ne permettant point aux femmes d’assister aux cérémonies funèbres. Ses voisines n’avaient pas manqué de lui faire leurs visites de condoléance, et elle avait fait retentir l’air de ses gémissemens selon la coutume ; sa douleur était sincère cependant, car elle pleurait l’enfant qu’on lui avait volé. Délivrée de celui à qui elle était contrainte, pour ne pas se trahir, d’accorder des soins incessans, elle ressentait plus douloureusement le vide qui s’était fait autour d’elle. Lorsque son mari rentra, il jeta sur elle un regard plein d’angoisse, mais ne lui adressa pas une seule parole. Padmavati n’osait lever les yeux sur cet homme au front haut et fier, que le chagrin avait vaincu et qui pleurait comme une femme. Il se passa ainsi une demi-heure d’un morne silence ; peu à peu, le cipaye Perumal maîtrisa ses larmes, mais ce fut pour donner un libre cours aux sentimens tumultueux qui l’obsédaient :
— Tu ne l’aimais pas, cet enfant ! s’écria-t-il ; tu l’as mal soigné !… On lui a jeté un sort entre tes bras, et tu n’en as rien su ! Plus de joie pour moi, ni dans ce monde ni dans l’autre ! L’homme qui meurt sans postérité n’a personne qui célèbre après lui des sacrifices pour le faire entrer dans le séjour des félicités éternelles !…
À ces reproches, à ces paroles de désespoir qui s’appuyaient sur l’un des points fondamentaux de la doctrine brahmanique, Padmavati ne répondait rien ; elle courbait la tête avec résignation, car elle connaissait aussi ce texte de la loi hindoue : « Il n’y a pas d’autre dieu sur la terre pour une femme que son mari… Si son mari se met en colère, la menace, la bat même injustement, elle ne lui répondra qu’avec douceur, lui saisira les mains, les lui baisera, et lui demandera pardon, au lieu de jeter les hauts cris et de s’enfuir hors de la maison. » Et puis un espoir lui restait toujours, et elle s’y livrait presque malgré elle : c’était de retrouver la vieille kouravar. Que de fois elle avait contemplé avec rage la statuette informe façonnée par le jongleur ! que de fois elle avait piqué avec une épingle et mordu à belles dents cette image de son ennemie ! Un jour, elle crut la voir passer devant la porte de sa cabane : elle sortit précipitamment dans la rue, courut jusqu’au carrefour, où il lui semblait que la vieille avait tourné ; mais, arrivée là, une de ses amies l’arrêta tout à coup pour lui demander où elle allait si vite. Padmavati se troubla ; on répéta dans le voisinage qu’elle devenait folle, et son mari, dont l’affection diminuait graduellement, ne savait plus que penser de sa femme, qui paraissait chaque jour plus absorbée dans une idée fixe.
Cependant les obligations du service militaire retenaient souvent le cipaye hors de chez lui. Tant qu’il avait le fusil au bras, — qu’il fît l’exercice sur l’esplanade ou qu’il montât la garde à la porte du gouverneur, — il oubliait en partie ses peines de cœur ; mais ses tourmens renaissaient plus poignans encore quand il se retrouvait seul avec Padmavati. Celle-ci n’avait d’autres distractions que les soins du ménage, fonctions monotones qui ont leur charme sans doute, surtout chez les peuples aux mœurs simples et primitives, mais à la condition d’être récompensées par des témoignages d’affection. Privée désormais de l’amour de son mari, Padmavati n’avait plus à jouer chez elle que le triste rôle d’esclave, tel que le lui imposaient les lois sévères de son pays. Chaque fois qu’elle le pouvait, elle s’élançait hors de sa demeure, traversait les bazars et courait dans la foule, cherchant partout celle qui l’avait réduite à cette humiliante condition de femme oubliée et méprisée. Si un groupe se formait sur les places publiques autour d’une troupe de sauteurs, de baladins, de tous ces vagabonds qui se recrutent en partie chez les Kouravars, elle se glissait au plus épais de la cohue, au risque de passer pour une femme effrontée, et son regard ardent plongeait à travers les rangs pressés des spectateurs. « Qui sait ? se disait-elle avec un battement de cœur inexprimable, elle est peut-être là ? Ces bateleurs ont toujours une vieille qui tient le sac aux gobelets. » Quand un coup d’œil jeté sur la troupe lui apprenait qu’elle s’était trompée, elle ne se rebutait pas. « Pendant que les plus vigoureux et les plus agiles éblouissent le public par leurs tours d’adresse, pensait-elle encore, les autres profitent du moment pour enlever au spectateur attentif ses anneaux et ses bracelets. » Et elle recommençait, toujours sans succès, à examiner de la tête aux pieds ceux qui l’approchaient, à épier les mouvemens de quiconque se mouvait dans son voisinage.
Le mois de tchaït (mars-avril), le premier de l’année solaire des Hindous, arriva bientôt. Depuis plus de huit mois, il n’était pas tombé une seule goutte d’eau ; sur le ciel embrasé ne paraissait pas encore le plus petit nuage qui pût être présager, même de loin, la saison des pluies ; les étangs complètement desséchés, ne pouvaient plus alimenter les canaux des rizières ; partout la terre se fendait, les, moissons commençaient à se flétrir, et les épidémies se répandaient parmi la population découragée. Pour conjurer tous ces fléaux, les brahmanes promenaient les idoles en grande pompe à travers les rues de Pondichéry. Dès que la nuit avait fait rentrer dans leurs maisons les Hindous travailleurs de toutes les castes et de toutes les professions, à l’heure om tous les quartiers fourmillent de peuple, où les vendeurs de bracelets, de fleurs, de gâteaux, offrent leurs marchandises aux gens plus aisés qui prennent le frais devant leurs portes, couchés sur des bancs de pierre, dans le simple appareil de baigneurs sortant de l’eau, la conque retentissait dans l’enceinte de la grande pagode. Bientôt s’ouvrait la porte principale surmontée de bas-reliefs mythologiques : ce sont des groupes repoussans ou gracieux, pleins de naturel, de mouvement et de naïveté, que des artistes anonymes, comme chez nous ceux du moyen-âge, exécutent avec un sentiment exquis de la légende et une connaissance parfaite de la tradition. À travers ce portail béant, on voyait l’idole parée de ses habits de fête, ruisselante d’huile parfumée, le front oint de poudre de sandal, s’élever du fond du sanctuaire sur un brancard porté par une troupe de brahmanes desservans. Aux acclamations de la foule, elle se mettait en mouvement et franchissait le seuil que semblent garder de grandes statues de pierre au visage grave et doux ; ces gardiens de la porte (dwara-pala), comme on les nomme, subitement éclairés par les mille lumières allumées autour de l’idole, devenaient si vivans dans leur attitude souriante et sévère, qu’on eût dit, — et la foule le répétait, — qu’ils changeaient de posture et modifiaient leurs gestes chaque soir. Une fois hors de l’enceinte, le cortége se déroulait avec une certaine solennité ; les chandelles romaines, croisant dans les airs leurs feux bleus et rouges, formaient au-dessus de l’idole un berceau lumineux dont l’éclat se reflétait dans les feuilles des cocotiers plantés devant la plupart des maisons. Au jeu de ces fantastiques lumières se joignait le bruit assourdissant des gros tambours, des trompettes de cuivre, musique désordonnée qui arrache aux chiens des hurlemens plaintifs, déchire l’oreille des hommes et met en fuite les rats palmistes. Le chef d’orchestre, natouva, réglait la mesure de cette effroyable symphonie, et les bayadères de la pagode, excitées par le bruit, par les lumières, par les regards de la foule, par les sourires triomphans des brahmanes, et aussi par quelque boisson enivrante, exécutaient avec une verve prodigieuse et une révoltante effronterie les danses les plus extravagantes. Pour ces peuples païens, il s’agit de fléchir un dieu comme on désarmerait la colère d’un nabab, par des offrandes d’argent, de fleurs, de fruits, ou en déridant son front par le spectacle grossier d’un ballet. La foule a peur et ne prie pas ; les brahmanes se posent en familiers du dieu ou de la déesse ; ils ont dans le regard autant de charité et de douceur que le cavas qui, marchant devant un pacha, écarte les passans à coups de bâton. L’idole que l’on promenait ainsi à travers la ville émue, tremblante, l’effigie devant laquelle chacun courbait la tête, était celle de Dourga ou Bhawâni, la terrible déesse aux huit bras, qui tous portent une arme ou font un geste menaçant, et dont pas un ne se lève pour bénir ou rassurer. On doit rendre cette justice aux bayadères, qu’elles s’acquittaient de leur rôle avec une conscience digne d’éloges ; attachées dès leur enfance, bon gré mal gré, au service de la pagode, considérées comme les esclaves de la divinité dont elles composent la cour, elles faisaient tourner cette fête religieuse à leur propre glorification. Tous les regards se fixaient sur elles, excepté ceux des musulmans, qui se détournaient avec horreur de ces symboles polythéistes en répétant à demi-voix : « Il n’y a de Dieu que Dieu… Dieu est grand ! Allah akbar ! »
Les Kouravars, campés à quelques milles de Pondichéry, n’avaient pas manqué une si belle occasion de pêcher en eau trouble. Dès le premier jour de la procession, ils se glissèrent dans la foule et firent une assez abondante moisson de boucles arrachées aux oreilles des enfans, — les Hindous les traînent partout avec eux, — de menues monnaies et de mouchoirs de soie. On ne songeait guère à les surveiller ni à se prémunir contre leurs tentatives hardies. À ce moment-là, les péons de la police n’étaient plus que de fervens Hindous inclinés sous le regard hautain de l’idole. Une seule personne pensait à ces bohémiens c’était Padmavati. Au milieu d’un groupe où l’on se poussait, où des enfans foulés aux pieds criaient comme des chats dont on écrase la patte, elle vit distinctement la vieille kouravar son ennemie se glisser tête baissée et faire une trouée ; elle s’élança pour la saisir en appelant au voleur, mais la rusée bohémienne coula dans la foule comme une couleuvre entre les pierres ; puis il se fit une violente poussée, et Padmavati se trouva au milieu d’un cercle de gens ébahis qui la montraient an doigt et s’éloignaient d’elle en l’accusant de jeter le désordre dans les groupes pour commettre quelque méchante action. Honteuse de ces imputations déshonorantes, Padmavati se promit bien de ne plus se risquer seule parmi ces rassemblemens tumultueux. Pendant plusieurs jours, elle eut la force de résister au désir qui la portait presque invinciblement à chercher son ennemie dans la ville. N’avait-elle pas acquis la certitude que la Kouravar était dans les environs ? Son enfant était donc là, près d’elle, à sa portée, et ne savait-elle pas aussi qu’un matin la tribu errante se remettrait en route pour ne plus revenir peut-être ? Ces diverses pensées la tourmentaient nuit et jour ; elle était dans un état d’agitation et d’inquiétude qui n’échappait point à son mari. Quand elle tombait dans ses rêveries, quand, en proie à des distractions qui lui faisaient oublier les soins du ménage, elle laissait passer l’heure du repas sans préparer le riz, Pérumal la regardait tristement et disait avec plus de chagrin encore que de colère : — Les voisins ont raison, elle a perdu la tête ! — Et il s’asseyait dans un coin, attendant avec patience que sa femme eût achevé la besogne attardée. Un incident assez étrange qui eut lieu peu de temps après le confirma dans l’idée que l’intelligence de Padmavati s’affaiblissait par degrés.
Tandis que les païens se livraient aux manifestations extravagantes de leur culte, les chrétiens se préparaient par le jeûne et la prière aux solennités de Pâques. Le grand jour du vendredi saint arriva. Partout où le catholicisme est établi dans l’Inde, on le célèbre avec une pompe particulière, et il devient ainsi comme une fête immense à laquelle tous les indigènes prennent part, quelle que soit d’ailleurs la religion qu’ils professent. Dès que l’office du matin est terminé, le tabernacle restant vide et ouvert, on laisse la foule assiéger les abords de l’église. La grande place plantée de tulipiers à fleurs jaunes qui conduit au couvent des missions se remplit de curieux avides de pénétrer dans l’enceinte au milieu de laquelle est bâti le temple chrétien. Dans ce préau sont représentées toutes les scènes de la passion, non pas en tableaux, — la peinture ne parlerait pas assez aux yeux de ces peuples naïfs, — mais au moyen de personnages sculptés, de grandeur naturelle, disposés par groupes dans une douzaine de cabanes qui leur servent d’encadrement. Il faut voir avec quelle curiosité, avec quel intérêt même les Hindous considèrent et étudient ces illustrations du grand drame chrétien. Ici des musulmans, reconnaissables à la calotte de coton blanc qui surmonte leur tête rasée, à la barbe pointue qui pend à leur menton, expliquent à haute voix l’histoire de Aïssa (Jésus) et de bibi Mariam (Mme Marie). Nous sommes à leurs yeux des infidèles que Dieu a frappés d’aveuglement pour avoir rejeté le Coran et refusé de reconnaître Mahomet, mais ils savent nos livres saints. Derrière eux, et comme au second plan, se tiennent les Hindous païens : ceux-là ne comprennent pas grand’chose aux mystères de notre culte ; cependant ces douces images, empreintes d’onction et toutes marquées au sceau de la douleur, les touchent et les attirent. Les femmes les regardent avec émotion, les pères les montrent du doigt à leurs enfans, qu’ils élèvent dans leurs bras au-dessus de la foule. Çà et là des groupes plus sérieux s’arrêtent, s’inclinent et prient ; ce sont les néophytes, les indigènes baptisés et chrétiens. Émus, attendris, ils conservent, au milieu de l’agitation qui les entoure, une attitude recueillie. L’après-midi tout entière se passe dans ces promenades, dans la contemplation des figures dressées autour de l’enceinte de l’église. Le soir arrive ; la population de Pondichéry se presse en masse aux portes des missions ; la place est remplie de lumières. C’est un murmure confus de voix, une ondulation immense de têtes noires, de fronts ceints de turbans rouges ou blancs. À la clarté des feux allumés par les marchands de gâteaux qui font leur cuisine en plein vent, étincellent les anneaux suspendus aux nez des femmes, les larges boucles qui oscillent à toutes les oreilles. Les mendians, les paralytiques et les lépreux, qui se traînent à genoux dans la poussière et s’appuient contre le tronc des arbres, poussent des gémissemens lamentables, les uns demandent l’aumône au nom d’Allah, les autres chantent des stances chrétiennes en langue tamoul ou télinga. Peu à peu ces flots de peuple entrent dans le préau de l’église ; là tout est illuminé, la cour, les loges qui contiennent les images, les arbres, tout, excepté l’église, dont les grandes portes ouvertes permettent à peine de distinguer les voûtes pleines de ténèbres. Que veut cette multitude ? pourquoi cet empressement autour du sanctuaire habité par des prêtres étrangers ? Il s’agit d’entendre prêcher une passion, là, au grand air, non pas entre quatre murs, comme dans nos froids climats, mais comme jadis au temps des apôtres, sous le ciel de l’Asie, à la face des nations infidèles.
Telle était la solennité qui poussait hors de chez eux tous les habitans de Pondichéry. Sollicitée par ses voisines, Padmavati refusa d’abord de partir ; elle voulait aller seule et poursuivre à son gré ses investigations. Quand elle vit la rue déserte, elle s’esquiva furtivement et courut. Ce n’était pas la curiosité qui l’attirait ; élevée dans la campagne, elle ne savait rien de la religion des chrétiens et n’avait jamais assisté à cette cérémonie. Une idée fixe l’occupait : retrouver la vieille qui rôdait depuis quelque temps dans la ville, lui sauter au visage et la forcer d’avouer ce qu’elle avait fait de son enfant. Soutenue par cette espérance, elle supportait le poids de ses douleurs avec énergie, et quand le découragement s’emparait d’elle, quand le souvenir de ses joies maternelles si vite évanouies la jetait dans la désolation, elle s’écriait en frappant la terre du talon : Je le retrouverai ! il me sera rendu !
Elle marcha donc précipitamment vers la place où s’assemblait la multitude. Il était tard déjà ; toutes les avenues de l’église se trouvaient encombrées. En vain Padmavati cherchait à se frayer une route. Tout à coup elle entend derrière elle des voix qui criaient : Gare ! place ! Le gouverneur arrivait avec son cortége, porté dans son palanquin sur les épaules de ses péons. Devant lui, les rangs s’ouvrirent, et ils ne se refermèrent pas si vite que la femme du cipaye ne pût se glisser dans le préau, comme une petite barque qui franchit un courant trop rapide en se jetant dans le sillage d’un gros navire. Un fauteuil attendait le gouverneur ; il y prit place, et aussitôt un prêtre malabar monta dans la chaire dressée en face de la porte de l’église. À ce moment, les spectateurs impatiens tournèrent leurs regards vers un rideau mystérieux qui pendait derrière le prédicateur ; le rideau fut tiré et laissa voir un Christ de bois, de grandeur naturelle, aux pieds duquel de jeunes Hindous vêtus en soldats romains faisaient sentinelle. On put compter dans l’auditoire autant de signes de croix qu’il y avait de chrétiens ; puis tous ces visages plus ou moins noirs, représentant les nuances diverses des peuples de l’Asie orientale, se levèrent à la fois vers le prêtre qui commençait son discours. Un profond silence régna instantanément dans cette vaste enceinte ; on entendait respirer la foule et souffler les curieux attardés qui grimpaient sur les cocotiers pour voir par-dessus les murs.
Padmavati faisait de grands efforts pour circuler dans cette masse compacte de gens attentifs, les uns assis à terre, les autres debout ; elle avançait d’un pas, puis s’arrêtait regardant autour d’elle. Tantôt elle prêtait l’oreille aux paroles émues du prêtre, tantôt elle oubliait cette voix retentissante pour s’exciter à ne pas se ralentir dans la recherche qui l’occupait. Peu s’en fallut qu’elle ne réussît à rencontrer la vieille kouravar qui se faufilait pendant ce temps-là au milieu des groupes ; à plusieurs, reprises ces deux femmes passèrent si près l’une de l’autre, que leur souffle se confondit ; mais les flots humains sont comme ceux de la mer, Ils changent incessamment de place et de forme. Autour des gens arrêtés qui écoutaient de toutes leurs oreilles la prédication, s’agitait une houle dans laquelle il était impossible de se joindre ou de se reconnaître. Exténuée de fatigue, Padmavati s’assit sur les marches de l’église, près d’un pilier auquel s’adossait dans l’attitude rêveuse du premier âge, un petit enfant de chœur vêtu de la blanche robe de lin. Le prêtre haletant, suffoqué par la chaleur et la poussière qui lui montait au visage, interrompit son discours et entonna la stance : O Crux ave ! que tous les chrétiens répétèrent avec lui. L’enfant de chœur y répondit d’une voix si pure, si harmonieuse, que Padmavati fondit en larmes. Cet enfant était un Hindou des faubourgs élevé par les missionnaires ; il se pencha vers la femme étrangère qui pleurait et la regarda avec compassion. Troublée par l’expression naïve de cette physionomie si, calme et si sereine, Padmavati se leva pour se plonger de nouveau dans la foule. Deux fois encore le prêtre s’arrêta et donna le signal du chant solennel : O Crux ave ! et parmi les voix criardes et grêles qui s’élevaient pour saluer la croix, celle de l’enfant à la robe blanche, comme si elle fût venue d’en haut, vibrait à l’oreille et au cœur de Padmavati. Jamais la pauvre Hindoue n’avait rien entendu, rien ressenti qui eût fait sur elle une impression aussi extraordinaire. Quand l’enfant chantait, elle eût voulu lui mettre la main su la bouche pour le faire taire ; quand il se taisait, elle désirait l’entendre encore.
En proie à cette émotion, qui se composait de colère jalouse et d’attendrissement, Padmavati fixa enfin son regard sur la croix, et dit avec désespoir : Oh ! si mon fils m’était rendu, je voudrais qu’il fût comme celui-là, élevé dans le temple de ce Dieu que je ne connais pas ! — Et le Christ de bois ouvrant les yeux les leva au ciel, les promena sur la foule, puis les referma et laissa tomber sa tête sur sa poitrine. À ce moment suprême, vous eussiez vu les Hindous chrétiens tomber à genoux en se frappant la poitrine. Le prêtre venait de dire les dernières paroles de la passion : emisit spiritum. On entonna le Stabat ; les jeunes gens costumés en soldats romains procédèrent à la descente de croix. D’autres clercs, représentant les disciples, Joseph d’Arimathie et Nicodème, mirent respectueusement le Christ dans le tombeau et le transportèrent à la chapelle.
Padmavati n’avait rien vu de cette dernière scène, qui produisit sur le public un effet prodigieux. Le mouvement du Christ levant les yeux vers le ciel et expirant sur la croix n’était un secret pour personne ; loin de faire un mystère de ce mécanisme fort simple, les missionnaires en abandonnaient le jeu aux néophytes eux-mêmes. Cependant le regard du Christ, joint au peu de paroles qu’elle avait écoutées et comprises, foudroya la mère désolée : elle s’était précipitée à genoux comme ses voisins ; comme eux, elle avait baisé la terre sans savoir ce qu’elle faisait ; puis, bouleversée par les émotions de cette soirée, elle se sentit défaillir, et resta couchée sur la poussière. La multitude, qui commençait à s’écouler, bourdonna autour d’elle avec un murmure qui ne servit qu’à l’étourdir davantage. Le bruit se répandit qu’une femme venait de se trouver mal ; quelques gens, mieux avisés que les autres, firent reculer ceux qui regardaient la pauvre Padmavati sans songer au moyen de la rappeler à la vie. On lui jeta de l’eau au visage, et, dès qu’elle rouvrit les yeux, on la porta dans une maison voisine. Quand elle fut assez remise pour indiquer aux charitables personnes qui l’avaient recueillie son nom et sa demeure, on l’aida à retourner chez elle. Son mari ne savait que penser de cette absence si prolongée ; dès qu’elle l’aperçut, Padmavati se précipita à ses genoux, lui prit les mains en s’écriant, avec l’exaltation du délire — Je le retrouverai ; tu sauras tout, et tu me pardonneras ! Tu me pardonneras, et tu m’aimeras encore !…
V. – La veuve.
Les Hindous, superstitieux et crédules, attribuent toujours à l’influence immédiate d’une divinité ou d’une constellation les malheurs qui les accablent dans le courant de la vie ; aussi sont-ils, plus que les peuples de l’Occident, faciles à abattre et résignés à leur sort. S’ils manquent de courage pour lutter contre un destin ennemi, au moins la foi qu’ils ont dans la métempsycose les rend-elle moins sensibles aux maux d’une existence qu’ils regardent comme une première épreuve. Le plus misérable mendiant espère renaître sous la forme d’un puissant et riche nabab ; l’homme que de cruelles maladies ont rendu difforme et hideux se console en pensant que son ame entrera un jour dans un corps doué des trente-deux qualités qui constituent dans l’Inde l’idéal de la beauté et de la grace. C’est ainsi qu’en abandonnant le présent au destin, ils se réservent l’avenir ; c’est pour monter d’un rang dans l’échelle des êtres qu’ils s’imposent souvent de rudes pénitences et des expiations insensées. Tout soldat qu’il était, le cipaye Pérumal prenait très au sérieux les pratiques de la religion dans laquelle on l’avait élevé. Tous les lundis, il rendait un culte spécial au garouda, bel oiseau de proie de la famille des aigles, qui détruit une grande quantité de reptiles, et que pour cette raison sans doute les brahmanes ont déifié en le surnommant la monture du dieu Vichnou. Dès que le jour commençait à poindre, le cipaye partait à la recherche de l’oiseau garouda, et à peine l’avait-il aperçu qu’il l’appelait par son nom en agitant ses bras au-dessus de sa tête. L’aigle voltigeait autour du pieux Hindou, et enlevait lestement dans ses serres les petites boulettes de viande que lui jetait son ami. Chaque semaine aussi, le cipaye portait à manger à un grand singe qui s’était installé depuis de longues années dans la principale pagode de Pondichéry et y recevait les honneurs divins ; il représentait aux yeux des brahmanes et du peuple confiant le singe Hanouman, qui dirigea les armées de Rama à la conquête de Ceylan. On conçoit que le quadrumane si semblable à l’homme devait trouver place dans le panthéon hindou, ouvert à tous les êtres de la création. Cependant ces actes d’une piété puérile ne rendaient point à Pérumal l’enfant qu’il pleurait et ne lui apportaient aucune consolation. Intérieurement, il s’irritait contre les dieux ingrats qui acceptaient ses offrandes sans exaucer ses prières. Padmavati, muette et le regard fixe, semblait insensible à ce qui l’entourait. Il n’y avait plus de lien entre les deux époux : pareils à deux voyageurs qui traversent péniblement un désert, ils marchaient côte à côte, sans se rien dire, sous le poids d’une même douleur. Dans le voisinage, chacun les regardait avec pitié et aussi avec un certain effroi. — Ces gens-là, disait-on, ont commis dans une vie antérieure des fautes dont ils portent la peine. — Charitable croyance qui dispense l’homme de prendre part aux souffrances d’autrui et de chercher à y porter remède !
Cependant Padmavati roulait dans sa tête un projet qui l’absorbait depuis long-temps, et dont elle n’osait confier le secret à personne, à son mari moins encore qu’à tout autre : c’était de quitter la maison conjugale et de se mettre à la poursuite de la vieille qui lui avait enlevé son enfant. Une année s’était passée depuis l’époque où elle l’avait rencontrée dans une rue de Pondichéry, un soir qu’elle assistait à la procession de l’idole. Sans aucun doute, les Kouravars ne se trouvaient plus dans les environs de la ville : devaient-ils y revenir jamais ? Les chercher à travers tout le pays qui s’étend du golfe du Bengale à Ceylan, c’était une entreprise folle, mais moins folle encore que de les attendre devant le seuil de sa porte. Quand son plan fut bien arrêté, Padmavati prit le costume d’une veuve : elle se couvrit d’une seule pièce de toile blanche, coupa ses longs cheveux qu’elle se plaisait autrefois à relever en nattes sur le sommet de sa tête, et partit, n’emportant avec elle qu’une ou deux pièces d’argent et la petite image façonnée par le domben. Une veuve dans l’Inde, ou, pour parler le langage du pays, une femme qui n’a pas été assez fidèle à son époux pour le suivre dans l’autre monde en se brûlant avec son cadavre sur un bûcher, est vouée au mépris : on la repousse, on la chasse de partout, comme un être dont la présence est d’un funeste augure. Sous ce costume, Padmavati pouvait voyager sans craindre d’être outragée ; la répulsion qu’elle inspirerait devait lui servir de sauvegarde.
Un soir donc, Pérumal trouva sa case vide ; Padmavati était partie. Il n’interrogea point ses voisins pour savoir d’eux ce qu’elle était devenue ; il garda pour lui son chagrin, et répondit à ceux qui le questionnaient avec une curiosité trop pressante qu’elle était allée en pèlerinage au temple de Jaggernath. Pendant quelques semaines, il conserva l’espérance de la revoir ; quand il approchait de sa cabane, son cœur battait bien fort, car l’absence faisait revivre en lui des sentimens d’affection et de tendresse assoupis depuis long-temps. « Hélas ! se disait-il tristement, j’aimerais encore mieux la voir telle qu’elle était, muette comme une statue, flétrie par la souffrance, que de vivre ainsi solitaire ! Peut-être ai-je été pour elle dur et injuste. Elle est partie ; elle erre dans la forêt, seule, sans appui, sans soutien, poursuivie par une douleur qui l’a rendue folle, parce que j’en ai laissé retomber sur elle tout le poids ! »
Ces reproches, qu’il aurait pu se faire plus tôt, le cipaye se les adressait durant ses factions de nuit, en se promenant de long en large devant sa guérite. Ses camarades, qui d’abord l’avaient raillé, comprirent bientôt qu’il était sous le coup d’un de ces manieurs réels qui commandent le respect. On le considérait d’ailleurs comme l’un des plus braves soldats de la compagnie et l’un des plus habiles du bataillon dans le maniement des armes. Il possédait à un haut degré la précision de mouvement, l’impassibilité, la patiente résignation, qui sont les qualités distinctives du cipaye : il devint plus encore que par le passé exact à remplir les devoirs de sa profession. Ses chefs, qui l’aimaient, le signalèrent comme ayant des droits à l’avancement, et il ne tarda pas à recevoir solennellement dans une revue les galons de caporal. Combien cette récompense l’eût rendu fier et heureux quelques années plus tôt !
Pendant que son mari faisait un premier pas dans la carrière des honneurs, Padmavati s’enfonçait résolûment dans les pays à moitié sauvages qui occupent le centre de la presqu’île de l’Inde Elle ne vivait que d’aumônes ; quand, après une longue marche, une maison, une chaumière s’offrait à sa vue, elle allait s’asseoir devant la porte, et attendait patiemment qu’on s’aperçût de sa présence. Quelque mère de famille, voyant une femme en habit de veuve arrêtée au seuil de sa demeure, vidait dans les mains de la mendiante une écuelle de riz, comme pour lui dire : Allez plus loin porter le malheur qui vous accompagne ! et Padmavati continuait sa route. Les petites pagodes, les mandabams ou reposoirs élevés sur le bord des chemins et à tous les carrefours par la piété des fidèles, lui offraient pour la nuit des asiles certains. Parfois aussi elle se glissait dans quelque coin d’un caravanseraï où personne ne prenait garde à elle, et, après le départ des voyageurs, elle disputait aux corneilles les restes du repas abandonnés par eux. Son existence était pénible ; ses habits de veuve éloignaient d’elle jusqu’aux enfans. Souvent elle souffrait de la faim, mais au moins n’éprouvait-elle jamais la sensation la plus douloureuse et la plus décourageante pour l’être oublié du reste du monde, celle du froid. La fraîcheur des nuits reposait ses membres fatigués par une longue marche. Roulée dans la pièce de toile blanche qui l’enveloppait comme un linceul, elle dormait sous les grands arbres, au bord des étangs, dans les ruines des temples, où le petit lézard aimé du voyageur fait entendre son gloussement mystérieux. L’espérance la soutenait, et elle allait toujours. Les iroulers, habitans des bois, qui prétendent posséder l’art de charmer les bêtes sauvages, périssent souvent victimes de leur imprudence ; cette pauvre femme, qui ne possédait aucune de leurs armes, ni celles du chasseur ni celles de la magie, traversait de dangereuses contrées sans que les tigres se rencontrassent jamais sur son passage. Il y a un Dieu pour les malheureux.
Depuis six mois que Padmavati voyageait, elle avait fait bien du chemin, quoiqu’elle marchât à petites journées. Il lui semblait que les Kouravars rencontrés par elle aux environs de Madras, puis à Pondichéry, devaient s’être dirigés vers le sud ; ce fut donc du côté du Tandjore qu’elle s’achemina, sortant ainsi du territoire de la compagnie pour s’enfoncer dans les pays gouvernés par des princes indigènes. Les états du radja de Tandjore abondent en pagodes renommées qui toutes ont leurs légendes merveilleuses ; elles sont devenues des lieux de pèlerinage célèbres dans la presqu’île de l’Inde, et à certaines époques de l’année les dévots s’y rassemblent en grand nombre. Au milieu de ces concours de peuple, dans ces foires improvisées que fréquentent aussi les vagabonds de toute espèce, Padmavati avait des chances de trouver ceux qu’elle cherchait. Cependant elle venait de parcourir sans succès une partie du Tandjore, et arrivait un soir, à demi morte de lassitude, auprès d’un vieux temple abandonné. Au pied de cette ruine, vieille de tant de siècles, s’étendait un étang comblé aux trois quarts, que dominaient de toutes parts des arbres gigantesques. Au centre de la pièce d’eau s’élevaient encore les restes d’un pavillon soutenu par de sveltes colonnes ; une douzaine de petits hérons blancs comme la neige s’y reposaient, immobiles sur une patte. Parmi le feuillage des grands arbres roucoulaient des centaines de colombes à gorge bleue ; dans ce lieu retiré régnait la paix profonde qui partout environne les ruines. Padmavati se coucha sur le seuil de la pagode, à laquelle conduisait un escalier de larges dalles un peu maltraitées par le temps. Bientôt, la fatigue aidant, elle s’endormit sur ce lit de pierre, et la lune, resplendissante comme un disque argenté, monta dans le ciel. La blanche lumière, qui donnait en plein sur l’entrée du vieux temple, en illuminait les profondeurs, tandis que les arbres voisins, restés dans l’ombre, ne formaient qu’une masse compacte et ténébreuse.
Les gens accoutumés à coucher sur la dure et à camper en plein air, sous la garde des étoiles, ont d’ordinaire le sommeil assez léger. Vers le milieu de la nuit, Padmavati, qui dormait sous le péristyle de l’édifice, fut éveillée par un bruit qu’une oreille moins exercée n’eût point entendu : celui de deux pieds nus marchant sur les dalles de la pagode. Elle se releva précipitamment et voulut fuir car elle avait eu peur. Cependant, retenue par la curiosité, elle se mit à regarder avec attention le personnage qui était venu, comme elle, demander un asile à cette ruine, et qu’elle n’avait point aperçu. Elle vit un homme de haute taille émerger du point le plus obscur de la voûte et se placer sous la lumière de la lune ; là, il ouvrit un panier, et en lira un serpent à lunettes[9] qui se dressa aussitôt sur sa queue en sifflant. L’homme porta rapidement à sa bouche un instrument de musique fait en manière de calebasse, qui rendait un son aigre et criard, et le serpent, gonflant la peau de sa tête aplatie, sembla marquer la mesure par ses oscillations. Un petit miroir adapté à la partie inférieure de l’instrument, et qui reflétait l’orbe lumineux de la lune, était dirigé devant les yeux du reptile par le jongleur ; celui-ci sautait d’un pied sur l’autre tout en soufflant dans son bizarre flageolet, et le serpent, fasciné par la lumière, charmé par l’étrange mélodie, obéissait au rhythme de la musique ; il allongeait et comprimait tour à tour ses anneaux roulés en spirale. Il y avait bien dix minutes que le bipède et le reptile exécutaient l’un devant l’autre cette danse fantastique, lorsque Padmavati reconnut dans ce jongleur le domben de qui elle tenait la mystérieuse amulette qui devait lui faire retrouver son ennemie.
— Domben ! s’écria-t-elle en s’avançant vers lui, me reconnaissez-vous ?
— Non, répondit le jongleur d’une voix mal assurée ; je sais bien que la divinité de cette pagode se montre quelquefois aux voyageurs qui passent ici la nuit ; mais c’est la première fois que je la vois de mes yeux ! — Et, jetant à terre son instrument, il se prosterna devant la femme aux vêtemens de veuve qu’il prenait pour une apparition.
— Une pauvre veuve n’a point droit à tant de salutations, reprit Padmavati. — Et comme le jongleur, à moitié remis de son émoi, s’approchait pour la considérer de plus près : — Tenez, ajouta-t-elle en lui présentant la petite figure d’argile, voilà l’ouvrage de vos mains ; vous savez qui je suis maintenant ?
— Eh bien ! dit le domben avec humeur, avez-vous encore une consultation à me demander ? Attendez au moins que je rattrape mon serpent ; il s’est enfui, et j’aurais du chagrin de le perdre, — un animal à moitié dressé, un sujet plein d’avenir, qui danse déjà comme une bayadère !
En parlant ainsi, il s’agenouilla au milieu de la pagode, et prononça quelques mots baroques accompagnés de sifflemens et de petits cris gutturaux. Le serpent, qui s’était glissé dans une fissure de la muraille, dressa la tête, sembla hésiter un instant à répondre à l’appel du jongleur ; puis il rampa lentement sur le sol et se jeta de lui-même dans le panier ouvert pour le recevoir.
— Voyons, dit le domben de l’air important d’un devin qui va donner audience à un paysan ; parlez !… Votre mari est mort, et vous n’avez pas voulu le suivre sur le bûcher ; cela se voit quelquefois. Quand on est jeune, la vie a son prix. Le petit que vous portiez sur vos bras est mort aussi, n’est-ce pas ? La pauvre créature était condamnée ; aucune conjuration, aucun remède ne pouvait le rappeler à la santé. Et l’autre…
— L’autre ! s’écria Padmavati, où est-il ?
— Ah ! c’est là le mystère, reprit le jongleur. Il a parcouru bien des pays depuis qu’on vous l’a volé, et il a été plus près de vous qu’il ne l’est maintenant. — Il prononçait ces paroles à demi-voix, d’un air distrait, et tout en faisant sauter d’une main dans l’autre ses boules de cuivre ; puis, s’abandonnant peu à peu à ses instincts de jongleur, il se leva et exécuta ses exercices avec des gestes emphatiques.
— Domben, répondez-moi, dit Padmavati, qui écoutait avec une attention religieuse les phrases sorties de la bouche du jongleur, répondez-moi ; où est-il ?
— Est-ce moi qui vous l’ai pris ? répliqua sèchement le domben. Étais-je donc payé pour le redemander à tous les Kouravars que j’ai rencontrés sur ma route ? Je n’appartiens point à cette race de bateleurs, de sauteurs, de danseurs de corde, de vagabonds ; moi, je suis domben, et je connais la science des pambatty qui savent charmer les serpens… Il termina sa phrase par un de ces cris vibrans et saccadés que les gens de sa caste font entendre dans les rues pour s’annoncer aux passans.
— Voilà une roupie, la dernière qui me reste, répondit Padmavati ; dites-moi, avez-vous vu des Kouravars dans ce pays ?
— Oui, dit le jongleur d’une voix radoucie ; j’en ai vu une belle troupe, bien complète. Les enfans entrent dans les maisons pour danser et reconnaître les lieux ; les femmes vendent des paniers et volent ; les hommes font des tours de force et de passe-passe… Est-ce la jambe droite ou la gauche que nous avons piquée ?
— La gauche, répliqua vivement Padmavati ; voyez plutôt !
— En ce cas, retournez sur vos pas ; à trente milles d’ici, vous trouverez un petit village pas plus considérable que celui où je vous ai vue la première fois. Les Kouravars doivent y arriver : aujourd’hui ils n’y resteront pas long-temps ; mais, en marchant vite, vous pourrez les y joindre. Cherchez et vous verrez si le domben a menti ?
À ce dernier mot, Padmavati partit comme un trait ; debout sur le seuil de la pagode, le jongleur la vit disparaître sous l’ombre des grands arbres. Quand elle fut hors de vue, il fit sonner la roupie sur l’ongle de son pouce, et la glissa dans un pli de son turban en se disant à lui-même : Je ne m’attendais guère à gagner une pièce aussi ronde dans cette pagode abandonnée. Courage, domben ; en route pour Madras ! Un homme de ta trempe ne doit travailler que dans les grandes villes !
Quand le soleil parut, Padmavati était déjà loin. Elle marchait vite ; pour la première fois, depuis son départ, elle prêtait l’oreille au chant des oiseaux ; il lui semblait que leurs voix la saluaient au passage pour lui annoncer une bonne nouvelle. L’impatience qu’elle éprouvait d’arriver au terme de ce long pèlerinage soutenait ses forces ; mais, vers le soir, lorsqu’elle distingua les touffes de bambous qui signalaient à ses regards le village indiqué par le domben, un doute cruel traversa son esprit. Si cet homme s’était joué d’elle ? si les Kouravars avaient pris une autre direction ? si son enfant était mort ? Toutes ces conjectures vinrent l’accabler à la fois ; ses jambes tremblèrent, elle fut obligée de faire halte sur le bord du chemin ; puis elle s’avança plus lentement, tant elle craignait de se heurter contre une réalité désespérante. Cependant elle allait toujours, et les derniers rayons du soleil éclairèrent les huttes des Kouravars groupées à quelque distance du village dans une savane. Cette nuit lui parut bien longue, car elle la passa sans dormir, en proie à une agitation fébrile. De la chauderie[10] où elle s’était retirée, elle entendait le bruit qui se faisait dans le camp des Kouravars ; elle voyait briller leurs feux, devant lesquels se dessinaient vaguement des formes humaines.
VI. – Le caporal des cipayes.
En tout pays, la population des campagnes est de bonne heure sur pied ; mais dans l’Inde, où le soleil fane si vite tout ce qu’il touche de ses rayons, le bazar s’anime avant l’aurore. Il y avait donc, dès l’aube du jour, un assez grand nombre de cultivateurs et de petits marchands réunis sur la place du village ; tous ces gens affairés ou oisifs causaient et trafiquaient, lorsqu’un roulement de tambourin fit dresser toutes les têtes. Des saltimbanques débouchaient en grande pompe sur le bazar, à la satisfaction évidente des campagnards, peu habitués à ce merveilleux spectacle. Personne dans la foule ne dirigeait sur eux des regards plus attentifs et plus perçans que Padmavati. Blottie au pied d’un arbre, cachée sous son vêtement de veuve, elle cherchait à distinguer tous les sujets de cette troupe de bateleurs qu’un cercle de spectateurs ébahis entourait de toutes parts. Se faufiler dans leurs rangs était chose impossible ; on l’eût repoussée. Elle se leva cependant, et, par-dessus les têtes qui lui faisaient obstacle, elle vit s’élever une longue tige de bambou sur l’extrémité de laquelle pirouettait un enfant. La pointe inférieure du bambou reposait sur le front d’un Kouravar, qui la maintenait en équilibre et se promenait triomphalement à droite et à gauche. À un signal donné, l’enfant cessa de tourner, envoya de ses petites mains des baisers à la foule, et une secousse imprimée au bambou le fit tomber debout sur l’épaule du bateleur, qui le montra aux assistans. Le petit baladin fut vivement applaudi ; chacun voulait le regarder de près. De son côté, Padmavati fxait ses yeux sur lui ; il n’avait point les traits de la race maudite des Kouravars ; sa peau était moins noire ; sa chevelure plus fine. Emportée par un élan irrésistible, elle se jette dans la foule ; une vieille marchande de paniers la heurte au passage. Cette vieille, qui faisait partie de la troupe des Kouravars ; traînait une jambe malade enveloppée de guenilles.
— Je la tiens, je la tiens, s’écrie Padmavati en s’accrochant à elle, rends-le-moi ! rends-moi mon enfant !
Et sa main crispée serrait comme un étau le bras de la Kouravar. Cette scène imprévue avait jeté du trouble parmi les spectateurs. Braves gens, disait la vieille, ayez pitié d’une pauvre marchande de paniers qui n’a fait de mal à personne. Cette femme est folle, voyez-vous ! Je ne sais ce qu’elle me veut.
— Elle m’a volé mon enfant pour en faire un sauteur, un Kouravar ! criait Padmavati ; c’est lui qu’ils font pirouetter comme une marionnette sur la pointe d’un bambou. Qu’elle me rende mon enfant, et je la lâche. Tenez, voilà son image ! Regardez si cette poupée d’argile n’a pas la jambe percée de mille coups d’épingle…
— Ah ! la vilaine veuve ! répétait la vieille ; ah ! quelle honte pour une femme de survivre à son mari et de rester seule en ce monde à traîner dans le mépris quelques jours misérables !
Mais la figurine d’argile avait fait sur l’assemblée une impression profonde. Aux yeux de cette population crédule, c’était là un témoignage en faveur de la veuve et une preuve irrécusable de la culpabilité de la marchande de paniers. Pendant ces débats, les Kouravars, qui se doutaient de quelque mésaventure et ne pouvaient continuer leur spectacle devant un parterre distrait par un accident inattendu, envoyèrent en reconnaissance le petit sauteur qui venait d’obtenir un si brillant succès. Il passa entre les jambes des spectateurs et arriva sur le lieu de la dispute le plus doucement qu’il put. Padmavati, lâchant la vieille, le saisit à deux bras, le pressa sur son cœur et fondit en larmes. Les gens qui l’entouraient se reculèrent instinctivement comme pour ne pas la gêner dans ce premier moment d’expansion.
— Ne craignez rien, dit Padmavati en levant les yeux d’un air de triomphe, je ne suis point ce que vous croyez : j’ai pris ce costume pour me garantir des outrages auxquels je m’exposais en courant seule le pays ; je n’en ai plus besoin maintenant. Qui ne respecterait une mère voyageant avec son enfant dans ses bras ?
Elle contemplait avec ravissement à travers ses pleurs ce fils tant regretté et s’étonnait de le trouver si vif et si robuste. Les commères accourues au bruit de l’événement entouraient de soins sympathiques la femme inconnue dont elles se détournaient quelques minutes auparavant. Chacune d’elles brûlait du désir d’entendre de sa bouche le récit de ses souffrances et de ses aventures. Ce n’était pas sans recevoir bien des coups et des bourrades que le pauvre petit avait appris à pirouetter sur l’extrémité d’un bambou ; le sourire qu’il prodiguait au public durant ce périlleux exercice était le fruit de beaucoup de larmes : il trouva donc bien douces les caresses de sa vraie mère. Quant à la vieille qui passait pour son aïeule, elle aurait encouru un châtiment sévère, si son méfait eût été constaté sur le territoire de la compagnie. Le chef du village se contenta de la mettre au piquet durant toute une journée, la laissant ainsi exposée aux railleries de la population et aux ardeurs d’un soleil dévorant. On parla de la fouetter ; mais on lui fit grace de ce surcroît de peine en considération de la plaie mal fermée qu’elle portait à la jambe gauche : cette blessure provenait de la morsure d’un chien qui avait attaqué la vieille dans une de ses expéditions nocturnes.
Quinze jours après cette mémorable rencontre, Padmavati rentrait à Pondichéry : elle n’alla point directement rejoindre le père de son enfant ; il lui fallait, à la suite de tant d’humiliations, un triomphe complet, une de ses amies lui prêta des vêtemens pareils à ceux qu’elle portait dans des temps plus heureux ; elle couvrit son enfant d’une tunique d’indienne, lui attacha au cou un collier de corail et le coiffa d’un bonnet de mousseline à paillettes d’or, sous lequel ses cheveux se relevaient en boucles gracieuses. Cette toilette achevée, elle gagna l’esplanade où les cipayes faisaient l’exercice. La compagnie de grenadiers à laquelle appartenait Pérumal manoeuvrait entière et sur deux rangs. Padmavati la reconnut de bien loin et la montra du doigt à l’enfant, qui battit des mains en voyant l’éclat des uniformes et le reflet du soleil sur les baïonnettes. Tournant alors derrière les arbres, l’heureuse mère dépassa le front de la compagnie ; Pérumal n’occupait pas sa place accoutumée : en sa qualité de caporal, il se tenait au centre de la ligne. Il fallut donc quelque temps à Padmavati pour l’y découvrir. Quand elle fut certaine que c’était bien lui, elle dit à l’enfant : — Tu vois ce beau soldat qui a sur le bras deux barres rouges ? Va droit à lui, prends-lui les mains, appelle-le ton père bien haut, pour que tous ses camarades t’entendent.
L’enfant obéit ; il courut en sautant, ne s’émut point de la voix de l’officier qui lui criait : — Arrière ! — et, d’un bond rapide, comme s’il se fût agi de grimper à la pointe du bambou, il s’élança au cou du cipaye.
— Caporal, dit l’officier, que veut dire cette plaisanterie ?
— Ma foi, mon capitaine, je n’en sais rien, répondit naïvement le cipaye ; ce petit m’a pris d’assaut avant que j’aie eu le temps de me reconnaître.
Pérumal se remettait au port d’armes ; mais l’enfant, qu’il venait de déposer à terre, lui prenait les mains, l’appelait son père et s’obstinait à demeurer près de lui. Dans les rangs de la compagnie régnait un silence absolu ; les cipayes regardaient avec étonnement cette petite scène, à laquelle ils ne comprenaient rien.
— Mon capitaine, reprit le caporal embarrassé et visiblement ému, je n’avais qu’un enfant… je l’ai enterré de mes propres mains. Ma femme est devenue folle, et je ne sais où elle est… Foi de cipaye, je n’entends rien à tout ceci…
Il se tut ; Padmavati, qui était là debout devant lui, découvrit son visage. La fatigue d’une longue et pénible pérégrination se peignait sur ses traits amaigris ; la douleur avait terni l’éclat de sa peau brune et transparente, mais une indicible joie animait sa physionomie expressive ; elle lançait sur son mari des regards rayonnans et passionnés. Cette jeune mère long-temps éprouvée, qui allait reconquérir l’affection de son mari et lui rendre un fils tant pleuré, s’épanouissait de nouveau au bonheur et à l’espérance.
— Pérumal, dit-elle enfin en s’avançant vers celui-ci, souviens-toi de mes paroles : « Je t’avouerai tout, et tu me pardonneras, parce que je te le ramènerai. » Embrasse-le donc, c’est notre enfant. Padmavati a bien souffert, mais jamais elle n’a été folle.
— Allons, mon brave, sors des rangs, dit l’officier ; ton fusil s’échappe de tes mains, et tes jambes tremblent sous toi. Tu m’expliqueras ce mystère un autre jour ; va ! — Grenadiers, garde à vous !
Tandis que la compagnie de grenadiers reprenait le cours de ses exercices, un instant interrompu. Pérumal regagnait sa demeure. Sa femme le suivait à quelques pas de distance par respect ; le caporal donnait la main à l’enfant. Ils se regardaient l’un l’autre avec attendrissement et surprise, mais aussi avec une entière confiance. Dans le cœur du grand soldat, comme dans celui du petit bambin, parlait ce sentiment que Cervantes a si justement appelé la fuerza de la sangre, la force du sang.
Cet enfant venait de passer plus de deux ans en assez mauvaise compagnie ; il en avait quatre. Sa mère proposa de le faire élever par les prêtres français de la mission, et Pérumal y consentit. Il était trop content de trouver une occasion de plaire à Padmavati ; les Hindous, d’ailleurs, ne sont pas fâchés de jouer pièce aux divinités qu’ils ont le plus fatiguées de leurs prières, quand celles-ci ne les ont point exaucés. — Après tout, disait-il, je veux bien qu’il soit chrétien ; mes dieux ne se sont point donné la peine de me le rendre, et je ne les en remercierai pas ! C’est toi qui me l’as ramené.
Plus d’une fois, le petit Hindou troubla par ses espiègleries la classe où d’autres enfans de son âge écoutaient avec docilité et attention les enseignemens des prêtres catholiques : les mauvais tours que lui avaient appris les Kouravars ne pouvaient tout de suite sortir de sa mémoire. Bientôt cependant, son bon naturel reprenant le dessus, il se montra digne de ses nouveaux maîtres. Quand j’ai connu le fils de Pérumal, il y a dix ans bientôt, — il parlait couramment le français, le tamoul, le télinga, et savait assez d’anglais pour se faire comprendre ; je doute que les brahmanes lui en eussent appris davantage. Les missionnaires, en le baptisant, lui ont donné le nom de René, Renatus, parce que son père l’avait long-temps cru mort. Vêtu de la blanche robe de lin, comme l’enfant de chœur dont la douce voix avait si vivement impressionné sa mère, il chante aux offices et porte, les jours de grande fête, un beau chandelier d’argent devant l’évêque.
Quant au cipaye Pérumal, qui se désolait de n’avoir pas de postérité, il est parfaitement rassuré sur ce point. Outre celui que la Providence lui a rendu, il comptait, lorsque je le vis, une demi-douzaine de charmans enfans bien noirs, mais alertes, dispos et heureux de s’épanouir sous le beau ciel de l’Asie.
- ↑ Le mot carry ou kurry signifie proprement sauce, ragoût.
- ↑ L’honorable compagnie des Indes.
- ↑ Jongleur.
- ↑ Ce sont les mots consacrés.
- ↑ Européens.
- ↑ Mauvais génies, esprits ennemis de l’homme que les Hindous combattent par des incantations.
- ↑ L’enfer des Hindous.
- ↑ Radeaux composés de trois pièces de bois liées ensemble et relevées aux deux extrémités.
- ↑ Cobra-capello ; il a la tête plate et large, et ses yeux sont entourés de cercles noirs semblables à des lunettes.
- ↑ Caravenseraï ouvert à tous les voyageurs.