Page:Œuvres complètes de Blaise Pascal Hachette 1871, vol1.djvu/402

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fait-on pour l’incertain, les voyages sur mer, les batailles ! Je dis donc qu’il ne faudroit rien faire du tout, car rien n’est certain ; et qu’il y a plus de certitude à la religion, que non pas que nous voyions le jour de demain : car il n’est pas certain que nous voyions demain, mais il est certainement possible que nous ne le voyions pas. On n’en peut pas dire autant de la religion. Il n’est pas certain qu’elle soit ; mais qui osera dire qu’il est certainement possible qu’elle ne soit pas ? Or, quand on travaille pour demain, et pour l’incertain, on agit avec raison. Car on doit travailler pour l’incertain, par la règle des partis qui est démontrée.


90.

La nature de l’homme n’est pas d’aller toujours, elle a ses allées et venues. La fièvre a ses frissons et ses ardeurs, et le froid montre aussi bien la grandeur de l’ardeur de la fièvre que le chaud même. Les inventions des hommes de siècle en siècle vont de même. La bonté et la malice du monde en général en est de même : Plerumque gratæ principibus vices[1].


91.

Raison des effets. — Il faut avoir une pensée de derrière, et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple.


92.

La force est la reine du monde, et non pas l’opinion ; mais l’opinion est celle qui use de la force[2].


93.

Le hasard donne les pensées, le hasard les ôte ; point d’art pour conserver ni pour acquérir.


94.

Est fait prêtre qui veut l’être, comme sous Jéroboam. C’est une chose horrible qu’on nous propose la discipline de l’Église d’aujourd’hui pour tellement bonne, qu’on fait un crime de la vouloir changer. Autrefois elle étoit bonne infailliblement, et on trouve qu’on a pu la changer sans péché ; et maintenant, telle qu’elle est, on ne la pourra souhaiter changée ! Il a bien été permis de changer la coutume de ne faire des prêtres qu’avec tant de circonspection, qu’il n’yen avoit presque point qui en fussent dignes ; et il ne sera pas permis de se plaindre de la coutume qui en fait tant d’indignes !


95.

On ne consulte que l’oreille, parce qu’on manque de cœur.

  1. Horace, Od., III, xxix, 13. — On lit, à la p. 254 du manuscrit, cet autre fragment : « La nature agit par progrès et par retraites ? itus et reditus. Elle passe et revient, puis va plus loin, puis deux fois moins, puis plus que jamais, etc. Le flux de la mer se fait ainsi, le soleil semble marcher ainsi.  » Ces derniers mots sont suivis d’un zigzag, pour figurer cette marche apparente du soleil.
  2. On lit à la suite dans le manuscrit : « C’est la force qui fait l’opinion. La mollesse est belle, selon notre opinion. Pourquoi ? Parce que qui voudra danser sur la corde, sera seul ; et je ferai une cabale plus forte, de gens qui diront que cela n’est pas beau. »