Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome I.djvu/104

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Abrégeons. Louis Bonaparte dans ce document avoue cent quatre-vingt onze assassinats.

Cette pièce enregistrée pour ce qu’elle vaut, quel est le vrai total ? Quel est le chiffre réel des victimes ? De combien de cadavres le coup d’État de décembre est-il jonché ? Qui peut le dire ? Qui le sait ? Qui le saura jamais ? Comme on l’a vu plus haut, un témoin dépose : « Je comptai là trente-trois cadavres » ; un autre sur un autre point du boulevard, dit : « Nous comptâmes dix-huit cadavres dans une longueur de vingt ou vingt cinq pas » ; un autre, placé ailleurs, dit : « Il y avait là, dans soixante pas, plus de soixante cadavres ». L’écrivain si longtemps menacé de mort nous a dit à nous-même : « J’ai vu de mes yeux plus de huit cents morts dans toute la longueur du boulevard ». Maintenant cherchez, calculez ce qu’il faut de crânes brisés et de poitrines défoncées par la mitraille pour couvrir de sang « à la lettre » un demi-quart de lieue de boulevards. Faites comme les femmes, comme les sœurs, comme les filles, comme les mères désespérées, prenez un flambeau, allez-vous-en dans cette nuit, tâtez à terre, tâtez le pavé, tâtez le mur, ramassez les cadavres, questionnez les spectres, et comptez, si vous pouvez.

Le nombre des victimes ! On en est réduit aux conjectures. C’est là une question que l’histoire réserve. Cette question, nous prenons, quant à nous, l’engagement de l’examiner et de l’approfondir plus tard.

Le premier jour, Louis Bonaparte étala sa tuerie. Nous avons dit pourquoi. Cela lui était utile. Après quoi, ayant tiré de la chose tout le parti qu’il en voulait, il la cacha. On donna l’ordre aux gazettes élyséennes de se taire, à Magnan d’omettre, aux historiographes d’ignorer. On enterra les morts après minuit, sans flambeaux, sans convois, sans chants, sans prêtres, furtivement. Défense aux familles de pleurer trop haut.

Et il n’y a pas eu seulement le massacre du boulevard, il y a eu le reste, il y a eu les fusillades sommaires, les exécutions inédites.

Un des témoins que nous avons interrogés demandait à un chef de bataillon de la gendarmerie mobile, laquelle s’est distinguée dans ces égorgements : Eh bien, voyons ! le chiffre ? Est-ce quatre cents ? — L’homme a haussé les épaules. — Est-ce six cents ? — L’homme a hoché la tête. — Est-ce huit cents ? — Mettez douze cents, a dit l’officier, et vous n’y serez pas encore.

A l’heure qu’il est, personne ne sait au juste ce que c’est que le 2 décembre, ce qu’il a fait, ce qu’il a osé, qui il a tué, qui il a enseveli, qui il a enterré. Dès le matin du crime, les imprimeries ont été mises sous scellé, la parole a été supprimée par Louis Bonaparte, homme de silence et de nuit. Le 2, le 3, le 4, le 5 et depuis, la vérité a été prise à la gorge et étran-