Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/107

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l’escalier. Peut-être l’habitude que j’avais prise de garder au fond de moi certains désirs, désir d’une jeune fille du monde comme celles que je voyais passer de ma fenêtre suivies de leur institutrice, et plus particulièrement de celle dont m’avait parlé Saint-Loup, qui allait dans les maisons de passe ; désir de belles femmes de chambre, et particulièrement celle de Mme Putbus ; désir d’aller à la campagne au début du printemps, revoir des aubépines, des pommiers en fleurs, des tempêtes ; désir de Venise, désir de me mettre au travail, désir de mener la vie de tout le monde ; — peut-être l’habitude de conserver en moi sans assouvissement tous ces désirs, en me contentant de la promesse, faite à moi-même, de ne pas oublier de les satisfaire un jour ; — peut-être cette habitude, vieille de tant d’années, de l’ajournement perpétuel, de ce que M. de Charlus flétrissait sous le nom de procrastination, était-elle devenue si générale en moi qu’elle s’emparait aussi de mes soupçons jaloux et, tout en me faisant prendre mentalement note que je ne manquerais pas un jour d’avoir une explication avec Albertine au sujet de la jeune fille, peut-être des jeunes filles (cette partie du récit était confuse, effacée, autant dire infranchissable, dans ma mémoire), avec laquelle ou lesquelles Aimé l’avait rencontrée, me faisait retarder cette explication. En tous cas, je n’en parlerais pas ce soir à mon amie pour ne pas risquer de lui paraître jaloux et de la fâcher.

Pourtant, quand, le lendemain, Bloch m’eut envoyé la photographie de sa cousine Esther, je m’empressai de la faire parvenir à Aimé. Et à la même minute, je me souvins qu’Albertine m’avait refusé le matin un plaisir qui aurait pu la fatiguer en effet. Était-ce donc pour le réserver à quelque autre ? Cette après-midi peut-être ? À qui ?

C’est ainsi qu’est interminable la jalousie, car