Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 2.djvu/178

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un Christ échappé en Égypte, un Louis XVII enfui du Temple, le pur du pur, maintenant sacrifiant sans doute à ce besoin héréditaire de nourriture spirituelle qui avait fait la décadence sociale de Mme  de Villeparisis, elle était devenue elle-même une Mme  de Villeparisis, chez qui les femmes snobs redoutaient de rencontrer telle ou tel, et de laquelle les jeunes gens, constatant le fait accompli sans savoir ce qui l’a précédé, croyaient que c’était une Guermantes d’une moins bonne cuvée, d’une moins bonne année, une Guermantes déclassée. Dans les milieux nouveaux qu’elle fréquentait, restée bien plus la même qu’elle ne croyait, elle continuait à croire que s’ennuyer facilement était une supériorité intellectuelle, mais elle l’exprimait avec une sorte de violence qui donnait à sa voix quelque chose de rauque. Comme je lui parlais de Brichot : « Il m’a assez embêtée pendant vingt ans », et comme Mme  de Cambremer disait : « Relisez ce que Schopenhauer dit de la musique », elle nous fit remarquer cette phrase en disant avec violence : « Relisez est un chef-d’œuvre ! Ah ! non, ça, par exemple, il ne faut pas nous la faire. » Alors le vieux d’Albon sourit en reconnaissant une des formes de l’esprit Guermantes.

« On peut dire ce qu’on veut, c’est admirable, cela a de la ligne, du caractère, c’est intelligent, personne n’a jamais dit les vers comme ça », dit la duchesse en parlant de Rachel, craignant que Gilberte ne la débinât. Celle-ci s’éloigna vers un autre groupe pour éviter un conflit avec sa tante, laquelle, d’ailleurs, ne dit sur Rachel que des choses fort ordinaires. Mais puisque les meilleurs écrivains cessent souvent aux approches de la vieillesse, ou après un excès de production, d’avoir du talent, on peut bien excuser les femmes du monde de cesser, à partir d’un certain moment, d’avoir de l’esprit. Swann ne retrouvait plus dans l’esprit dur de la duchesse de Guermantes le « fondu » de la jeune