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Le gouvernement russe a été ainsi conduit à faire au profit des paysans, aux dépens des propriétaires, une sorte de loi agraire, une sorte d’expropriation du sol pour cause d’utilité publique. On le lui a souvent reproché comme une mesure révolutionnaire. On a comparé ces allocations forcées de terres seigneuriales aux confiscations et aux biens nationaux de la révolution française. Il y a dans ces rapprochemens une singulière exagération. Pour apprécier de pareilles mesures, il ne faut pas seulement tenir compte des nécessités politiques, il faut se rappeler l’origine ambiguë, l’indécision, l’obscurité du droit de propriété en Russie. A qui du propriétaire ou du paysan appartenait réellement le sol ? Tous deux y avaient des prétentions, et si la loi décidait officiellement en faveur du premier, le second pouvait invoquer la coutume pour les terres dont les seigneurs lui abandonnaient traditionnellement la jouissance, Si le pomêchtchik avait reçu son bien du souverain en échange de ses services, le moujik en pouvait souvent être considéré comme l’habitant et l’usufruitier, avant la concession faite à son seigneur. A prendre ainsi les choses, le gouvernement russe n’a point enlevé aux uns pour donner aux autres, il à plutôt distingué entre des prétentions rivales, séparé des droits et des intérêts opposés, et cela en imposant aux deux adversaires un compromis. Le paysan eut une portion de la terre, mais il dut dédommager son propriétaire, et si des deux côtés il y a eu des déceptions et des plaintes, c’est qu’étant impartiale la sentence ne pouvait satisfaire entièrement aucune des deux parties.

La décision du gouvernement était d’autant plus sage, qu’une résolution opposée eût difficilement triomphé des résistances des paysans. Le paysan, en effet, tout serf qu’il était, n’avait cessé de se considérer comme propriétaire de la terre qu’il cultivait, de la portion de terre au moins que depuis plusieurs générations le seigneur lui abandonnait pour subvenir à ses besoins. « Je suis à toi, disait le serf à son maître ; mais la terre est à moi. » Une liberté qui l’aurait frustré des parcelles dont lui et ses pareils avaient la jouissance, n’eût semblé au moujik qu’une hypocrite spoliation. Il a déjà du mal à comprendre que pour obtenir l’entière propriété de cette terre qu’il regardait comme sienne, il soit obligé de dédommager l’ancien seigneur qui la lui abandonne. Lorsque fut publié le manifeste du 19 février 1861, indiquant les conditions de l’émancipation, les paysans ne purent cacher leur déception ; beaucoup se crurent dupés, et sur plusieurs points il y eut des troubles. On disait dans les campagnes que c’était le manifeste des seigneurs, un faux acte d’émancipation, que le manifeste impérial, le véritable acte officiel paraîtrait plus tard : peut-être y a-t-il encore des moujiks qui l’attendent. Les paysans ont eu besoin de plusieurs années