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pour bien entendre les conditions de la liberté qui leur était donnée, et se réconcilier avec elles. A vrai dire, ces pauvres serfs étaient pour la plupart hors d’état de comprendre les clauses de l’édit impérial (polojenie). Il leur manquait pour cela l’intelligence du langage juridique, une notion claire du droit de propriété, et la notion même de la liberté ; il leur manquait en même temps la confiance dans leurs maîtres ou dans les autorités locales chargées de leur expliquer le nouvel ordre de choses. Dressé à la méfiance par des siècles d’oppression, le paysan ne voulait croire que les rêves de son imagination, les fallacieuses promesses des émissaires démocratiques, ou les menteuses chimères des prophètes de village. Le serf habitué à l’arbitraire et étranger à l’idée de légalité, le moujik qui d’ordinaire a peu le sens du définitif et de l’irrévocable, s’est difficilement persuadé que l’acte d’émancipation pût être définitif et irrévocable. Ce peuple encore enfant attendant tout de l’intervention du tsar ou de l’intervention de Dieu, espérait vaguement un soudain changement de fortune, une brusque métamorphose de sa situation. Les traces de ces idées sont visibles dans mainte secte du raskol, dans les sectes millénaires qui prêchaient le prochain établissement du royaume de Dieu. Plusieurs années encore après l’acte d’émancipation, des prophètes populaires tels qu’un certain Pouchkine dans le gouvernement de Perm, annonçaient que selon la volonté du ciel, la terre devait être concédée au paysan gratuitement. Les illusions politiques se mêlaient aux illusions religieuses, et les fraudes des faussaires ou des mauvais plaisans aux hallucinations des illuminés. J’en citerai un exemple arrivé à ma connaissance dans le gouvernement de Voronège. Un séminariste en vacances, revenant de la campagne sans argent, et ne sachant comment avoir des chevaux pour achever sa route, imagina de s’en procurer aux dépens de la crédulité du moujik. « Je suis, disait-il aux paysans, un grand-duc voyageant incognito, en charrette, pour juger par moi-même de votre situation et voir ce que, dans votre intérêt, il faut changer à l’acte d’émancipation. » La ruse réussit, le séminariste fit ainsi plusieurs postes, gratuitement hébergé, voituré et remercié par ses dupes.

Pour comprendre la position matérielle et les sentimens des paysans émancipés, il faut se rappeler quelles sont les conditions de ce difficile partage de la terre, de cette sorte de liquidation entre le propriétaire noble et l’ancien serf, que depuis 1861 poursuit la Russie. Le prîncipe adopté par le gouvernement est un compromis : le paysan doit avoir la jouissance perpétuelle de sa maison, de son enclos, et en plus d’une portion des terres par lui cultivées ; mais cette maison et cette terre, le paysan en doit racheter la propriété au pomêchtchik qui la lui cède. A ce principe général, il