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LETTRE LXXI.

Qu’il n’y a de bien que ce qui est honnête. Différents degrés de sagesse.

Tu ne cesses de me consulter sur tel ou tel détail de conduite, oubliant que la vaste mer nous sépare. Comme le grand mérite d’un conseil est d’être donné à temps, il doit arriver que sur certains points mon avis te parvienne lorsque déjà l’avis contraire est préférable. Car un conseil doit s’adapter à l’état des choses, et les choses humaines sont emportées ou plutôt roulent sans fin. Le conseil doit donc naître au jour du besoin ; et un jour, c’est encore trop long : il doit naître, comme on dit, sous la main. Or comment le trouver, le voici. Quand tu voudras savoir ce qu’il faudra fuir ou rechercher, que le souverain bien, que les grands principes de toute la vie soient devant tes yeux. Là en effet doivent se rapporter toutes nos actions ; ordonner les parties est impossible quand l’ensemble n’est pas arrêté. Jamais peintre, eût-il ses couleurs toutes prêtes, ne rendra la ressemblance, s’il n’est fixé d’avance sur ce qu’il veut représenter. Nos fautes viennent de ce que nos délibérations embrassent toujours des faits partiels, jamais un plan général de vie. On doit savoir, avant de lancer une flèche, quel but on veut frapper : alors la main règle et mesure la portée du trait. Notre prudence s’égare, faute d’avoir où se diriger. Qui ne sait pas vers quel port il doit tendre n’a pas de vent qui lui soit bon. Comment le hasard n’aurait-il point sur notre vie un pouvoir immense ? Nous vivons au hasard.

Or il arrive à certaines gens de savoir ce qu’ils croient ignorer, comme parfois nous cherchons telles personnes qui sont avec nous : ainsi le plus souvent nous ne savons où réside le souverain bien et nous en sommes tout près. Et il ne faut ni beaucoup de paroles ni long circuit d’arguments pour le définir : on le démontre pour ainsi dire au doigt sans le morceler par mille divisions. Que sert en effet de l’étendre en imperceptibles catégories, quand on peut dire : « Le souverain bien est l’honnête ; » et, chose plus merveilleuse encore, « l’honnête est le seul bien ; tous les autres sont faux et entachés de men-