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OU DEUX AMOURS

l’impossible, qui vous tourmentent dans un cauchemar ; il avait beau hâter le pas, l’avenue semblait s’allonger à mesure qu’il s’avançait ; la distance ne diminuait point, le but qu’il voulait atteindre fuyait devant lui, et ses forces, épuisées par la rapidité de la course et par l’oppression de la crainte, étaient près de l’abandonner.

Une jeune paysanne passa dans le champ voisin. Étienne lui cria : « Qu’est-ce donc ?… qu’est-il arrivé ?… » La jeune fille, qui avait l’air épouvanté, répondit en patois, en pur patois… et le malheureux Étienne ne put rien comprendre à sa réponse.

Peu à peu les objets devenaient plus visibles. Étienne aperçut plusieurs groupes, tous très-agités ; des personnes allaient d’un endroit à l’autre, comme s’il y avait à ce malheur plusieurs victimes auprès desquelles on s’empressait tour à tour.

Étienne courait plus vite, mais il ne pouvait encore expliquer ce qu’il voyait.

Il reconnut la place d’un banc où il s’asseyait souvent avec Marguerite. Six ou sept femmes — on voyait leurs bonnets blancs reluire aux rayons du soleil couchant — entouraient ce banc ; quelques-unes levaient les bras au ciel en signe de désespoir et de détresse.

Le vent, qui soufflait de ce côté-là, envoyait des cris, des sanglots ; Étienne reconnut une voix d’enfant, la voix de Gaston…

Tout son sang s’arrêta dans ses veines ; ses yeux éblouis ne voyaient plus ; ses pieds se clouaient au sol, le sable leur semblait une montagne à soulever. Mais Étienne pensa à l’anxiété de Marguerite, il reprit courage et hâta de nouveau sa course. Il vit alors un autre groupe, plus loin que celui qui avait d’abord attiré son attention : des paysans ébahis et effrayés étaient au milieu de l’avenue, et contemplaient avec une curiosité consternée un objet qu’Étienne ne pouvait voir, mais qui était étendu par terre sans mouvement. Eux aussi levaient les bras en signe d’étonnement et de colère… Étienne aperçut devant eux un des domestiques du château ; il le reconnut à sa livrée et l’appela de toutes ses forces : « François ! François !… » mais François, les deux mains posées sur ses genoux, regardait… regardait… et n’entendait rien. Étienne n’était plus