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LETTRES PARISIENNES (1844).

climats, les beautés de toutes les nations, et toujours fort brillante, et de plus fort amusante. Il est une demi-douzaine d’adorables mauvais sujets qu’on ne retrouve que là. Ils vivent depuis plusieurs années loin du monde, dans une retraite sinon modeste, du moins mystérieuse, et il ne faut rien moins que l’admirable collection de jolies femmes réunies chez le prince Tuffiakin pour attirer hors de leur tanière fleurie, de leur antre confortable, ces ex-lions redevenus ours à force de civilisation. Bizarre phénomène, les gens qui détestent le monde sont précisément ceux qui le rendent amusant ; c’est peut-être parce qu’ils sont indépendants de lui, et que les esprits indépendants sont les seuls qui sachent être toujours aimables.

Le bal de madame la comtesse de Lariboissière est encore une solennité périodique pour laquelle on fait faire des robes neuves, on médite des effets de parure. Cette année on n’y voyait que diamants ; les hommes eux-mêmes en portaient, sous prétexte d’ordre quelconque. Il nous souvient d’avoir entendu ce jour-là un dialogue étrange. Nous causions avec le prince de Craon ; vint à passer M. l’ambassadeur d’Espagne. Après quelques mots de politesse :

« Monsieur l’ambassadeur, dit le prince, combien de temps êtes-vous resté aux galères ?

— Six ans, mon prince, » répondit l’ambassadeur.

Alors nous de nous récrier : « Où était-ce donc ?

— Aux presidios de Ceuta ; j’y suis resté depuis l’âge de vingt-cinq ans jusqu’à trente et un ans.

— Les plus belles années de la vie !… Et qui vous y avait fait enfermer ?

— Le roi Ferdinand VII.

— Et qui vous en a fait sortir ?

— Le même roi.

— Et pourquoi vous y avait-il fait enfermer ?

— Je ne l’ai jamais su.

— Et pourquoi vous en a-t-il fait sortir ?

— Je l’ignore encore.

— Mais comment avez-vous pu supporter cette affreuse captivité ?

— J’étais poëte.