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LETTRES PARISIENNES (1844).

nouvelles ; si l’on est six, on peut parler politique et philosophie ; si l’on est quatre, on ose parler de choses sentimentales, des rêves du cœur, d’aventures romanesques. — Et si l’on est deux ? — Chacun parle de soi ; le tête-à-tête appartient à l’égoïsme.

Cet étrange système de madame Campan nous a été révélé par madame la duchesse de Saint-Leu, son illustre élève ; elle-même nous a fait l’honneur de nous l’expliquer, et bien souvent nous en avons ri ensemble. Lorsqu’il survenait quelques hôtes inattendus au château d’Arenberg : « Tous mes plans sont dérangés, disait-elle ; je comptais parler philosophie, voilà maintenant qu’il va falloir parler littérature et voyages… » Cela voulait dire : Nous serons dix à table. — Hélas ! aujourd’hui cette plaisanterie douce et fine n’est plus qu’un triste souvenir.

Tous ces préparatifs sont heureusement fort inutiles pour les gens qui savent causer ; ils ont une si grande confiance dans leur intelligence, qu’ils n’ont jamais besoin de l’entraîner par des exercices préalables. Voilà pourquoi nous aimons tant les gens supérieurs ; c’est que, comme ils ont beaucoup d’esprit, ils ne sont jamais obligés d’en faire.

Mais en vous apprenant comme on cause, nous oublions de vous raconter ce qu’on dit… Eh mais ! on se dit adieu, et l’on se hâte de quitter Paris, que la chaleur rend depuis trois jours inhabitable.


LETTRE QUATORZIÈME.

Paris métamorphosé en petite ville d’Allemagne. — Un ménage de sauvages à l’Opéra. — Leurs impressions. — Les salons déserts. — Fêtes et spectacle au château de Dangu.
20 septembre 1844.

Nous revoyons Paris après quelques mois d’absence, et nous ne le reconnaissons plus. Figurez-vous une petite ville d’Allemagne calme et digne, peuplée de bonnes gens raisonnables et désœuvrés. Point d’agitation, point de bruit ; plus de petits hommes affairés, au teint verdâtre, aux mains rouges, marchant vite et parlant tout seuls ; plus de grandes femmes maigres à l’air farouche, au regard envieux, qui semblent reconnaître