Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/481

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ses nouveaux droits ; malheureusement il n’a pas montré une notion aussi nette de ses nouveaux devoirs et obligations. Sous ce rapport, l’ancien serf a bien vite déçu les espérances de ses avocats les plus autorisés. Un des défauts qu’on peut le plus justement reprocher au célèbre statut d’émancipation, c’est d’avoir trop compté sur la simplicité, ou mieux, sur la bonne foi, sur l’honnêteté du moujik. Le prince Tcherkassky l’avouait de bonne grâce dans ses conversations, et il le confessait dès les premières années, dans une lettre confidentielle à son ami et ancien collègue Milutine. En se félicitant, avec un légitime orgueil, du succès de leur œuvre commune, accomplie pacifiquement malgré tant de sinistres prophéties, Tcherkassky ne regrettait guère qu’une chose, de n’avoir pas pris plus de précautions contre le peu de conscience du paysan[1].

Parmi tous les défauts qu’on peut d’ordinaire reprocher aux affranchis, il en est un auquel l’ancien serf semble avoir entièrement échappé, c’est l’irritation ou la rancune vis-à-vis de son ancien maître. Le paysan montre peu de scrupules dès que son intérêt est en jeu ; mais il le fait ingénument, avec une sorte de bonhomie rusée, sans aigreur, sans esprit d’animosité ou d’envie contre le propriétaire, sans mauvais vouloir systématique. En dépit de l’incurable défiance du moujik et malgré tous les reproches faits à son ingratitude[2], les rapports des deux classes,

  1. « Si l’on me donnait maintenant à reviser notre statut à tête reposée et sans égards pour les exigences d’autrui, je supprimerais le rachat de l’ousadba (petit enclos attenant à l’izba du moujik) — ainsi que nous l’aurions tous fait auparavant si nous en avions eu le pouvoir — j’abandonnerais quelques parties de la réglementation, je remanierais la rédaction de beaucoup d’articles en vue du manque de conscience (nedobrosovestnost) du paysan, chose que nous avons beaucoup trop oubliée, et cela fait, je ne changerais rien d’essentiel. » (Lettre du prince Tcherkassky à N. Milutine, 7 mai 1861). Voyez Un homme d’État russe, d’après sa correspondance inédite.
  2. Il y eut là, dans les premières années, un pénible froissement pour les propriétaires les plus libéraux. « Je vous ai déjà dit, écrivait le prince Tcherkassky, et je ne puis pas ne point vous répéter combien faible est la reconnaissance de la plupart des paysans envers les meilleurs propriétaires, envers ceux même qui se sont toujours conduits vis-à-vis d’eux non seule-