Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/482

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jadis liées l’une à l’autre par un lien si blessant, sont demeurés empreints, extérieurement au moins, d’une mutuelle cordialité, dans la vie publique comme dans la vie privée. Aux assemblées provinciales, où les deux ordres ont été par le réformateur placés côte à côte, les paysans, loin d’entrer en lutte avec leurs anciens seigneurs, en suivent d’ordinaire l’inspiration. De ce côté toutes les spéculations sur les rancunes serviles et les luttes de classes ont jusqu’ici été déjouées. Pour peu que l’ancien seigneur ne fût pas un tyran, le moujik l’appelle toujours son bon maître, son bon bârine ; s’il n’a plus, comme jadis, besoin de s’humilier devant le pomêchtchik dont il implore une grâce, de se prosterner à ses pieds en frappant la terre du front, le moujik n’a pas toujours renoncé à saluer le propriétaire de ces grandes inclinaisons de corps dont il use à l’église devant les saintes images. J’ai eu l’occasion d’assister, dans un gouvernement du sud, à des conférences entre les paysans et un propriétaire dont j’étais l’hôte. Une douzaine de moujiks, délégués par leur commune, étaient venus s’entendre avec le pomêchtchik à propos de la location de ses champs. Dès qu’ils approchèrent de la maison seigneuriale, ils ôtèrent leur chapeau et restèrent tête nue à la porte, attendant patiemment la fin du repas du propriétaire. Ce dernier étant arrivé, escorté de son intendant, les paysans, toujours le chapeau à la main et rangés en cercle autour du bârine, entamèrent avec lui une longue négociation, parlant tantôt tour à tour, tantôt tous à la fois, employant fréquemment les humbles formules du servage : « Petit père, ayez pitié de nous, — notre bon maître, ne nous réduisez pas à la misère ; » se faisant petits volontairement, mais ne lâchant pas pied, soutenant leur dire, défendant leurs intérêts en cherchant à attendrir le propriétaire.

    ment avec conscience ; mais avec magnanimité. La lecture à haute voix du manifeste a comme d’un trait effacé tout souvenir des anciens bienfaits, et, par malheur, la noblesse n’a pas su se résigner à l’idée que, tout pénible qu’il fût, ce fait était assez naturel. » (Lettre à N. Milutine, du 23 juin 1861.)