Page:Angellier - Robert Burns, II, 1893.djvu/19

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pour exister, passer par une appréciation esthétique ou morale. Ils ont là leur racine. Or, pour la plupart des auteurs, cette critique n'est pas laite ; pour beaucoup d'autres elle a besoin d'être refaite. Bien plus , il esta craindre qu'elle ne soit jamais terminée. Comme la critique n'est que l'exposé de ce qu'un homme ou, à mettre les choses au plus large, une génération a compris et senti d'un auteur, c'est un travail double dont l'un des termes se modifie et se renouvelle sans trêve. Le point de base de ces échafaudages est dans des terrains en mouvement. Et, à vrai dire, ces critiques usurpent un nom qui ne leur revient pas. Elles sont , elles seront peut-être , des branches de l'histoire , de l'anthropologie , de la psychologie historique , extrayant des renseignements de la critique proprement dite. Elles tendent à des généralisations très vagues , tandis que le terme de la critique est l'homme et l'oeuvre dans leur complexité unique et irréductible.

Le défaut de l'ancienne critique, dont l'insuffisance semble avoir contribué à faire naître les nouvelles, n'était pas d'être trop peu générale, comme on semble le dire, de ne pas avoir de portée ; c'était, au contraire, de ne pas être assez étroite , de ne pas assez étreiudre l'individualité des passages ou des auteurs. Elle n'avait pas de contact assez direct ou de commerce assez prolongé avec eux. Tantôt elle se plaçait à côté du sujet et prenait les œuvres d'art comme des prétextes pour des considérations morales développées sur un mode oratoire. Tantôt elle les considérait en quelque sorte comme des productions abstraites , des représentants de genres ; elle les jugeait d'après des canons et des règles en soi, avec des formes d'admiration convenues et une allure didactique. En réalité , elle cherchait des lois et l'absolu. Elle laissait échapper précisément ce quelque chose de particulier qui fait une œuvre d'art. Par là, elle était, au fond, dans la même voie que les critiques généralisées, à longue portée, dont on nous parle. Les écrivains récents qui les ont lancées ne voient pas qu'ils vont justement, avec d'autres préoccupations et sous d'autres vocables , vers cette atténuation , cette dilution , cette évaporation de l'âme individuelle des chefs-d'œuvre. Ils sont tourmentés par le même besoin de l'universel oii le beau disparaît. Leurs jugements sont flottants et lâches. En critique, il faut toujours avoir le tournevis en main et serrer sans cesse. Certaines pages de Ruskin ou quelques-uns des exquis passages de Fromentin sont des modèles d'examens qui entrent dans la personnalité d'un tableau. La critique de Sainte-Beuve doit son grand mérite et sa durable valeur à la reconstitution minutieuse des personnalités. Rien ne peut être plus contraire à l'esprit de ces études que l'isolement et le grossissement d'une faculté dominante , si tant est que ce mot ait un sens. La critique doit s'efforcer de suivre jusqu'au bout la création , laquelle aboutit toujours à l'individu , autrement elle n'est que l'avant-projet et comme le rêve confus d'un dieu impuissant.