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LE PESSIMISME BRAHMANIQUE

« Nous n’avons pas joui, mais nous avons été des objets de jouissance ; nous n’avons pas fait pénitence, mais nous avons été macérés par les peines de la vie ; le temps n’a pas marché, mais nous avons vieilli ; nos désirs n’ont pas diminué, c’est nous qui nous éteignons[1] ».

Ces citations sont concluantes : elles montrent sous quel aspect peu séduisant les brahmanes poètes considéraient la vie humaine dès que leurs chants prenaient une tournure philosophique. L’épicuréisme n’a jamais été pour eux qu’une sorte d’ivresse que la réflexion se hâtait de dissiper : s’ils ont été féconds en pièces érotiques et même licencieuses, ils n’ont jamais imité Horace et érigé le plaisir en règle de conduite absolue et définitive. Il arriva un moment même où le néant des objets des sens devint une doctrine si courante et si universellement admise qu’on la résuma, tant au point de vue de l’idée que de l’expression, dans des formules consacrées dont on peut citer des exemples comme les suivants, tirés, le premier, delà Vedânta paribhashâ, et le second, d’un commentaire sur le Vedânta-sâra dont j’ai parlé plus haut — deux ouvrages qui peuvent dater du xe ou du xiie siècle de l’ère chrétienne :

« Les quatre objets de l’homme sont : le devoir, l’utile, l’agréable et hi délivrance. La délivrance est l’objet suprême de l’homme, parce que les livres sacrés ont dit à propos d’elle : « On ne revient pas sur terre (c’est-à-dire la situation obtenue par la délivrance est définitive) » ; tandis qu’en ce qui regarde les autres objets, ces livres ont dit que la situation même obtenue par les bonnes œuvres (une meilleure condition dans une autre vie) est périssable. »

La seconde citation que j’ai annoncée est une définition de la transmigration conçue en ces termes :

« La transmigration est une mer pleine de vagues qui sont la faim, la soif, etc., et qui ont pour effet de rendre impraticables par leur turbulence les voies du discernement et de la science ; elle est semée d’écueils élevés et redoutables qui sont l’amour, la colère et toutes les passions opposées ; elle

  1. Il est intéressant de rapprocher de cette dernière stance le passage suivant de Senancour, Obermann, Lettre xv : « Les premiers temps ne sont plus : j’ai les tourments de la jeunesse, et n"en ai point les consolations. Mon cœur encore fatigué du feu d’un âge inutile, est flétri et desséché comme s’il était dans l’épuisement de l’âge refroidi. Je suis éteint sans être calmé. Il y en a qui jouissent de leurs maux ; mais pour moi tout a passé : je n’ai ni joie, ni espérance, ni repos ; il ne me reste rien, je n’ai plus de larmes. »