Page:Apollinaire - L’Enchanteur pourrissant, 1909.djvu/24

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je sens une bonne odeur de cadavre. Tant pis, tout sera pour les vers patients. Ils sont bien méchants ceux qui fabriquent des tombes. Ils nous privent de notre nourriture et les cadavres leur sont inutiles. Attendrai-je que celle-ci meure ? Non, j’aurais le temps de mourir moi-même de faim et ma couvée attend la becquée. Je sais où est Merlin, mais je n’en veux plus. Aux portes des villes meurent des enchanteurs que personne n’enterre. Leurs yeux sont bons, et je cherche aussi les cadavres des bons animaux ; mais le métier est difficile, car les vautours sont plus forts, les horribles qui ne rient jamais et qui sont si sots que je n’en ai jamais entendu un seul prononcer une parole. Tandis que nous, les bons vivants, que l’on nous capture, pourvu que l’on nous nourrisse bien, et nous apprenons volontiers à parler, même en latin.

Il s’envola en croassant.

LE PREMIER DRUIDE

Que fais-tu seul dans la montagne, à l’ombre des chênes sacrés ?

LE DEUXIÈME DRUIDE

Chaque nuit, j’aiguise ma faucille, et lorsque la lune lui ressemble, tournée vers la gauche, j’exécute ce qui est prescrit. Un roi vint, il y a peu de jours, me demander s’il pourrait épouser sa fille dont il était amoureux. Je me suis rendu en son palais pour voir pleurer la princesse, et j’ai dissipé les scrupules du vieux roi. Et toi-même, que fais-tu ?

LE PREMIER DRUIDE

Je regarde la mer. J’apprends à redevenir poisson. J’avais dans ma demeure quelques prêtresses. Je les ai chassées : quoique vierges, elles étaient blessées. Le sang des femmes corrompait l’air dans ma demeure.

LE DEUXIÈME DRUIDE

Tu es trop pur, tu mourras avant moi.

LE PREMIER DRUIDE

Tu n’en sais rien. Mais ne perdons point de temps. Les voleurs, les prêtresses ou même les poissons pourraient prendre notre place et que deviendrions-nous alors ? Soyons terribles et l’univers nous obéira.

La fée Morgane, amie de Merlin, arriva à ce moment dans la forêt. Elle était vieille et laide.

MORGANE

Merlin, Merlin ! Je t’ai tant cherché ! Un charme te tient-il sous l’aubépine en fleur ?… Mon amitié est vive encore, malgré l’absence. J’ai laissé mon castel Sans-Retour, sur