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LA CITÉ DE DIEU.

Ecoutez encore ce poëte s’élevant dans un de ses chants lyriques contre la passion de dominer :

« Dompte ton âme ambitieuse, et tu feras ainsi un plus grand empire que si, réunissant à la Libye la lointaine Gadès, tu soumettais à ton joug les deux Carthages[1] ».

Et cependant, quand on n’a pas reçu du Saint-Esprit la grâce de surmonter les passions honteuses par la foi, la piété et l’amour de la beauté intelligible, mieux vaut encore les vaincre par un désir de gloire purement humain que de s’y abandonner ; car si ce désir ne rend pas l’homme saint, il l’empêche de devenir infâme. C’est pourquoi Cicéron, dans son ouvrage de la République où il traite de l’éducation du chef de l’État, dit qu’il faut le nourrir de gloire, et s’autorise, pour le prouver, des souvenirs de ses ancêtres, à qui l’amour de la gloire inspira tant d’actions illustres et merveilleuses. Il est donc avéré que les Romains, loin de résister à ce vice, croyaient devoir l’exciter et le développer dans l’intérêt de la république. Aussi bien Cicéron, jusque dans ses livres de philosophie, ne dissimule pas combien ce poison de la gloire lui est doux. Ses aveux sont plus clairs que le jour ; car, tout en célébrant ces hautes études où l’on se propose pour but le vrai bien, et non la vaine gloire, il ne laisse pas d’établir cette maxime générale : « L’honneur est l’aliment des arts ; c’est par amour de la gloire que nous embrassons avec ardeur les études, et toute science discréditée dans l’opinion languit et s’éteint[2] ».

CHAPITRE XIV.
IL FAUT ÉTOUFFER L’AMOUR DE LA GLOIRE HUMAINE, LA GLOIRE DES JUSTES ÉTANT TOUTE EN DIEU.

Il vaut donc mieux, n’en doutons point, résister à cette passion que s’y abandonner ; car on est d’autant plus semblable à Dieu qu’on est plus pur de cette impureté. Je conviens qu’en cette vie il n’est pas possible de la déraciner entièrement du cœur de l’homme, les plus vertueux ne cessant jamais d’en être tentés ; mais efforçons-nous au moins de la surmonter par l’amour de la justice, et si l’on voit languir et s’éteindre, parce qu’elles sont discréditées dans l’opinion, des choses bonnes et solides en elles-mêmes, que l’amour de la gloire humaine en rougisse et qu’il cède à l’amour de la vérité. Une preuve que ce vice est ennemi de la vraie foi, quand il vient à l’emporter dans notre cœur sur la crainte ou sur l’amour de Dieu, c’est que Notre-Seigneur dit dans l’Évangile : « Comment pouvez-vous avoir la foi, vous qui attendez la gloire les uns des autres, et ne recherchez point la gloire qui vient de Dieu seul ?[3] » L’évangéliste dit encore de certaines personnes qui croyaient en Jésus-Christ, mais qui appréhendaient de confesser publiquement leur foi : « Ils ont plus aimé la gloire des hommes que celle de Dieu[4] ». Telle ne fut pas la conduite des bienheureux Apôtres ; car ils prêchaient le christianisme en des lieux où non-seulement il était en discrédit et ne pouvait, par conséquent, selon le mot de Cicéron, rencontrer qu’une sympathie languissante, mais où il était un objet de haine ; ils se souvinrent donc de cette parole du bon Maître, du Médecin des âmes : « Si quelqu’un me renonce devant les hommes, je le renoncerai devant mon Père qui est dans les cieux, et devant les anges de Dieu[5] ». En vain les malédictions et les opprobres s’élevèrent de toutes parts ; les persécutions les plus terribles, les supplices les plus cruels ne purent les détourner de prêcher la doctrine du salut à la face de l’orgueil humain frémissant. Et quand par leurs actions, leurs paroles et toute leur vie vraiment divine, par leur victoire sur des cœurs endurcis, où ils faisaient pénétrer la justice et la paix, ils eurent acquis dans l’Église du Christ une immense gloire, loin de s’y reposer comme dans la fin de leur vertu, ils la rapportèrent à Dieu, dont la grâce les avait rendus forts et victorieux. C’est à ce foyer qu’ils allumaient l’amour de leurs disciples, les tournant sans cesse vers le seul être capable de les rendre dignes de marcher un jour sur leur trace, et d’aimer le bien sans souci de la vaine gloire, suivant cet enseignement du Maître : « Prenez garde de faire le bien devant les hommes pour être regardés ; autrement vous ne recevrez point de récompense de votre Père qui est dans les cieux[6] ». D’un autre côté, de peur que ses disciples n’entendissent mal sa pensée, et que leur vertu perdît de ses fruits en se dérobant aux regards, il leur explique à quelle fin ils doivent laisser

  1. Carm., lib. ii, carm. 2, v. 9-12.
  2. Cicéron, Tusc. qu., lib. i, cap. 2.
  3. Jean, v, 44.
  4. Ibid. xii, 43.
  5. Matt. x, 33.
  6. Ib. vi, 1.