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LIVRE V. — ANCIENNES MŒURS DES ROMAINS.

Non, et j’en atteste le poëte même qui célèbre son sacrifice :

« Ce père, dit-il, enverra au supplice des fils séditieux au nom de la liberté sainte. Malheureux, quelque jugement que porte sur lui la postérité ! »

Et il ajoute pour le consoler :

« Mais l’amour de la patrie est plus fort, et la tendresse paternelle cède à un immense désir de la gloire[1] ».

C’est cet amour de la patrie et ce désir de la gloire qui ont inspiré aux Romains tout ce qu’ils ont fait de merveilleux. Si donc, pour la liberté de quelques hommes qui mourront demain, et pour une gloire terrestre, un père a pu sacrifier ses propres enfants, est-ce beaucoup faire pour gagner la liberté véritable, qui nous affranchit du péché, de la mort et du démon, et pour contenter, non pas notre vanité, mais notre charité, par la délivrance de nos semblables, captifs, non de Tarquin, mais des démons et de leur roi, est-ce beaucoup faire, encore une fois, je ne dis pas de faire mourir nos enfants, mais de mettre au nombre de nos enfants les pauvres de Jésus-Christ ?

On rapporte que Torquatus, général romain, punit de mort son fils victorieux, que l’ardeur de la jeunesse avait emporté à combattre, malgré l’ordre du chef, un ennemi qui le provoquait. Torquatus jugea sans doute que l’exemple de son autorité méprisée pouvait causer plus de mal que ne ferait de bien la victoire obtenue sur l’ennemi[2] ; mais si un père a pu s’imposer une si dure loi, de quoi ont à se glorifier ceux qui, pour obéir aux lois de la céleste patrie, méprisent les biens de la terre, moins chers à leur cœur que des enfants ? Si Camille[3], après avoir délivré sa patrie des redoutables attaques des Véiens, ne laissa pas, quoiqu’elle l’eût sacrifié à ses envieux, de la sauver encore en repoussant les Gaulois, faute de trouver une autre patrie où il pût vivre avec gloire, pourquoi celui-là se vanterait-il, qui, ayant reçu dans l’Église la plus cruelle injure de la part de charnels ennemis, loin de se jeter parmi les hérétiques ou de former une hérésie nouvelle, aurait défendu de tout son pouvoir la pureté de la doctrine de l’Église contre les efforts de l’hérésie, pourquoi se vanterait-il, puisqu’il n’y a pas d’autre Église où l’on puisse, je ne dis pas jouir de la gloire des hommes, mais acquérir la vie éternelle ? Si Mucius Scévola[4], trompé dans son dessein de tuer Porsenna qui assiégeait étroitement Rome, étendit la main sur un brasier ardent en présence de ce prince, l’assurant qu’il y avait encore plusieurs jeunes Romains aussi hardis que lui qui avaient juré sa mort, en sorte que Porsenna, frappé de son courage et effrayé d’une conjuration si terrible, conclut sans retard la paix avec les Romains, qui croira avoir mérité le royaume des cieux, quand, pour l’obtenir, il aura abandonné sa main, je dis plus, tout son corps aux flammes des persécuteurs ? Si Curtius[5] se précipita tout armé avec son cheval dans un abîme, pour obéir à l’oracle qui avait commandé aux Romains d’y jeter ce qu’ils avaient de meilleur (les Romains, qui excellaient surtout par leurs guerriers et par leurs armes, ne croyaient rien avoir de meilleur qu’un guerrier armé), qui s’imaginera avoir fait quelque chose de grand en vue de la Cité céleste, pour avoir souffert, sans la prévenir, une semblable mort, quand surtout il a reçu de son Seigneur, du Roi de sa véritable patrie, cet oracle bien plus certain : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps, mais qui ne peuvent tuer l’âme[6] ». Si les Décius[7], se consacrant à la mort par de certaines paroles, ont versé leur sang pour apaiser les dieux irrités et sauver l’armée romaine, que les saints martyrs ne croient pas que pour avoir, eux aussi, répandu leur sang, ils aient rien fait qui soit digne du séjour de la véritable et éternelle félicité, alors même que soutenus par la charité de la foi et par la foi de la charité, ils auraient aimé non-seulement leurs frères pour qui coulait leur sang, mais leurs ennemis mêmes qui le faisaient couler. Si Marcus Pulvillus[8], dédiant un temple à Jupiter, à Junon et à Minerve, se montra insensible à la fausse nouvelle de la mort de son fils, que ses ennemis lui portèrent pour qu’il quittât la cérémonie et en laissât à son collègue tout l’honneur ; si même il commanda que le corps de son fils fût jeté sans sépulture, faisant céder la douleur paternelle

  1. Virgile, Énéide, livre vi, vers 820, 823.
  2. Voyez plus haut, livre i, ch. 23.
  3. Voyez plus haut, livre ii, ch. 17, et livre iv, ch. 7.
  4. Voyez Tite-Live, lib. ii, cap. 12, 13.
  5. Voyez Tite-Live, lib. vii, cap. 6.
  6. Matt. x, 28.
  7. Voyez Tite-Live, lib. viii, cap. 9, et lib. x, cap. 28.
  8. Comp. Plutarque, Vie de Publicola, ch. 14, et Tite-Live, liv. ii, chap. 8.