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LIVRE VI. — LES DIEUX PAIENS.

objets, qui pourrait être reçu à soutenir qu’ils soient capables de donner la vie éternelle ? En effet, ces hommes si habiles et si ingénieux, qui croient que le monde leur est fort obligé de lui avoir appris ce qu’il faut demander à chaque dieu, de peur que, par une de ces méprises ridicules dont on se divertit à la comédie, on ne soit exposé à demander de l’eau à Bacchus ou du vin aux nymphes[1], voudraient-ils que celui qui s’adresse aux nymphes pour avoir du vin, sur cette réponse : Nous n’avons que de l’eau à donner, adressez-vous à Bacchus, — s’avisât de répliquer : Si vous n’avez pas de vin, donnez-moi la vie éternelle ? — Se peut-il concevoir rien de plus absurde ? et en supposant que les nymphes, au lieu de chercher, en leur qualité de démons, à tromper le malheureux suppliant, eussent envie de rire (car ce sont de grandes rieuses[2]), ne pourraient-elles pas lui répondre : « Tu crois, pauvre homme, que nous disposons de la vie, nous qui ne disposons même pas de la vigne ! » C’est donc le comble de la folie d’attendre la vie éternelle de ces dieux, dont les fonctions sont tellement partagées, pour les objets mêmes de cette vie misérable, et dont la puissance est si restreinte et si limitée qu’on ne saurait demander à l’un ce qui dépend de la fonction de l’autre, sans se charger d’un ridicule digne de la comédie. On rit quand des auteurs donnent sciemment dans ces méprises, mais il y a bien plus sujet de rire, quand des superstitieux y tombent par ignorance. Voilà pourquoi de savants hommes ont écrit des traités où ils déterminent pertinemment à quel dieu ou à quelle déesse il convient de s’adresser pour chaque objet qu’on peut avoir à solliciter : dans quel cas, par exemple, il faut avoir recours à Bacchus, dans quel autre cas aux nymphes ou à Vulcain, et ainsi de tous les autres dont j’ai fait mention au quatrième livre, ou que j’ai cru devoir passer sous silence. Or, si c’est une erreur de demander du vin à Cérès, du pain à Bacchus, de l’eau à Vulcain et du feu aux nymphes, n’est-ce pas une extravagance de demander à aucun de ces dieux la vie éternelle ?

Et en effet, si nous avons établi, en traitant aux livres précédents des royaumes de la terre, que les plus grandes divinités du paganisme ne peuvent pas même disposer des grandeurs d’ici-bas, je demande s’il ne faut pas pousser l’impiété jusqu’à la folie pour croire que cette foule de petits dieux seront capables de disposer à leur gré de la vie éternelle, supérieure, sans aucun doute et sans aucune comparaison, à toutes les grandeurs périssables ? Car, qu’on ne s’imagine pas que leur impuissance à disposer des prospérités de la terre tient à ce que de tels objets sont au-dessous de leur majesté et indignes de leurs soins, non ; si peu de prix qu’on doive attacher aux choses de ce monde, c’est l’indignité de ces dieux qui les a fait paraître incapables d’en être les dispensateurs. Or, si aucun d’eux, comme je l’ai prouvé, ne peut, petit ou grand, donner à un mortel des royaumes mortels comme lui, à combien plus forte raison ne saurait-il donner à ce mortel l’immortalité ?

Il y a plus, et puisque nous avons maintenant affaire à ceux qui adorent les dieux, non pour la vie présente, mais pour la vie future, ils doivent tomber d’accord qu’il ne faut pas du moins les adorer en vue de ces objets particuliers qu’une vaine superstition assigne à chacun d’eux comme son domaine propre ; car ce système d’attributions particulières n’a aucun fondement raisonnable, et je crois l’avoir assez réfuté. Ainsi, alors même que les adorateurs de Juventas jouiraient d’une jeunesse plus florissante, et que les contempteurs de cette déesse mourraient ou se flétriraient avant le temps ; alors même que la Fortune barbue couvrirait d’un duvet agréable les joues de ses pieux serviteurs et refuserait cet ornement à tout autre ou ne lui donnerait qu’une barbe sans agrément, nous aurions toujours raison de dire que le pouvoir de ces divinités est enfermé dans les limites de leurs attributions, et par conséquent qu’on ne doit demander la vie éternelle ni à Juventas, qui ne peut même pas donner de la barbe, ni à la Fortune barbue, incapable aussi de donner cet âge où la barbe vient au menton. Si donc il n’est pas nécessaire de servir ces déesses pour obtenir les avantages dont on leur attribue la disposition (car combien ont adoré Juventas qui ont eu une jeunesse peu vigoureuse, tandis que d’autres, qui ne l’adorent pas, jouissent de la plus grande vigueur ? et combien aussi invoquent la Fortune barbue sans avoir de barbe, ou l’ont si laide qu’ils

  1. Voyez plus haut, livre iv, chap. 22.
  2. Allusion à ce vers de Virgile (Egl.iii, v. 9) : Et faciles nymphæ risere… Il est douteux que faciles ait ici le sens que lui donne saint Augustin. Voyez Servius ad Æneid., i, 1.