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LA CITÉ DE DIEU

Si donc on veut que Jupiter soit dieu, bien plus qu’il soit le roi des dieux, il faut nécessairement qu’il soit le monde, afin de pouvoir régner sur les autres dieux, c’est-à-dire sur ses propres parties. Voilà sans doute en quel sens Varron, dans cet autre ouvrage qu’il a composé sur le culte des dieux, rapporte les deux vers suivants de Valérius Soranus[1] :

« Jupiter tout-puissant, père et mère des rois, des choses et des dieux, dieu unique, embrassant tous les dieux ».

Varron explique en son traité que le mâle est ici le principe qui répand la semence, et la femelle celui qui la reçoit ; or, Jupiter étant le monde, toute semence vient de lui et rentre en lui : « C’est pourquoi, ajoute Varron, Soranus appelle Jupiter père et mère, et fait de lui tout ensemble l’unité et le tout ; car le monde est un et cet un comprend tout[2] ».
CHAPITRE X.
S’IL ÉTAIT RAISONNABLE DE DISTINGUER JANUS DE JUPITER.

Si donc Janus est le monde, et si Jupiter l’est aussi, pourquoi, n’y ayant qu’un seul monde, Janus et Jupiter sont-ils deux dieux ? pourquoi ont-ils chacun son temple et ses autels, ses sacrifices et ses statues ? Dira-t-on qu’autre chose est la vertu des commencements, autre chose celle des causes, et que c’est pour cela qu’on a nommé l’une Janus et l’autre Jupiter ? Je demanderai à mon tour si parce qu’un homme est revêtu d’un double pouvoir ou parce qu’il exerce une double profession, on est autorisé à voir en lui deux magistrats ou deux artisans ? Pourquoi donc d’un seul Dieu, qui gouverne les commencements et les causes, ferait-on deux dieux distincts, sous prétexte que les commencements et les causes sont deux choses distinctes ? À ce compte, il faudrait dire aussi que Jupiter est à lui seul autant de dieux qu’on lui a donné de noms différents à cause de ses attributions différentes, puisque les objets qui sont l’origine de ces noms sont différents. Je vais en citer quelques exemples.

CHAPITRE XI.
DES DIVERS SURNOMS DE JUPITER, LESQUELS NE SE RAPPORTENT PAS À PLUSIEURS DIEUX, MAIS À UN SEUL.

Jupiter a été appelé Victor, Invictus, Opitulus, Impulsor, Stator, Centipeda, Supinalis, Tigillus, Almus, Ruminus, et autres surnoms qu’il serait trop long d’énumérer ; tous ces titres sont fondés sur la diversité des puissances d’un même dieu, et non sur la diversité de plusieurs dieux. On a nommé Jupiter Victor, parce qu’il est toujours vainqueur ; Invictus, parce qu’il est invincible ; Opitulus, parce qu’il est secourable aux faibles ; Propulsor et Stator, Centipeda et Supinalis, parce qu’il donne et arrête le mouvement, parce qu’il soutient et renverse tout ; Tigillus[3] parce qu’il est l’appui du monde ; Almus[4], parce qu’il nourrit les êtres ; Ruminus[5], parce qu’il allaite les animaux. De toutes ces fonctions, il est assez clair que les unes sont grandes, les autres mesquines, et cependant on les attribue au même dieu. De plus, n’y a-t-il pas plus de rapport entre les causes et les commencements des choses, qu’entre soutenir le monde et donner la mamelle aux animaux ? Et cependant on a voulu, pour les commencements et les causes, admettre deux dieux, Janus et Jupiter, en dépit de l’unité du monde, au lieu que pour deux fonctions bien différentes en importance et en dignité on s’est contenté du seul Jupiter, en l’appelant tour à tour Tigillus et Ruminus. Je pourrais ajouter qu’il eût été plus à propos de faire donner la mamelle aux animaux par Junon que par Jupiter, du moment surtout qu’il y avait là une autre déesse, Rumina, toute prête à l’aider dans cet office ; mais on me répondrait que Junon elle-même n’est autre que Jupiter, comme cela résulte des vers de Valérius Soranus déjà cités :

« Jupiter tout-puissant, père et mère des rois, des choses et des dieux ».

Mais alors pourquoi l’appeler Ruminus, du moment, qu’à y regarder de près, il est aussi la déesse Rumina ? Si, en effet, c’est une chose indigne de la majesté des dieux, comme nous l’avons montré plus haut, que pour un même

  1. Valérius, de Sora, ville du Latium, est ce savant homme dont parle Cicéron dans le De orat., lib. iii, cap. 11. Pline lui attribue (Hist. nat., Præfat., et lib. iii, cap. 5-9) un ouvrage intitulé Έποπτίδων, d’où sont peut-être tirés les deux vers que citent Varron et saint Augustin.
  2. Jupiter est également appelé mâle et femelle dans un vers orphique cité par l’auteur du De mundo (cap. 7) et par Eusèbe (Præpar. Evang., lib. iii, cap. 9.)
  3. Tigillum signifie soliveau.
  4. Almus, nourricier.
  5. De ruma, mamelle.