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LIVRE VII. — LES DIEUX CHOISIS

épi de blé, un dieu soit chargé des nœuds du tuyau et un autre de l’enveloppe des grains, combien n’est-il pas plus indigne encore qu’une fonction aussi misérable que l’allaitement des animaux soit partagée entre deux dieux, dont l’un est Jupiter même, le roi de tous les dieux, et qu’il la remplisse, non pas avec sa femme Junon, mais avec je ne sais quelle absurde Rumina ? à moins qu’il ne soit tout ensemble Ruminus et Rumina, Ruminus pour les mâles et Rumina pour les femelles. Dirai-je qu’ils n’ont pas voulu donner à Jupiter un nom féminin ? mais il est appelé père et mère dans les vers qu’on vient de lire, et d’ailleurs je rencontre sur la liste de ses noms celui d’une de ces petites déesses que nous avons mentionnées au quatrième livre[1], la déesse Pecunia. Sur quoi je demande pour quel motif on n’a pas admis Pecunius avec Pecunia, comme on a fait Ruminus avec Rumina ; car enfin, mâles et femelles, tous les hommes regardent à l’argent.

CHAPITRE XII.
JUPITER EST AUSSI APPELÉ PECUNIA.

Mais quoi ! ne faut-il pas admirer la raison ingénieuse qu’on donne de ce surnom ? Jupiter, dit-on, s’appelle Pecunia, parce que tout est à lui. Ô la belle raison d’un nom divin ! et n’est-ce pas plutôt avilir et insulter celui à qui tout appartient que de le nommer Pecunia ? car au prix de ce qu’enferment le ciel et la terre, que vaut la richesse des hommes ? C’est l’avarice qui seule a donné ce nom à Jupiter, pour fournir à ceux qui aiment l’argent le prétexte d’aimer une divinité, et non pas quelque déesse obscure, mais le roi même des dieux. Il n’en serait pas de même si on l’appelait Richesse. Car autre chose est la richesse, autre chose est l’argent. Nous appelons riches ceux qui sont sages, justes, gens de bien quoique n’ayant pas d’argent ou en ayant peu ; car ils sont effectivement riches en vertus qui leur enseignent à se contenter de ce qu’ils ont, alors même qu’ils sont privés des commodités de la vie ; nous disons au contraire que les avares sont pauvres, parce que, si grands que soient leurs trésors, comme ils en désirent toujours davantage, ils sont toujours dans l’indigence. Nous disons encore fort bien que le vrai Dieu est riche, non certes en argent, mais en toute-puissance. Je sais que les hommes pécunieux sont aussi appelés riches, mais ils sont pauvres au dedans, s’ils sont cupides. Je sais aussi qu’un homme sans argent est réputé pauvre, mais il est riche au dedans, s’il est sage. Quel cas peut donc faire un homme sage d’une théologie qui donne au roi des dieux le nom d’une chose qu’aucun sage n’a jamais désirée[2] ? n’eût-il pas été plus simple, sans la radicale impuissance du paganisme à rien enseigner d’utile à la vie éternelle, de donner au souverain Maître du monde le nom de Sagesse plutôt que celui de Pecunia ? car c’est l’amour de la sagesse qui purifie le cœur des souillures de l’avarice, c’est-à-dire de l’amour de l’argent.

CHAPITRE XIII.
SATURNE ET GÉNIUS NE SONT AUTRES QUE JUPITER.

Mais à quoi bon parler davantage de ce Jupiter, à qui peut-être il convient de rapporter toutes les autres divinités ? Et dès lors la pluralité des dieux ne subsiste plus, du moment que Jupiter les comprend tous, soit qu’on les regarde comme ses parties ou ses puissances, soit qu’on donne à l’âme du monde partout répandue le nom de plusieurs dieux à cause des différentes parties de l’univers ou des différentes opérations de la nature. Qu’est-ce, en effet, que Saturne ? « C’est, dit Varron, un des principaux dieux, dont le pouvoir s’étend sur toutes les semences ». Or, n’a-t-il pas expliqué tout à l’heure les vers de Valérius Soranus en soutenant que Jupiter est le monde, qu’il répand hors de soi toutes les semences et les absorbe toutes en soi ? Jupiter ne diffère donc pas du dieu dont le pouvoir s’étend sur toutes les semences. Qu’est-ce maintenant que Génius ? « Un dieu, dit Varron, qui a autorité et pouvoir sur toute génération ». Mais le dieu qui a ce pouvoir, qu’est-il autre chose que le monde, invoqué par Valérius sous le nom de « Jupiter père et mère de toutes choses ? » Et quand Varron soutient ailleurs que Génius est l’âme raisonnable de chaque homme, assurant d’autre part que c’est l’âme raisonnable du monde qui est Dieu, ne donne-t-il pas à entendre que l’âme du monde est une sorte de Génie universel ? C’est donc ce Génie que l’on nomme Jupiter ;

  1. Chap. 21.
  2. Allusion à un passage de Salluste, De conj. Catil., cap. 11.