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LIVRE IX. — DEUX ESPÈCES DE DÉMONS.

cette voie corporelle qui, selon les amis des démons, est occupée par les esprits aériens comme un lieu intermédiaire entre les dieux habitants du ciel et les hommes habitants de la terre, que les Platoniciens voient un avantage précieux pour les dieux, sous prétexte que l’intervalle les met à l'abri de tout contact humain. Ainsi ils croient plutôt les démons souillés par les hommes que les hommes purifiés par les démons, et ils estiment pareillement que les dieux eux-mêmes n'auraient pu échapper à la souillure sans l'intervalle qui les sépare des hommes. Qui serait assez malheureux pour espérer sa purification dans une voie où l’on dit que les hommes souillent, que les démons sont souillés et que les dieux peuvent l’être, et pour ne pas choisir de préférence la voie où l’on évite les démons corrupteurs et où le Dieu immuable purifie les hommes de toutes leurs souillures pour les faire entrer dans la société incorruptible des anges ?

CHAPITRE XIX.
LE NOM DE DÉMONS NE SE PREND JAMAIS EN BONNE PART, MÊME CHEZ LEURS ADORATEURS.

Comme plusieurs de ces démonolâtres, entre autres Labéon, assurent qu’on donne aussi le nom d’anges à ceux qu’ils appellent démons, il est nécessaire, pour ne point paraître disputer sur les mots, que je dise quelque chose des bons anges. Les Platoniciens ne nient point leur existence, mais ils aiment mieux les appeler bons démons. Pour nous, nous voyons bien que l’Ecriture, selon laquelle nous sommes chrétiens, distingue les bons et les mauvais anges, mais elle ne parle jamais des bons démons. En quelque endroit des livres saints que l’on trouve le mot démons, il désigne toujours les esprits malins. Ce sens est tellement passé en usage que, parmi les païens mêmes, qui veulent qu’on adore plusieurs dieux et plusieurs démons, il n’y en a aucun, si lettré et si docte qu’il soit, qui osât dire à son esclave en manière de louange : Tu es un démon, et qui pût douter que ce propos, adressé à qui que ce soit, ne fût pris pour une injure. Mais à quoi bon nous étendre davantage sur le mot démon, alors qu’il n’est presque personne qui ne le prononce en mauvaise part, et que nous pouvons aisément éviter l’équivoque en nous servant du mot ange ?

CHAPITRE XX.
DE LA SCIENCE QUI REND LES DÉMONS SUPERBES.

Toutefois, si nous consultons les livres saints, l’origine même du mot démon présente une particularité qui mérite d’être connue. Il vient d’un mot grec qui signifie savant[1]. Or, l’Apôtre, inspiré du Saint-Esprit, dit : « La science enfle, mais la charité édifie[2] » ; ce qui signifie que la science ne sert qu’à condition d’être accompagnée par la charité, sans laquelle elle enfle le cœur et le remplit du vent de la vaine gloire. Les démons ont donc la science, mais sans la charité, et c’est ce qui les enfle d’une telle superbe qu’ils ont exigé les honneurs et le culte qu’ils savent n’être dus qu’au vrai Dieu, et l’exigent encore de tous ceux qu’ils peuvent séduire. Contre cette superbe des démons, sous le joug de laquelle le genre humain était courbé pour sa juste punition, s’élève la puissance victorieuse de l’humilité qui nous montre un Dieu sous la forme d’un esclave ; mais c’est ce que ne comprennent pas les hommes dont l’âme est enflée d’une impureté fastueuse, semblables aux démons par la superbe, non par la science.

CHAPITRE XXI.
JUSQU’À QUEL POINT LE SEIGNEUR A VOULU SE DÉCOUVRIR AUX DÉMONS.

Quant aux démons, ils le savent si bien, qu’ils disaient au Seigneur revêtu de l’infirmité de la chair : « Qu’y a-t-il entre toi et nous, Jésus de Nazareth ? es-tu venu pour nous perdre avant le temps[3] ? » Il est clair par ces paroles qu’ils avaient la connaissance de ce grand mystère, mais qu’ils n’avaient pas la charité. Assurément ils n’aimaient pas en Jésus la justice et ils craignaient de lui leur châtiment. Or, ils l’ont connu autant qu’il l’a voulu, et il l’a voulu autant qu’il le fallait ; mais il s’est fait connaître à eux, non pas tel qu’il est connu des anges qui jouissent de lui comme verbe de Dieu, et participent à son éternité, mais autant qu’il était nécessaire pour les frapper de terreur, c’est-à-dire à titre de libérateur des âmes prédestinées pour son

  1. Δαήμωον ; c’est l’étymologie donnée par Platon dans le Cratyle. Voyez ce dialogue, page 398 B. — Comp. Mart. Capella, livre ii, p. 39.
  2. I Cor. viii, 1.
  3. Marc, i, 24 ; cf. Matt. viii, 29.