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LA CITÉ DE DIEU.

façon presque inintelligible que le monde a toujours été fait, ils semblent, il est vrai, mettre par là Dieu à couvert d’une témérité fortuite, et empêcher qu’on ne croie qu’il ne lui soit venu tout d’un coup quelque chose en l’esprit qu’il n’avait pas auparavant, c’est-à-dire une volonté nouvelle de créer le monde, à lui qui est incapable de tout changement ; mais je ne vois pas comment cette opinion peut subsister à d’autres égards et surtout à l’égard de l’âme. Soutiendront-ils qu’elle est coéternelle à Dieu ? mais comment expliquer alors d’où lui est survenue une nouvelle misère qu’elle n’avait point eue pendant toute l’éternité ? En effet, s’ils disent qu’elle a toujours été dans une vicissitude de félicité et de misère, il faut nécessairement qu’ils disent qu’elle sera toujours dans cet état ; d’où s’ensuivra cette absurdité qu’elle est heureuse sans l’être, puisqu’elle prévoit sa misère et sa difformité à venir. Et si elle ne la prévoit pas, si elle croit devoir être toujours heureuse, elle n’est donc heureuse que parce qu’elle se trompe, ce que l’on ne peut avancer sans extravagance. S’ils disent que dans l’infinité des siècles passés elle a parcouru une continuelle alternative de félicité et de misère, mais qu’immédiatement après sa délivrance elle ne sera plus sujette à cette vicissitude, il faut donc toujours qu’ils tombent d’accord qu’elle n’a jamais été vraiment heureuse, qu’elle commencera à l’être dans la suite, et qu’ainsi il lui surviendra quelque chose de nouveau et une chose extrêmement importante qui ne lui était jamais arrivée dans toute l’éternité. Nier que la cause de cette nouveauté n’ait toujours été dans les desseins éternels de Dieu, c’est nier que Dieu soit l’auteur de sa béatitude : sentiment qui serait d’une horrible impiété. S’ils prétendent d’un autre côté que Dieu a voulu, par un nouveau dessein, que l’âme soit désormais éternellement bienheureuse, comment le défendront-ils de cette mutabilité dont ils avouent eux-mêmes qu’il est exempt ? Enfin, s’ils confessent qu’elle a été créée dans le temps, mais qu’elle subsistera éternellement, comme les nombres qui ont un commencement et point de fin[1], et qu’ainsi, après avoir éprouvé la misère, elle n’y retombera plus, lorsqu’elle sera une fois délivrée, ils avoueront sans doute aussi que cela se fait sans qu’il arrive aucun changement dans les desseins immuables de Dieu. Qu’ils croient donc de même que le monde a pu être créé dans le temps, sans que Dieu en le créant ait changé de dessein et de volonté.

CHAPITRE V.
IL NE FAUT PAS PLUS SE FIGURER DES TEMPS INFINIS AVANT LE MONDE QUE DES LIEUX INFINIS AU-DELÀ DU MONDE.

D’ailleurs, que ceux qui, admettant avec nous un Dieu créateur, ne laissent pas de nous faire des difficultés sur le moment où a commencé la création, voient comment ils nous satisferont eux-mêmes touchant le lieu où le monde a été créé. De même qu’ils veulent que nous leur disions pourquoi il a été créé à un certain moment plutôt qu’auparavant, nous pouvons leur demander pourquoi il a été créé où il est plutôt qu’autre part. En effet, s’ils s’imaginent avant le monde des espaces infinis de temps, où il ne leur semble pas possible que Dieu soit demeuré sans rien faire, qu’ils s’imaginent donc aussi hors du monde des espaces infinis de lieux ; et si quelqu’un juge impossible que le Tout-Puissant soit resté oisif au milieu de tous ces espaces sans bornes, ne sera-t-il pas obligé d’imaginer, comme Epicure, une infinité de mondes, avec cette seule différence qu’Epicure veut qu’ils soient formés et détruits par le concours fortuit des atomes, au lieu que ceux-ci diront, selon leurs principes, que tous ces mondes sont l’ouvrage de Dieu et ne peuvent être détruits. Car il ne faut pas oublier que nous discutons ici avec des philosophes persuadés comme nous que Dieu est incorporel et qu’il a créé tout ce qui n’est pas lui. Quant aux autres, ils ne méritent pas d’avoir part à une discussion religieuse, et si les adversaires que nous avons choisis ont surpassé tous les autres en gloire et en autorité, c’est uniquement pour avoir approché de plus près de la vérité, quoiqu’ils en soient encore fort éloignés. Diront-ils donc que la substance divine, qu’ils ne limitent à aucun lieu, mais qu’ils reconnaissent être tout entière partout (sentiment bien digne de la divinité), est absente de ces grands espaces qui sont hors du monde, et n’occupe que le petit espace où le monde est

  1. Les nombres, dit fort bien un savant commentateur de la Cité de Dieu, L. Vivès, les nombres ont un commencement, savoir : l’unité ; ils n’ont point de fin, en ce sens que la suite des nombres est indéfinie, nul nombre, si grand qu’il soit, n’étant le plus grand possible.