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LA CITÉ DE DIEU.

qu’à proprement parler, le fruit concerne la jouissance et l’usage l’utilité, et qu’il y a cette différence entre jouir d’une chose et s’en servir, qu’en jouir, c’est l’aimer pour elle-même, et s’en servir, c’est l’aimer pour une autre fin[1], d’où vient que nous ne devons qu’user des choses passagères, afin de mériter de jouir des éternelles, et ne pas faire comme ces misérables qui veulent jouir de l’argent et se servir de Dieu, n’employant pas l’argent pour Dieu, mais adorant Dieu pour l’argent. Toutefois, à prendre ces mots dans l’acception la plus ordinaire, nous usons des fruits de la terre, quoique nous ne fassions que nous en servir. C’est donc en ce sens que j’emploie le nom d’usage en parlant des trois choses propres à l’artisan, savoir la nature, l’art ou la science, et l’usage. Les philosophes ont tiré de là leur division de la science qui sert à acquérir la vie bienheureuse, en naturelle, à cause de la nature, rationnelle à cause de la science, et morale à cause de l’usage. Si nous étions les auteurs de notre nature, nous serions aussi les auteurs de notre science et nous n’aurions que faire des leçons d’autrui ; il suffirait pareillement, pour être heureux, de rapporter notre amour à nous-mêmes et de jouir de nous ; mais puisque Dieu est l’auteur de notre nature, il faut, si nous voulons connaître le vrai et posséder le bien, qu’il soit notre maître de vérité et notre source de béatitude.

CHAPITRE XXVI.
L’IMAGE DE LA TRINITÉ EST EN QUELQUE SORTE EMPREINTE DANS L’HOMME, AVANT MÊME QU’IL NE SOIT DEVENU BIENHEUREUX.

Nous trouvons en nous une image de Dieu, c’est-à-dire de cette souveraine Trinité, et, bien que la copie ne soit pas égale au modèle, ou, pour mieux dire, qu’elle en soit infiniment éloignée, puisqu’elle ne lui est ni coéternelle ni consubstantielle, et qu’elle a même besoin d’être réformée pour lui ressembler en quelque sorte, il n’est rien néanmoins, entre tous les ouvrages de Dieu, qui approche de plus près de sa nature. En effet, nous sommes, nous connaissons que nous sommes, et nous aimons notre être et la connaissance que nous en avons. Aucune illusion n’est possible sur ces trois objets ; car nous n’avons pas besoin pour les connaître de l’intermédiaire d’un sens corporel, ainsi qu’il arrive des objets qui sont hors de nous, comme la couleur qui n’est pas saisie sans la vue, le son sans l’ouïe, les senteurs sans l’odorat, les saveurs sans le goût, le dur et le mou sans le toucher, toutes choses sensibles dont nous avons aussi dans l’esprit et dans la mémoire des images très-ressemblantes et cependant incorporelles, lesquelles suffisent pour exciter nos désirs ; mais je suis très-certain, sans fantôme et sans illusion de l’imaginative, que j’existe pour moi-même, que je connais et que j’aime mon être. Et je ne redoute point ici les arguments des académiciens ; je ne crains pas qu’ils me disent : Mais si vous vous trompez ? Si je me trompe, je suis ; car celui qui n’est pas ne peut être trompé, et de cela même que je suis trompé, il résulte que je suis. Comment donc me puis-je tromper, en croyant que je suis, du moment qu’il est certain que je suis, si je suis trompé ? Ainsi, puisque je serais toujours, moi qui serais trompé, quand il serait vrai que je me tromperais, il est indubitable que je ne puis me tromper, lorsque je crois que je suis[2]. Il suit de là que, quand je connais que je connais, je ne me trompe pas non plus ; car je connais que j’ai cette connaissance de la même manière que je connais que je suis. Lorsque j’aime ces deux choses, j’y en ajoute une troisième qui est mon amour, dont je ne suis pas moins assuré que des deux autres. Je ne me trompe pas, lorsque je pense aimer, ne pouvant pas me tromper touchant les choses que j’aime : car alors même que ce que j’aime serait faux, il serait toujours vrai que j’aime une chose fausse. Et comment serait-on fondé à me blâmer d’aimer une chose fausse, s’il était faux que je l’aimasse ? Mais l’objet de mon amour étant certain et véritable, qui peut douter de la certitude et de la vérité de mon amour ? Aussi bien, vouloir ne pas être, c’est aussi impossible que vouloir ne pas être heureux ; car comment être heureux, si l’on n’est pas ?

  1. Comp. saint Augutin, De doctr. chris., lib. i, n. 3-5, et De Trinit., lib. X, n. 13.
  2. Ce raisonnement, très-familier à saint Augustin et qu’il a reproduit dans plusieurs de ses ouvrages (notamment dans le De Trinitate, lib. X, cap. 10, dans le De lib. arb., lib. ii, cap. 3, et dans les Soliloques, livre i, cap. 3), contient le germe d’où devait sortir, douze siècles plus tard, le Cogito, ergo sum et toute la philosophie moderne. Voyez Descartes, Discours de la méthode, 4e partie ; Méditationsi et ii ; Lettres, tome viii de l’édition de M. Cousin, p. 421 ; comp. Pascal, Pensées, p. 469 de l’édition de M. Havet.