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LA CITÉ DE DIEU.

S’il en va de la sorte, puisque cette créature a un tel degré d’excellence que sa mutabilité ne l’empêche pas de trouver la béatitude dans son union avec le souverain bien, et puisqu’elle ne peut ni combler son indigence qu’en étant souverainement heureuse, ni être heureuse que par Dieu, il faut conclure que, pour elle, ne pas s’unir à Dieu, c’est un vice. Or, tout vice nuit à la nature et par conséquent lui est contraire. Dès lors la créature qui ne s’unit pas à Dieu diffère de celle qui s’unit à lui, non par nature, mais par vice. Et ce vice même marque la grandeur et la dignité de sa nature, le vice étant blâmable et odieux par cela même qu’il déshonore la nature. Lorsqu’on dit que la cécité est le vice des yeux, on témoigne que la vue leur est naturelle, et lorsqu’on dit que la surdité est le vice des oreilles, on affirme que l’ouïe appartient à leur nature ; de même donc, lorsqu’on dit que le vice de la créature angélique est de ne pas être unie à Dieu, on déclare qu’il est de sa nature de lui être unie. Quelle gloire plus haute que d’être uni à Dieu de telle sorte qu’on vive pour lui, qu’on n’ait de sagesse et de joie que par lui, et qu’on possède un si grand bien sans que la mort, l’erreur et la souffrance puissent nous le ravir ! comment élever sa pensée à ce comble de béatitude, et qui trouvera des paroles pour l’exprimer dignement ? Ainsi, tout vice étant nuisible à la nature, le vice même des mauvais anges, qui les tient séparés de Dieu, fait éclater l’excellence de leur nature, à qui rien ne peut nuire que de ne pas s’attacher à Dieu.

CHAPITRE II.
AUCUNE ESSENCE N’EST CONTRAIRE A DIEU, TOUT CE QUI N’EST PAS DIFFÉRENT ABSOLUMENT DE CELUI QUI EST SOUVERAINEMENT ET TOUJOURS.

J’ai dit tout cela de peur qu’on ne se persuade, quand je parle des anges prévaricateurs, qu’ils ont pu avoir une autre nature que celle des bons anges, la tenant d’un autre principe et n’ayant point Dieu pour auteur. Or, il sera d’autant plus aisé de se défendre de cette erreur impie[1] que l’on comprendra mieux ce que Dieu dit par la bouche d’un ange, quand il envoya Moïse vers les enfants d’Israël : « Je suis celui qui suis[2] ». Dieu, en effet, étant l’essence souveraine, c’est-à-dire étant souverainement et par conséquent étant immuable, quand il a créé les choses de rien, il leur a donné l’être, à la vérité, mais non l’être suprême qui est le sien ; il leur a donné l’être, dis-je, aux unes plus, aux autres moins, et c’est ainsi qu’il a établi des degrés dans les natures des essences. De même que du mot sapere s’est formé sapientia, ainsi du mot esse on a tiré essentia, mot nouveau en latin, dont les anciens auteurs ne se sont pas servis[3], mais qui est entré dans l’usage pour que nous eussions un terme correspondant à l’ousia des Grecs. Il suit de là qu’aucune nature n’est contraire à cette nature souveraine qui a fait être tout ce qui est, aucune, dis-je, excepté celle qui n’est pas. Car le non-être est le contraire de l’être. Et, par conséquent, il n’y a point d’essence qui soit contraire à Dieu, c’est-à-dire à l’essence suprême, principe de toutes les essences, quelles qu’elles soient.

CHAPITRE III.
LES ENNEMIS DE DIEU NE LE SONT POINT PAR LEUR NATURE, MAIS PAR LEUR VOLONTÉ.

L’Ecriture appelle ennemis de Dieu ceux qui s’opposent à son empire, non par leur nature, mais par leurs vices ; or, ce n’est point à Dieu qu’ils nuisent, mais à eux-mêmes. Car ils sont ses ennemis par la volonté de lui résister, non par le pouvoir d’y réussir. Dieu, en effet, est immuable et par conséquent inaccessible à toute dégradation. Ainsi donc le vice qui fait qu’on résiste à Dieu est un mal, non pour Dieu, mais pour ceux qu’on appelle ses ennemis. Et pourquoi cela, sinon parce que ce vice corrompt en eux un bien, savoir le bien de leur nature ? Ce n’est donc pas la nature, mais le vice qui est contraire à Dieu. Ce qui est mal, en effet, est contraire au bien. Or, qui niera que Dieu ne soit le souverain bien ? Le vice est donc contraire à Dieu, comme le mal au bien. Cette nature, que le vice a corrompue, est aussi un bien sans doute, et, par conséquent, le vice est absolument contraire à ce bien ; mais voici la différence : s’il est contraire à Dieu, c’est seulement comme mal, tandis qu’il est contraire doublement à la nature corrompue, comme mal et comme chose nuisible. Le mal, en effet, ne peut nuire

  1. C’est l’erreur des Manichéens.
  2. Exod. III, 14.
  3. Quintilien cite (Instit., lib. ii, cap. 15, § 2, et lib. iii, cap. 6, § 23) le philosophe stoïcien Papinius Fabianus Plautus comme s’étant servi des mots ens et essentia.