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LIVRE IV. — À QUI EST DUE LA GRANDEUR DES ROMAINS.

ment ce qui est la chimère du bonheur et ce qui en est la réalité. C’est pourquoi, quand la religion du vrai Dieu est établie sur la terre, quand fleurit avec le culte légitime la pureté des mœurs, alors il est avantageux que les bons règnent au loin et maintiennent longtemps leur empire, non pas tant pour leur avantage que dans l’intérêt de ceux à qui ils commandent. Quant à eux, leur piété et leur innocence, qui sont les grands dons de Dieu, suffisent pour les rendre véritablement heureux dans cette vie et dans l’autre. Mais il en va tout autrement des méchants. La puissance, loin de leur être avantageuse, leur est extrêmement nuisible, parce qu’elle ne leur sert qu’à faire plus de mal. Quant à ceux qui la subissent, ce qui leur est avant tout préjudiciable, ce n’est pas la tyrannie d’autrui, mais leur propre corruption ; car tout ce que les gens de bien souffrent de l’injuste domination de leurs maîtres n’est pas la peine de leurs fautes, mais l’épreuve de leur vertu. C’est pourquoi l’homme de bien dans les fers est libre, tandis que le méchant est esclave jusque sur le trône ; et il n’est pas esclave d’un seul homme, mais il a autant de maîtres que de vices[1]. L’Écriture veut parler de ces maîtres, quand elle dit : « Chacun est esclave de celui qui l’a vaincu[2] ».

CHAPITRE IV.
LES EMPIRES, SANS LA JUSTICE, NE SONT QUE DES RAMAS DE BRIGANDS.

En effet, que sont les empires sans la justice, sinon de grandes réunions de brigands ? Aussi bien, une réunion de brigands est-elle autre chose qu’un petit empire, puisqu’elle forme une espèce de société gouvernée par un chef, liée par un contrat, et où le partage du butin se fait suivant certaines règles convenues ? Que cette troupe malfaisante vienne à augmenter en se recrutant d’hommes perdus, qu’elle s’empare de places pour y fixer sa domination, qu’elle prenne des villes, qu’elle subjugue des peuples, la voilà qui reçoit le nom de royaume, non parce qu’elle a dépouillé sa cupidité, mais parce qu’elle a su accroître son impunité. C’est ce qu’un pirate, tombé au pouvoir d’Alexandre le Grand, sut fort bien lui dire avec beaucoup de raison et d’esprit. Le roi lui ayant demandé pourquoi il troublait ainsi la mer, il lui repartit fièrement : « Du même droit que tu troubles la terre. Mais comme je n’ai qu’un petit navire, on m’appelle pirate, et parce que tu as une grande flotte, on t’appelle conquérant[3] ».

CHAPITRE V.
LA PUISSANCE DES GLADIATEURS FUGITIFS FUT PRESQUE ÉGALE À CELLE DES ROIS.

En conséquence, je ne veux point examiner quelle espèce de gens ramassa Romulus pour composer sa ville ; car aussitôt que le droit de cité dont il les gratifia les eut mis à couvert des supplices qu’ils méritaient et dont la crainte pouvait les porter à des crimes nouveaux et plus grands encore, ils devinrent plus doux et plus humains. Je veux seulement rappeler ici un événement qui causa de graves difficultés à l’empire romain et le mit à deux doigts de sa perte, dans un temps où il était déjà très-puissant et redoutable à tous les autres peuples. Ce fut quand un petit nombre de gladiateurs de la Campanie, désertant les jeux de l’amphithéâtre, levèrent une armée considérable sous la conduite de trois chefs et ravagèrent cruellement toute l’Italie. Qu’on nous dise par le secours de quelle divinité, d’un si obscur et si misérable brigandage ils parvinrent à une puissance capable de tenir en échec toutes les forces de l’empire ! Conclura-t-on de la courte durée de leurs victoires que les dieux ne les ont point assistés ? Comme si la vie de l’homme, quelle qu’elle soit, était jamais de longue durée ! À ce compte, les dieux n’aideraient personne à s’emparer du pouvoir, personne n’en jouissant que peu de temps, et on ne devrait point tenir pour un bienfait ce qui dans chaque homme et successivement dans tous les hommes s’évanouit comme une vapeur. Qu’importe à ceux qui ont servi les dieux sous Romulus et qui sont morts depuis longues années, qu’après eux l’empire se soit élevé au comble de la grandeur, lorsqu’ils sont réduits pour leur propre compte à défendre leur cause dans les enfers ? Qu’elle soit bonne ou mauvaise, cela ne fait rien à la question ; mais enfin, tous tant qu’ils

  1. Saint Augustin prend ici le plus pur de la morale stoïcienne pour le combiner avec l’esprit chrétien. Comp. Cicéron, paradoxe v.
  2. II Petr., II, 19.
  3. Cette anecdote est probablement empruntée au livre iii de la République de Cicéron. Voyez Nonius Marcellus, page 318, 14, et page 534, 15.