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LA CITÉ DE DIEU.

ceux qui la méprisent ? Que si ceux qui l’adorent se flattent, par leurs hommages, de fixer son attention et ses faveurs, elle a donc égard aux mérites et n’arrive pas fortuitement. Mais alors que devient la définition de la Fortune, et comment peut-on dire qu’elle se nomme ainsi parce qu’elle arrive fortuitement ? De deux choses l’une : ou il est inutile de la servir, si elle est vraiment la Fortune ; ou si elle sait discerner ceux qui l’adorent, elle n’est plus la Fortune. Est-il vrai aussi que Jupiter l’envoie où il lui plaît ? Si cela est, qu’on ne serve donc que Jupiter, la Fortune étant incapable de résister à ses ordres et devant aller où il l’envoie ; ou du moins qu’elle n’ait pour adorateurs que les méchants et ceux qui ne veulent rien faire pour mériter et obtenir les dons de la Félicité.

CHAPITRE XIX.
DE LA FORTUNE FÉMININE.

Les païens ont tant de respect pour cette prétendue déesse Fortune, qu’ils ont très-soigneusement conservé une tradition suivant laquelle la statue, érigée en son honneur par les matrones romaines sous le nom de Fortune féminine, aurait parlé et dit plusieurs fois que cet hommage lui était agréable. Le fait serait-il vrai, on ne devrait pas être fort surpris, car il est facile aux démons de tromper les hommes. Mais ce qui aurait dû ouvrir les yeux aux païens, c’est que la déesse qui a parlé est celle qui se donne au hasard, et non celle qui a égard aux mérites. La Fortune a parlé, dit-on, mais la Félicité est restée muette ; pourquoi cela, je vous prie, sinon pour que les hommes se missent peu en peine de bien vivre, assurés qu’ils étaient de la protection de la déesse aux aveugles faveurs ? Et en vérité, si la Fortune a parlé, mieux eût valu que ce fût la Fortune virile[1] que la Fortune féminine, afin de ne pas laisser croire que ce grand miracle n’est en réalité qu’un bavardage de matrones.

CHAPITRE XX.
DE LA VERTU ET DE LA FOI, QUE LES PAÏENS ONT HONORÉES COMME DES DÉESSES PAR DES TEMPLES ET DES AUTELS, OUBLIANT QU’IL Y A BEAUCOUP D’AUTRES VERTUS QUI ONT LE MÊME DROIT À ÊTRE TENUES POUR DES DIVINITÉS.

Ils ont fait une déesse de la Vertu, et certes, s’il existait une telle divinité, je conviens qu’elle serait préférable à beaucoup d’autres ; mais comme la vertu est un don de Dieu, et non une déesse, ne la demandons qu’à Celui qui seul peut la donner, et toute la tourbe des faux dieux s’évanouira. Pourquoi aussi ont-ils fait de la Foi une déesse, et lui ont-ils consacré un temple et un autel[2] ? L’autel de la Foi est dans le cœur de quiconque est assez éclairé pour la posséder. D’où savent-ils d’ailleurs ce que c’est que la Foi, dont le meilleur et le principal ouvrage est de faire croire au vrai Dieu ? Et puis le culte de la Vertu ne suffisait-il pas ? La Foi n’est-elle pas où est la Vertu ? Eux-mêmes n’ont-ils pas divisé la Vertu en quatre espèces : la prudence, la justice, la force et la tempérance[3] ? Or, la foi fait partie de la justice, surtout parmi nous qui savons que « le juste vit de la foi[4] ». Mais je m’étonne que des gens si disposés à multiplier les dieux, et qui faisaient une déesse de la Foi, aient cruellement offensé plusieurs déesses en négligeant de diviniser toutes les autres vertus. La Tempérance, par exemple, n’a-t-elle pas mérité d’être une déesse, ayant procuré tant de gloire à quelques-uns des plus illustres Romains ? Pourquoi la Force n’a-t-elle pas des autels, elle qui assura la main de Mucius Scévola[5] sur le brasier ardent, elle qui précipita Curtius[6] dans un gouffre pour le bien de la patrie, elle enfin qui inspira aux deux Décius[7] de dévouer leur vie au salut de l’armée, si toutefois il est vrai que ces Romains eussent la force véritable, ce que nous n’avons pas à examiner présentement. Qui empêche aussi que la Sagesse et la Prudence ne figurent au rang des déesses ? Dira-t-on qu’en honorant la Vertu en général, on honore toutes ces vertus ? À ce compte, on pourrait donc aussi n’adorer qu’un seul Dieu, si on croit que tous les dieux ne sont que des parties du Dieu suprême. Enfin la Vertu comprend aussi la Foi et la Chasteté, qui ont été jugées dignes d’avoir leurs autels propres dans des temples séparés.

  1. Plutarque assure qu’il y avait à Rome un temple dédié par le roi Ancus Martius à la Fortune virile (De fort. Roman., p. 318, F. — Comp. Ovide, Fastes, lib. iv, vers 145 et seq.)
  2. Ce temple était l’ouvrage du roi Numa, selon Tite-Live, lib. i, cap. 21.
  3. Cette classification des vertus est de Platon. Voyez la République, livre iv et ailleurs. Voyez aussi Cicéron, De offic., lib. i.
  4. Habac. ii, 4.
  5. Voyez Tite-Live, lib. ii, cap. 12.
  6. Voyez Tite-Live, lib. vii, cap. 6.
  7. Voyez Tite-Live, lib. viii, cap. 9, et lib. x, cap. 28.